Art moderne

Entre symbolisme et expressionnisme

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 4 décembre 2007 - 1349 mots

Au tournant des XIXe et XXe siècles, la peinture de Ferdinand Hodler opère comme une synthèse entre deux des grandes voies de la modernité.

Quand, en 1872, il publie La Naissance de la tragédie, Friedrich Nietzsche n’a que vingt-six ans. Ferdinand Hodler, quant à lui, est tout juste entré dans la vingtaine. Si rien n’est moins sûr que ce dernier en ait eu alors connaissance, la thèse que développe le jeune philosophe et selon laquelle l’art repose sur deux notions fondamentales – l’apollinien et le dionysiaque – va trouver dans son œuvre peinte une certaine forme illustrée. Tous les soins proclamés de l’artiste en direction d’un art s’appuyant sur l’idée d’harmonie en même temps que sur la notion de puissance primitive concourent en effet à l’institution d’une esthétique unissant les deux voies énoncées par Nietzsche.

« J’aspire à une unité parfaite, à une harmonie religieuse »
Les années qui suivirent la réalisation de cette peinture monumentale et manifeste intitulée La Nuit (1891), Hodler exécute deux grandes compositions quasi similaires, Les Âmes déçues, exposées à Paris au premier Salon de la Rose Croix en mars 1892, et Les Las de vivre, présentés dès le mois de mai au Salon du Champ de Mars. Ces deux immenses frises, typiques du concept de « parallélisme hodlérien », présentent une même composition que rythme la répétition de figures similaires réparties de façon rigoureuse sur la surface.
« J’aspire, écrivait alors l’artiste, à une unité parfaite, à une harmonie religieuse. Je veux montrer la similitude entre les êtres humains, alors que le monde contemporain est entièrement pénétré de différence... » Éminemment symboliste et revendiquée comme telle, la démarche de Ferdinand Hodler n’en est pas moins forte d’une dimension expressive dans le rendu recherché de l’état pessimiste de la conscience collective européenne en cette fin de siècle.

Compositions construites et formes dynamiques
Si les temps sont alors au symbolisme, c’est-à-dire à cette volonté des artistes de revêtir l’idée d’une forme, l’art de Hodler en appelle à un registre expressionniste avant la lettre que corrobore l’accentuation, voire l’exagération, de son style. S’il relève d’un goût prononcé pour le décoratif, c’est à l’inverse de toute une production académique qui n’a de préoccupation que d’illustrer une anecdote. Le propos du peintre est d’une tout autre hauteur et les moyens plastiques qu’il y met cultivent simplification et expressivité.
Ainsi la figure féminine qu’il représente dans sa Communion avec l’infini y est-elle employée comme « support des gestes d’offrande ». Si ses mains sont rassemblées comme pour une prière, « il ne manque pas beaucoup pour qu’elles s’ouvrent et soient prêtes à n’importe quelle fuite loin d’une réalité peu satisfaisante dans un abandon extatique à un empire chimérique de satisfaction des instincts », observait jadis un critique d’art. On ne peut mieux dire pour souligner le caractère antinaturaliste de l’art du peintre.
Versant décoratif, dès lors qu’il met en scène des épisodes fondateurs de l’histoire de la Confédération suisse, tels que La Bataille de Morat (1917), le peintre s’applique à conjuguer composition construite et dynamique formelle. En deux registres superposés, il fait se télescoper dans le cadre cintré de sa composition la vue rapprochée et suspendue d’un combat pied à pied de guerriers dont les lances horizontales s’opposent à leur posture arquée et celle éloignée d’une cavalcade qui semble ne faire que passer en une rumeur furieuse dans le haut du tableau.
Ailleurs, Hodler s’en prend à des figures emblématiques, humbles et populaires, qu’il érige en véritables héros, à l’image de son célèbre Guillaume Tell, ruant parfois dans les brancards de ses commanditaires. En 1897, à l’œuvre de sa Retraite de Marignan, ayant gagné le concours de la décoration du Musée national suisse, il n’hésite pas à forcer le ton en brossant plusieurs esquisses montrant des guerriers blessés les jambes sectionnées. Il s’oppose alors à la Commission nationale des Beaux-Arts et c’est le scandale. On lui reproche sa débauche guerrière, certaines incorrections historiques, des scènes incompréhensibles et surtout le caractère trop brutal de l’ensemble. Mais c’est là tout l’art de Ferdinand Hodler : réussir à mêler diversité et unité, réalisme et idéalisme.

Le bûcheron maintenu par les arbres qu’il coupe
Si les figures de Bûcheron et de Faucheur qu’il réalise en 1910 sont à l’écho d’un expressionnisme ambiant, qui passe par l’usage d’un vocabulaire formel schématique et par l’emploi d’une palette aux tons relevés, elles sont également emblématiques d’une aventure de création qu’il a grandement contribué à instruire. De fait, à l’instar d’un Edvard Munch, Hodler recourt à toutes sortes de jeux plastiques simplifiés, volontiers appuyés et contrastés, pour mieux obtenir l’effet recherché. Sa figure de bûcheron, proprement écartelée, tendue à force à la limite d’un déséquilibre, tient grâce aux subterfuges linéaires des troncs d’arbres qui encadrent la composition et au jeu de clair-obscur de la découpe sombre de sa silhouette sur le fond nu et blanc du paysage.
Un coup de pinceau synthétique, un paysage stylisé, des couleurs claires, le tableau intitulé Le Printemps (1907-1910) – sujet dont Hodler a réalisé trois versions (voir p. 14) – s’offre à voir à l’excès dans un mélange paradoxal de figures figées aux attitudes d’une rare puissance d’expression. Sur la gauche, une jeune femme agenouillée, vue de profil, ne cache pas l’extase qu’elle éprouve à la vue d’un jeune homme situé sur la droite, de face, nu et enfantin, qui semble se lever fier et plein d’ardeur dans la superbe de sa jeunesse.
Rarement le sentiment d’amour soudain, celui du premier éveil de la sensualité, n’a été traité avec autant de force suggestive. Soumise à une véritable gymnastique articulatoire, la figure du jeune garçon paraît comme en suspens sur le fond ponctué de pierres qui compose le décor naturel de la scène. Tout ici est construction harmonieuse et contorsion des corps dans un paysage dressé à la verticale qui déréalise l’espace.

Une image décalée, qu’elle soit rêvée, visionnaire ou éblouie
Cette façon qu’a Ferdinand Hodler de subvertir le réel règle la plupart de ses portraits et de ses autoportraits. Il y va tant de compositions frontales, cadrées plein buste, que le regard exorbité du sujet portraituré vient faire chanceler – ainsi du Portrait de Sadik Belig (1900) – que de mises en page vrillées qu’accuse la dynamique diagonale des figures représentées – tel cet autoportrait intitulé Le Furieux (1881), illustration concrète de sa rage contre la critique qui s’en prenait toujours à lui.
Comme s’il ne pouvait jamais s’empêcher de mettre lui-même en échec la perfection d’un équilibre, Hodler multiplie les jeux faussés de perspective et les « erreurs » de représentation rationnelle du réel. Cela ne concerne d’ailleurs pas seulement la forme mais aussi l’usage même des couleurs, l’artiste s’appliquant toujours à donner du monde une image décalée, qu’elle soit rêvée, visionnaire ou éblouie.
C’est ainsi du moins qu’apparaissent les paysages. Au fil du temps, Hodler abandonne peu à peu un traitement proprement naturaliste de la lumière – comme il en use dans Le Bois des Frères (1885) – au bénéfice d’une vision davantage hallucinée – comme le montre sa série du Lac de Thoune aux reflets symétriques (1905, voir p. 20). Quelque chose est à l’œuvre dans les paysages esseulés de Ferdinand Hodler qui sourd de l’influence d’une pensée rosicrucienne comme il en est chez Mondrian à ses débuts.
À l’instar de ses grands tableaux de figures, les paysages de Hodler sont construits selon des principes de composition fondés sur son fameux parallélisme mais qu’embrase une palette de bleus glaciaires et de jaunes incandescents. À la lisière d’une abstraction, les paysages de Hodler – qu’il qualifie lui-même de « planétaires » – finissent par suggérer quelque chose d’un autre temps et d’un autre monde tant ils sont l’expression d’une vision intérieure.

Autour de l’exposition

« Ferdinand Hodler », jusqu’au 3 février 2008. Commissariat : Serge Lemoine et Sylvie Patry. Musée d’Orsay, 62, rue de Lille, Paris VIIe. Métro : Solférino. RER : Musée d’Orsay. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 9h30 à 18h, le jeudi jusqu’à 21h45. Tarifs : 7,50 € (8 € à partir du 1er janvier 2008) et 5,50 €. Tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°597 du 1 décembre 2007, avec le titre suivant : Entre symbolisme et expressionnisme

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque