Faux - Histoire de l'art - Livre

ENTRETIEN

Éric Halphen : « Jean-Charles Millet voulait échapper à la médiocrité »

Magistrat et auteur de romans noirs

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 17 avril 2022 - 919 mots

Collectionneur, l’ancien juge d’instruction s’est penché sur le cas du petit-fils du peintre Jean-François Millet. Il livre le récit de la vie pleine d’humour et de panache d’un faussaire intrépide, vrai personnage de roman.

Éric Halphen. © DR
Éric Halphen.
© D.R.
Pouvez-vous résumer « Le Faussaire de la famille » ?

C’est l’histoire d’un peintre, Jean-Charles Millet [1892-1944], qui, pour vaincre sa frustration, décide d’accaparer un peu de la gloire de son grand-père, peintre célèbre [Jean-François Millet, 1814-1875]. En même temps, le livre est un regard sur le monde des années 1930, sur la justice et la police de notre pays à cette époque-là, sur le monde de l’art, à l’époque mais aussi maintenant, et sur la place de l’art dans nos vies.

Vous évoquez 200 faux dessins, sans compter les peintures. Avez-vous cherché ce qu’ils sont devenus ?

Je ne vois pas comment j’aurais pu mener cette enquête. Ce que je sais, c’est qu’il y a quelques années, dans une vente aux enchères parisienne, a été vendu un dessin qui était donné comme étant de Jean-François Millet. Vu l’historique de cette œuvre, il y a de fortes raisons de penser que c’était un faux. Je crois qu’il y a encore des faux dus à Jean-Charles Millet, des dessins notamment, qui sont toujours en circulation. Quant aux tableaux qui étaient dans les musées, ils ont été en grande partie récupérés au moment de l’affaire…

Éric Halphen, Le faussaire de la famille 2022
Éric Halphen, Le faussaire de la famille, 2022
Ont-ils été détruits ?

Je n’en sais absolument rien. J’ai demandé à la cour d’appel de Paris, dont je fais partie, d’avoir accès au dossier d’instruction de Jean-Charles Millet. Au départ, on m’a dit oui. Et, finalement, je n’ai jamais réussi à l’avoir.

Votre intérêt pour Jean-Charles Millet est né lorsque vous avez repéré un dessin vendu sur Internet par un marchand britannique ayant pignon sur rue. Êtes-vous certain qu’il s’agissait d’un faux ?

Non, on ne peut jamais avoir de certitude en la matière ! Je ne prétends pas être un expert en art du XIXe siècle, mais si ça n’avait pas été un faux, je pense qu’il aurait été répertorié dans les catalogues des dessins de Millet, ce qui n’est pas le cas. Je n’ai pas vu de vrais dessins de Jean-François Millet portant au verso, comme celui-ci, une espèce de certificat émanant prétendument de Charles Millet [fils de Jean-François et père de Jean-Charles, NDLR]. Et, si un marchand vend pour quelques centaines d’euros un dessin qui est « probablement » [selon la description de l’œuvre sur le site d’enchères, NDLR] de Jean-François Millet, je pense que c’est parce qu’il s’est renseigné et qu’il a compris que c’est un faux. Autrement, il l’aurait vendu plus cher.

Le procès de Jean-Charles Millet, en 1935, a montré qu’il avait fabriqué de faux certificats qu’il attribuait à son père. Ce dernier n’en a jamais produit ?

Non, jamais. Jean-Charles a doublement volé, si je puis dire, le patrimoine de son grand-père comme étant l’auteur des dessins et celui de son père comme attestant que les dessins étaient vrais. Lors de son procès, il a beaucoup critiqué les marchands, et le milieu de l’art d’une façon générale. Quand Jean-Charles lui a apporté des dessins prétendument de son grand-père, le marchand et expert David Croal Thomson, qui a créé le vocable d’« école de Barbizon », n’a pas été capable de remarquer qu’il s’agissait de faux.

C’était audacieux de lui vendre des œuvres. De même, vendre les premiers faux dessins à André Douhin (1863 ?-1936), peintre, marchand et créateur d’un petit musée Millet à Barbizon, n’était-ce pas quasiment suicidaire ?

De toute façon, je pense qu’être faussaire, c’est être suicidaire. Parce que l’on sait très bien qu’un jour ou l’autre on va se faire prendre. J’ai voulu montrer que c’est un parcours qui descend et mène à la chute finale. S’il a commencé comme ça, c’était sans doute en pensant : si ça passe, je vais continuer ; si ça doit casser, au moins ça cassera tout de suite. Chez Jean-Charles, il y avait une course au risque qui le stimulait et l’excitait. Par exemple, quand il fait d’un guitariste qu’il a croisé dans un cabaret, qui ne connaît rien en art, son soi-disant expert, c’est aussi totalement suicidaire.

Qu’est-ce qui a fait que Jean-Charles Millet, peintre ayant une carrière, est devenu faussaire ?

Au-delà de l’histoire des faux, je m’intéresse à la connotation familiale. Je crois qu’il a eu à la fois la volonté de venger le grand-père du milieu de l’art, et de se venger de son grand-père parce qu’il l’avait empêché d’être lui-même. J’ai aussi été très frappé par les conférences de presse qu’il a données pendant l’enquête et ensuite, avant que le procès ne commence. C’était de la pure forfanterie. Beaucoup d’avocats disent qu’il ne faut surtout pas laisser parler le client, parce qu’il va défaire ce que la plaidoirie a fait ou pourrait faire : eh bien, c’est ce que j’ai ressenti en voyant ce qu’il avait déclaré ! Il y a un côté tellement hâbleur avec (ce qui me plaît beaucoup) une telle dose d’autodérision que ça ne peut témoigner que d’un besoin de paraître et de se jouer de la vie.

Il est mort en 1944, au camp de concentration de Dachau (Allemagne)…

C’est une conclusion tragique, bien sûr, mais quasi logique dans sa trajectoire suicidaire, comme s’il avait connu à l’avance sa fin. Tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour échapper à la médiocrité qui le guettait. De ce point de vue-là, de ce point de vue seulement, cette fin tragique colle au personnage, si l’on peut parler de façon littéraire.

Éric Halphen, Le Faussaire de la famille,
éd. Buchet-Chastel, Paris, 240 p., 19,90 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°587 du 15 avril 2022, avec le titre suivant : Éric Halphen, magistrat et auteur de romans noirs : « Jean-Charles Millet voulait échapper à la médiocrité »

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