Entretien avec François Loyer

“Tout est traité à l’échelle de la foule”?

Le Journal des Arts

Le 2 avril 1999 - 1295 mots

François Loyer est directeur de recherche au CNRS, après avoir été professeur d’université à Rennes puis à Strasbourg. Spécialiste des XIXe et XXe siècles, il mène parallèlement une carrière de critique en architecture et en urbanisme, et s’apprête à publier chez Mengès une Histoire de l’architecture française, de la Révolution à nos jours. Il nous livre son point de vue sur les réaménagements architecturaux et muséographiques du Grand Louvre, ainsi que sur les enjeux de cet ambitieux projet en voie d’achèvement.

La pyramide du Louvre fête son dixième anniversaire. Que pensez-vous, avec le recul, de cette réalisation architecturale ?
Le projet a suscité à l’époque un grand débat, très marqué politiquement, auquel je n’ai pas voulu participer pour cette raison. Mais j’ai toujours pensé que c’était une erreur de transformer à ce point le site. Je regrette énormément le square du Carrousel, paysage typique du Second Empire, avec ses arbres le long des façades. Or, maintenant que les façades ont été dégagées, on s’aperçoit qu’elles ne sont pas très belles, notamment le placage devant l’aile Henri II qui donne vers la cour Carrée. Le réaménagement a également révélé des défauts dans l’ordonnance des édifices. Bien que I. M. Pei ait soigné le raccord entre les deux parties du palais – côté cour Carrée et côté Tuileries –, l’absence des arbres fait ressortir un problème de symétrie, renforcé par le décentrement de la statue équestre de Louis XIV. Enfin, le surhaussement du jardin des Tuileries nuit à la perspective et l’arc de triomphe paraît ridiculement petit. Cela étant, la pyramide de verre et les fontaines autour sont de très belles réalisations.

Les réaménagements qui ont affecté le palais et le site historique ont-ils été bien menés, selon vous ?
Deux choses me surprennent. Alors que les vestiges des remparts de Philippe Auguste et du château de Charles V ont été exhumés et bien mis en valeur – même si l’articulation avec le travail architectural de I. M. Pei n’est pas très claire –, les caves de l’ancien palais des Tuileries ont été détruites. Je ne comprends pas qu’on ait eu une attitude aussi intelligente à un bout et aussi sotte à l’autre bout. Les considérations techniques – assurer un accès au parking souterrain des bus pour désengorger la surface – l’ont emporté sur la préservation d’un souvenir archéologique exceptionnel. L’idéal aurait été d’exhumer les maçonneries du XVIe siècle (qui avaient juste perdu leur parement) et de les remonter en extérieur. Mais, à défaut, il était au moins possible d’aménager un espace pour conserver et présenter au public les fondations du palais de Catherine de Médicis. Par ailleurs, je ne suis pas satisfait par les travaux menés côté quai. On a préservé l’aspect extérieur sans souci des volumes intérieurs. En revanche, ce genre de réorganisation intérieure se justifiait dans l’aile Richelieu. Cette partie du palais n’avait jamais été vraiment achevée et les cours intérieures étaient bricolées. La solution dessinée par l’architecte Peter Rice des terrasses en gradins recouvertes de verrières, dans les cours Marly et Puget, est superbe. En créant cette vitrine du Louvre, du côté de la rue de Rivoli, on a relié le musée à la ville, alors qu’autrefois son centre de gravité se trouvait sur les quais.

La circulation du public dans le musée est-elle bien conçue ?
Je crois qu’il existe un défaut rédhibitoire – ou tout au moins une contradiction – lié à l’ambition même du projet : créer le plus grand musée du monde. Avec cette entrée monumentale unique, sur laquelle tout se greffe, on aboutit à un trajet absurde où il faut descendre pour remonter. Une fois sous la pyramide, on entre dans un autre monde, neutre, avec ses masses lourdes et son béton propre et lisse. Ce n’est certainement pas la partie la plus réussie du projet de I. M. Pei. Le palais a disparu ; se repérer devient très difficile. Il faut suivre un circuit prédéfini pour aller dans la salle que l’on veut visiter, et le trajet peut facilement prendre dix à quinze minutes. Les galeries se sont transformées en couloirs de métro ou en échangeur d’aéroport. Dans cette scénographie de supermarché, tout est traité à l’échelle de la foule, alors que la relation avec une œuvre d’art est par essence individuelle. Selon moi, un musée doit rester à taille humaine. Le circuit actuel, avec son entrée monumentale et centralisée, est trop contraignant. Cependant, je reconnais que ce système d’accueil et de circuit autoritaire se montre adapté à la visite des tour-opérateurs. Il s’inscrit dans un phénomène beaucoup plus large de surfréquentation touristique.

Ces circuits autoritaires s’accompagnent d’un nouvel effort de cohérence et de pédagogie. Qu’en pensez-vous ?
Le musée est né de l’addition d’espaces complexes où s’imbriquent histoire, décor et œuvres. Peut-être aurait-il fallu davantage avouer cet aspect. Reste que le réaménagement des circuits est plutôt réussi. Les départements d’archéologie, surtout orientale, en sont les grands gagnants, mais la peinture aussi a connu un réaccrochage important qui me semble refléter des choix profonds, peut-être liés à la construction européenne. Le découpage par écoles nationales a cédé le terrain à un parcours chronologique dans lequel je vois un effort courageux pour écrire une histoire de l’art. À première vue très didactique, cet accrochage présente la culture européenne comme un tout, avec d’importants systèmes d’échanges au sein de grandes aires d’influence. Je regrette en revanche que la peinture et la sculpture ne soient pas davantage mises en relation, sans doute pour des problèmes de découpages administratifs. D’une manière générale, les efforts pédagogiques qui ont été menés sont tout à fait appréciables. Les cartels sont bien pensés : on y trouve l’essentiel et ils sont suffisamment discrets pour se faire oublier. Certaines salles proposent des feuillets explicatifs et des commentaires d’œuvres intéressants, qui apportent la plupart des renseignements nécessaires au visiteur moyen. Les informations plus pointues relèvent davantage du domaine des ouvrages spécialisés. Le double parcours du département égyptien ou les salles d’études, dans la galerie Campana, permettent également au public d’entrer en contact avec les objets en plusieurs étapes. Surtout, j’apprécie que tant d’œuvres soient présentées. Les conservateurs n’ont pas pris le visiteur pour un idiot. S’il veut en voir et en savoir plus, il le peut. C’est nettement mieux que de sélectionner quelques pièces et de laisser le reste en réserves, à la disposition des seuls chercheurs. L’approche encyclopédique permet à la sensibilité d’évoluer. Le public, comme le spécialiste, fait son propre choix.

Que pensez-vous des nombreux services qui ont été adjoints au musée, du service culturel jusqu’aux galeries commerçantes du Carrousel ?
Je pense que les animations du service culturel et la programmation de l’auditorium correspondent bien à la demande d’un public de proximité de plus en plus instruit. Elles contribuent au compromis entre les attentes de ce public et celles du tourisme de masse. Cependant, une question de fond demeure : cette offre culturelle s’ajoute-t-elle aux activités en surface ou leur fait-elle concurrence ? De même, la galerie commerçante du Carrousel, qui constitue un bon élément d’accueil malgré son architecture emphatique, n’a-t-elle pas concentré sous terre des fonctions autrefois réparties dans le quartier ? Le risque de tout concentrer dans un lieu au détriment du quartier, ou dans un quartier au détriment de la région, me semble présent dans le projet du Grand Louvre. D’ailleurs, la politique des grands travaux, sous François Mitterrand, a abouti à une concentration parisienne. Certes, le chantier du Louvre a entraîné une prise de conscience de la vétusté des musées en France et s’est accompagné d’importantes rénovations en province ; mais, proportionnellement, aucune n’a approché l’ampleur du chantier parisien. Cette tentation centraliste se remarque dans les cas de donations, où la meilleure part va au Louvre. C’est l’effet pervers de ces énormes établissements, qui contredisent la nécessité de rapprocher les pratiques culturelles du public.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°80 du 2 avril 1999, avec le titre suivant : Entretien avec François Loyer

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