Entretien

Étienne Robial, graphiste et directeur artistique : « Nous n’avons aucune culture graphique »

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 5 septembre 2019 - 1216 mots

À 73 ans, le graphiste, célèbre pour son habillage visuel de la chaîne Canal+, n’a rien perdu de son franc-parler.

Éditeur de bande dessinée, graphiste et directeur artistique de Canal+ de 1984 à 2009, Étienne Robial, né en 1945 à Rouen, est actuellement exposé à la Maison d’art Bernard-Anthonioz à Nogent-sur-Marne. Il revient avec nous sur son parcours et s’exprime sur le graphisme en France.

Après avoir suivi les cours de l’École des beaux-arts de Rouen, puis ceux de l’École des arts et métiers de Vevey, en Suisse, vous avez débuté dans le métier de manière on ne peut plus originale…

En effet, je faisais mon service militaire à Berlin, à la fin des années 1960. Le soir, après mes heures réglementaires, je dessinais des pochettes de disques à l’aérographe et je les envoyais à Paris, par la poste, à la compagnie de disques Barclay. Mon travail leur a plu, si bien qu’ils m’ont passé commande pour une collection baptisée « Jazz Héritage ». C’était du jazz « ancien », du genre Oscar Peterson ou Fletcher Henderson. Je n’aimais pas trop cette musique, mais la firme était satisfaite de mes créations. J’ai réalisé une centaine de pochettes.

Embauché par le groupe Filipacchi à votre retour en France, vous entamez une carrière de directeur artistique dans la presse et, en parallèle, vous reprenez la librairie de bande dessinée Futuropolis, à Paris, qui deviendra une maison d’édition incontournable. Racontez-nous…

J’ai repris cette librairie avec celle qui était alors ma femme, la dessinatrice Florence Cestac. On faisait venir notamment des comics américains – Robert Crumb, Steve Clay Wilson, Frank Frazetta… – ou des fumetti de l’Italien Hugo Pratt que l’on rééditait à notre manière. Nous avons ainsi vendu mille Little Nemo de Winsor McCay. Puis on s’est mis à éditer vraiment, en choisissant nos auteurs : Jacques Tardi, Enki Bilal, Martin Veyron, Jacques de Loustal, Jean-Claude Götting, ainsi que des dissidents du magazine Pilote, tels Gotlib, Claire Bretécher, Fred et Mandryka. Dans l’arrière-boutique ont aussi été fondées plusieurs revues consacrées à la bande dessinée, comme L’Écho des savanes ou, avec le journaliste Jean-Pierre Dionnet, Métal Hurlant, puis (À Suivre).

Au début des années 1980, le journaliste Pierre Lescure vous invite à plonger dans l’aventure Canal+, soit vingt-cinq ans de direction artistique. Vous êtes un peu l’inventeur, en France, de ce que l’on appelle l’« habillage télévisuel »…

Bien avant le lancement de Canal+, fin 1984, nous étions installés, à Londres, au secret, pour y mener nos premières expériences et dessiner tous les habillages de la chaîne. Nous travaillions avec la première palette graphique ou le logiciel Mirage, qui faisait apparaître et disparaître les écritures. J’ai mis en place des tracés régulateurs, des proportions, des grilles, des gabarits… À l’époque, sur les autres chaînes, les couleurs étaient arbitraires et destructrices. À l’inverse, nous recherchions une forme d’élégance, d’où cette base en noir et blanc qui est devenue le faire-valoir de la chaîne. L’habillage télévisuel est, en réalité, une métaphore. J’ai dit à Pierre Lescure : « C’est comme un costume, je te dessine trois vestes, trois pantalons, trois chemises et trois cravates, et tu joues avec en les intercalant à l’envi. »

Outre les 4 700 génériques pour Canal+, vous avez aussi dessiné 1 000 logos, de M6 à Taxis G7, d’Unifrance à i-Télé, du CNC [Centre national du cinéma] au PSG… Quel est le secret d’un bon logo ?

Je préfère parler de « marque » plutôt que de « logotype ». Un logotype sert à identifier une société. Il doit remplir impérativement quatre fonctions : identification, information, hiérarchisation et harmonie. Un bon logotype, donc une bonne marque, doit être évolutif. Le grand drame dans les sociétés est que lorsque le DG [directeur général] change, pour affirmer le changement, on fait refaire un logotype. Ce réflexe est monstrueux. Il suffit de regarder les logotypes des grandes marques : ceux qui perdurent ont très peu évolué dans le temps. C’est le cas pour les marques automobiles par exemple. Mais aussi pour Chanel : le logo est en noir et blanc, très simple, et, graphiquement parlant, on peut faire « fleurir » ce que l’on veut autour… Une marque a toujours du mal à être crédible, donc si vous changez sans cesse de logotype, c’est pire !

Comment le graphisme français se porte-t-il ?

La France est un pays graphiquement sinistré, en regard de pays comme les Pays-Bas, l’Allemagne ou la Suisse. Il suffit, par exemple, de regarder la signalétique routière. Dans tous les pays, des États-Unis à l’Allemagne, en passant par l’Italie, les panneaux d’autoroute sont faits d’écritures blanches sur fond vert. Il n’y a qu’en France où ils sont en blanc sur fond bleu, comme s’il ne pouvait pas y avoir une uniformité internationale. J’ai passé des vacances à La Forêt-Fouesnant, en Bretagne. Jamais un panneau n’affichait le nom de la ville de la même manière. Une fois, il y a un accent circonflexe, l’autre fois non, sur une troisième version, le nom se retrouve sous forme d’abréviation ou avec un espacement de lettres différent… Bref, il n’y a pas de normes strictes. Il en va de même avec les voitures de flics. Aux Pays-Bas, elles sont splendides. Idem en Belgique : toutes jaunes fluo, on les repère immédiatement. Chez nous, en revanche, les policiers ont souvent le logo Police coupé à « Pol », à cause de la portière, puis, plus loin, bien écarté des premières lettres, la suite du mot : « ice ». Bref, en France, le graphisme ne fait pas partie de nos gênes. Nous n’avons aucune culture graphique.

Votre expérience en tant qu’éditeur vous permet d’avoir un regard éclairé sur la production des livres. Qu’en est-il des ouvrages destinés aux écoliers ?

Le livre scolaire est l’un de mes combats récurrents. Il y a beaucoup à faire pour les écoliers français. Graphiquement d’abord, mais aussi d’un point de vue pratique. Les livres scolaires français arborent ainsi des pages à coins carrés, alors qu’ailleurs ils sont arrondis, ce qui les rend plus résistants. Ils possèdent des dos carrés, tandis qu’à l’étranger ils sont à spirale : on peut ainsi les ouvrir complètement et mieux voir la totalité des pages. En France enfin, les gamins portent des bouquins épais et lourds, alors qu’on pourrait aisément les scinder en plusieurs fascicules. Pourquoi transporter chaque jour le livre de l’année entière, quand, pendant une séance, on ne va travailler que sur une page ou deux ? En France malheureusement, nous n’avons pas ces préoccupations. Le livre scolaire est secondaire, contrairement aux Pays-Bas par exemple, où chaque livre se subdivise, au minimum, en trois fascicules.

Vous enseignez depuis 1996 à l’école Penninghen [direction artistique et architecture intérieure], à Paris. La transmission est-elle un passage obligé ?

Assurément ! Un outil comme l’ordinateur est, certes, aujourd’hui omniprésent. Mais il reste toujours des choses qui ne peuvent être comprises que de visu, comme le comportement psychologique des couleurs les unes par rapport aux autres. Dans l’édition, il y a des aspects tactiles qu’aucun ordinateur ne pourra jamais rendre. Les gamins doivent prendre les livres entre leurs mains pour ressentir le sens de la fibre du papier ou la granulosité. Idem avec tout ce qui touche le domaine de l’imprimerie : l’odeur de l’encre, la technique de l’offset, ce que veut dire concrètement imprimer en noir sur blanc… Je suis là pour sensibiliser, autrement dit pour générer de la sensibilité.

Étienne au Carré,
du 5 septembre au 15 décembre, Maison Bernard-Anthonioz, 16, rue Charles-VII, 94130 Nogent-sur-Marne, fondationdesartistes.fr

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°528 du 6 septembre 2019, avec le titre suivant : Étienne Robial, graphiste et directeur artistique : « Nous n’avons aucune culture graphique »

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