Faux Man Ray, vrais principes et fausses naïvetés

Le marché s’est construit sur des notions floues et ignore des pratiques spécifiques.

Le Journal des Arts

Le 24 avril 1998 - 1086 mots

L’affaire des faux Man Ray est d’abord le symptôme d’un écartèlement entre un marché photographique “haussier�?, qui fonctionne comme le marché de l’art, et les réalités historiques et pragmatiques du médium photographique. Tandis qu’on s’ingénie à rechercher dans cette affaire de faux ce qui serait vrai ou faux – images et témoignages –, ne faudrait-il pas aussi savoir de quoi on parle ? Car chacun utilise des notions mal définies et non partagées, en toute méconnaissance des pratiques depuis longtemps légitimes en photographie. Le marché n’est-il pas installé sur de fausses vérités ?

PARIS - Rappelons très brièvement les faits (lire le JdA n° 58) : un collectionneur a acheté environ soixante-dix tirages de Man Ray, signés et datés des années vingt et trente, censés être d’époque – “vintage” – et accompagnés de quelques certificats d’expert, pour une somme de dix millions de francs (mais la valeur réelle, au cours actuel, serait à multiplier par vingt). Après examen de certains papiers de tirage, commercialisés par Agfa seulement en 1992-1994, et après avoir récupéré par transaction la moitié de sa mise, l’investisseur abusé a porté plainte.

On pourrait tout d’abord s’interroger sur la notion de “faux” en examinant les différents éléments susceptibles d’être faux. Que pourrait-on qualifier de “faux” dans une photographie ? Est-ce l’image elle-même ? Non, elle est bien “de Man Ray”, et tous les protagonistes en sont bien convaincus.
Est-ce le négatif ? Si la prise de vue (négatif original) est bien due à Man Ray, il est possible que le tirage incriminé soit en revanche issu d’un internégatif (double d’un négatif original) ou d’un contretype (prise de vue d’un premier tirage). Est-ce le cadrage ? S’il est inhabituel ou inédit, rien ne permet pour autant de le rejeter ; en tout cas, chez certains photographes, le recadrage est systématique – pour Man Ray, notamment, qui l’indiquait sur un “contact”. Est-ce le tirage ? Les photographies de Man Ray n’ayant en général pas été tirées par Man Ray lui-même, on ne peut en faire un facteur d’authenticité. Est-ce le support ? Il s’agit d’un papier argentique Agfa, datant soit des années trente, soit des années soixante-dix, soit de 1992 – et dans ce dernier cas, fabriqué “à l’ancienne”. Ces papiers ne sont ni faux ni vrais, ils seraient seulement trompeurs, selon l’usage qu’on en fait – que penser alors d’un fabricant commercialisant un papier à l’ancienne ? Est-ce le certificat d’expert ? Il se borne apparemment à qualifier un tirage d’“ancien et authentique”, sans plus. Est-ce la signature et la date ? On sait que Man Ray datait systématiquement les tirages sur l’épreuve, en les signant, de la date de prise de vue et non de la date de tirage ou de signature, ce qui n’est pas répréhensible quoique dommageable. Quant à la signature elle-même – qui a passé le cap de toutes les expertises –, n’étant pas inimitable, elle est manifestement susceptible de ne pas être de sa main. On ajoutera qu’un connaisseur en photo se fiera plutôt, pour juger, à la qualité du tirage et à son “œil” qu’à une belle signature.

La notion de “vintage”
Si l’on en croit même les commentaires parus à propos de ces tirages, ils seraient à certains égards plus que vrais : superbes, de très belles tonalités à la Man Ray – tellement beaux qu’on les suppose retravaillés numériquement –, montrant des cadrages inusités, s’apparentant à des essais privés, comparables à des épreuves d’artistes en gravure. Dans ces conditions, il n’y aurait guère que le prix payé pour être “faux”, c’est-à-dire sans rapport avec la marchandise attendue. Or, un terme revient constamment dans les récriminations, celui de “vintage”, terme anglo-saxon emprunté au vocabulaire vinicole français pour désigner (en principe) un tirage (approximativement) d’époque exécuté avec le négatif d’origine (?), par le photographe lui-même ou sous son “contrôle” – ce qui laisse beaucoup de latitude. Mais cette notion de vintage, et le terme lui-même qui n’appartient en rien au vocabulaire historique de la photographie, a été inventée dans les années soixante-dix, au moment où ce marché s’est organisé, pour ordonner les hiérarchies commerciales de la photographie (qui font d’un vintage un facteur de forte plus-value).

On peut effectivement se demander si cette organisation complexe, propre à encadrer et raréfier un marché d’objets d’art très spécifiques – des vintages en nombre réduit, puisque personne ne prévoyait que l’on spéculerait un jour sur eux... –, a quelque chose à voir avec la réalité de la photographie. Ces contrefaçons stigmatisées avec véhémence sont après tout dans la logique de la pratique photographique : le tirage est rarement fait par le photographe (même un tirage de collection) ; la photographie est propre à être multipliée sous différents formats et différentes qualités pour différents usages (on a ainsi multiplié, même autrefois, les tirages d’exposition, de presse, d’édition ou d’hommage gratuit) ; et l’image reste authentique dans ces diversités, reconnue valide par tous. L’internégatif est une pratique de sauvegarde pour tous les laboratoires, une pratique aussi vieille que la photo – imagine-t-on qu’on manipule à chaque tirage le négatif hyper-précieux d’une image célèbre de Kertész ou de Lartigue ? Le contretype est moins bien admis, mais très utile quand on a perdu le négatif... Et encore faut-il compter avec la présence d’ayants droit peu techniciens – dans le cas de la succession de Man Ray, par exemple –, confrontés depuis deux décennies à des hiérarchies qualitatives peu explicites (fondées sur un hypothétique pouvoir d’expertise de l’œil).

La particularité de la photographie
Autrement dit, ce qui fait la particularité de la photographie par rapport à la peinture (pas de notion d’œuvre unique, mais conservation de l’œuvre dans ses multiples formes reproductives) est contradictoire avec la notion de faux en photographie (un objet par nature multiple et indéfini). Lorsque les “collectionneurs” constituent des ensembles spéculatifs à seule fin d’alimenter quelques grands musées, la situation très artificielle créée par ce marché ne peut qu’engendrer des appétits, faciles à satisfaire avec les techniques de reproduction naturelles en photographie.

L’authenticité d’une photographie – d’un tirage – se définit par sa situation dans un ensemble de pratiques, de circulations d’objets et de fonctionnalités : une photographie est censée être authentique par rapport aux intentions qui l’ont engendrée. Mais si elle est déclarée fausse, par rapport à quelle vérité serait-elle fausse ? Il n’est peut-être pas juste d’appliquer à la photographie une pseudo-éthique empruntée à l’œuvre d’art. Quand le collectionneur bafoué déclare : “Je veux la vérité ; j’en fais une affaire de principe”, au moins aura-t-on appris à cerner quelques principes.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°59 du 24 avril 1998, avec le titre suivant : Faux Man Ray, vrais principes et fausses naïvetés

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