En sortant du Grand Palais

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 8 septembre 2006 - 1961 mots

En marge de la Biennale des antiquaires, Paris propose des expositions et un salon « off ». Dans leurs propres espaces ou invités par des confrères, les marchands recherchent également l’excellence.

Point d’orgue de la rentrée parisienne, la Biennale des antiquaires ne rallie toutefois pas tous les acteurs parisiens. Profitant d’une concentration de collectionneurs dans la capitale, les exclus de la grand-messe s’adonnent à des événements alternatifs. Se plaçant dans la lignée du Salon des refusés de 1863, la foire « Seine d’antiquaires » regroupe ainsi une soixantaine de marchands. S’y retrouvent notamment les Parisiens Giorgio Salvai et Françoise Livinec – lesquels avaient participé au Salon du collectionneur en septembre 2005 –, ainsi que trois anciens exposants de la Biennale, Univers du Bronze (Paris), Christian Bonnin (Béziers) et Olivier Watelet (Paris). « C’est un salon pour ceux qui ne sont pas du sérail », entonne Camille Bürgi, grand pourfendeur du Syndicat national des antiquaires (SNA), qui rêve d’un jumelage entre la Biennale et Seine d’antiquaires. « Je ne dois pas avoir assez d’amis dans le jury de la Biennale », observe pour sa part Alain Richarme, codirecteur de la galerie Univers du Bronze. Ravalant sa déception de n’avoir pas été retenu pour l’événement, ce dernier prévoit un Puma de Rembrandt Bugatti, le Pigeon Nicolas de François Pompon ainsi qu’un ensemble de sculptures d’Antoine Louis Barye, lequel, rappelons-le, avait été évincé du Salon de 1837 ! L’amertume se perçoit aussi du côté d’Olivier Watelet, qui avait dû passer son tour à la Biennale en 2004 en raison de problèmes d’ordre privé. Réinstallé dans un grand show-room à la Bastille, il comptait fermement renouer avec la manifestation cette année. « La Biennale compte quatre personnes qui défendent les années 1950 et pas un seul les années 1940 ! », regrette-t-on à la galerie Watelet. Fidèle à une décennie malmenée par le marché, cette enseigne proposera notamment sur Seine d’antiquaires un meuble d’appui de Jacques Quinet issu de la résidence du général Eisenhower à Marnes-la-Coquette (Hauts-de-Seine).
Une légère grogne sous-tend aussi l’exposition de sièges organisée par la galerie Camoin-Demachy. Faute de se voir octroyer un grand stand à la Biennale, Alexandre Demachy a opté pour une exposition d’une quarantaine de sièges en galerie. Bien que les assises soient réputées se vendre uniquement par paire, de plus en plus d’amateurs briguent les sièges orphelins. Les collectionneurs Hubert de Givenchy ou Karl Lagerfeld ont ouvert la voie à cette nouvelle approche des sièges, appréciés pour leurs qualités esthétiques plutôt que fonctionnelles. Arc-boutée entre 1800 et 1900, l’exposition porte surtout l’accent sur la période charnière entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Au détour d’un siège aux sphynges ailées (v. 1800), ou des spécimens de Josef Hoffmann, le panorama permet de découvrir des créateurs européens peu connus. Ainsi de l’architecte britannique Mackay Hugh Baillie Scott, membre du mouvement Arts and Crafts. Une paire de sièges en acajou dont le dossier est orné d’un calice en nacre et bois marquetés est à l’affiche pour 120 000 euros. Sont proposés aussi, pour 45 000 euros, deux fauteuils (v. 1901) en chêne massif à dossier incurvé, dotés de vis en laiton apparentes par Anton Pospischil, actif au sein des Wiener Werkstätte.

Un palais au confort moderne
L’aigreur ne sert pas de lit aux autres expositions organisées à Paris. La Galerie Doria arbore une cinquantaine de photos retraçant l’aménagement du palais du maharadjah d’Indore entrepris par Eckart Muthesius de 1930 à 1933. L’architecte berlinois et le jeune prince se rencontrent en 1928. Initié par le créateur, le monarque choisit de transformer son palais en vitrine de la modernité. Le projet combine le fonctionnalisme du Bauhaus, le confort moderne anglais et le mode de vie traditionnel indien. Cette réalisation, qui convoque vingt-cinq créateurs et artistes, revêt d’emblée une importance telle que les pièces conçues pour la demeure seront d’abord exposées à Berlin en 1932 avant d’être expédiées en Inde. La présentation sera immortalisée par les clichés d’Emil Leitner. Au terme des travaux, Muthesius prend lui-même d’autres photographies. Les tirages proposés par Denis Doria se révèlent d’une dimension étonnamment grande pour l’époque. Ils attestent du souci esthétique de l’architecte, perceptible jusque dans le traitement de la salle des machines du palais. La vertu de cette exposition est surtout d’ordre documentaire, puisque les clichés sont souvent annotés très précisément par l’architecte. S’y ajoutent trois portraits du couple princier par Man Ray.
L’occasion de remarquer l’étonnante ressemblance entre le maharadjah et le cheick du Qatar, Saud al-Thani, grand collectionneur du mobilier d’Indore !

Le jaune anis de Chambost
La Galerie Thomas Fritsch s’attelle pour sa part à la valorisation des céramiques de Pol Chambost (1906-1983). Sculpteur de formation, Chambost se consacre exclusivement à la céramique vers 1932.
Appréciées du Tout-Paris, ses créations figurent même en guest star dans le film Mon oncle (1958) de Jacques Tati. Malgré la publication du livre de Pierre Staudenmeyer sur la céramique des années 1950, les créateurs de cette décennie restent éclipsés par la personnalité solaire de Paul Jouve. Fauché dans la fleur de l’âge, Jouve avait aussi compris très tôt les vertus du marketing ! « Chambost est au moins aussi important que Jouve, insiste Thomas Fritsch. Il a une céramique identifiable au premier coup d’œil par le choix des formes, des couleurs et des matières. » Cette signature se perçoit vers 1954 avec les vases « corolle ». Cette forme épanouie renvoie à la vie sentimentale de Chambost, marquée à partir de 1952 par la rencontre avec sa future épouse, Irène Grillet. Au fur et à mesure de leur relation, les formes des objets créés s’ouvrent dans un mouvement qui évoque, par métonymie, le bouquet lui-même. « Il est aussi le seul à adopter certaines couleurs comme le jaune anis ou le jaune craquelé », précisent encore Thomas Fritsch et Émilie Bonaventure, conseillère patrimoniale pour l’œuvre de Chambost. Tout autant que le contraste de couleurs, Chambost affectionne les oppositions de matières entre l’émail brillant et mat ou la surface satinée et grumeleuse en peau d’agrume. Bien qu’ayant travaillé avec des décorateurs célèbres comme Jean Royère, Maxime Old ou Colette Gueden, Chambost est peu représenté dans les collections nationales. Tout juste le Musée des arts décoratifs dévoile-t-il pour sa réouverture un service de table nacré, don de son fils Philippe Chambost. Ses prix apparaissent aussi trois fois moins élevés que ceux de Jouve. Optant pour une fourchette de 1 000 à 10 000 euros, l’exposition se concentre sur les années parisiennes de 1950 à 1964. Pour célébrer le centenaire de la naissance de Chambost, un livre publié par son fils aux éditions Somogy rendra enfin justice au reste de son répertoire.
La redécouverte court aussi sur les cimaises de la galerie Frémontier. Si Misia Sert, muse et mécène d’une génération de peintres et de musiciens, est connue pour ses amitiés avec Coco Chanel ou Jean Cocteau, son troisième époux, le peintre José-Maria Sert (1874-1945), ne jouit pas d’une même aura. Fils d’un industriel catalan, Sert adhère brièvement au mouvement Nabi avant de s’inspirer de grands maîtres comme Giulio Romano ou Véronèse. Des Polignac aux Rothschild en passant par le duc d’Albe en Espagne, le gotha européen a succombé au classicisme teinté de démesure de l’homme surnommé « le Tiepolo du Ritz ». En 1924 à Palm Beach (Floride), Sert découvre un autre type de gabarit avec le grand salon du magnat du pétrole, Joshua Cosden. Pour en animer les murs, il choisit un thème lui-même délirant, l’histoire de Sindbad le Marin. Sur les neufs panneaux de la pièce, Sert illustre six des sept voyages de Sindbad. Il faut compter 285 000 euros pour un triptyque représentant les premier, troisième et cinquième voyage du marin. Le succès de Sert a dépassé les périmètres du bottin mondain. La cathédrale de Vic en Catalogne lui commande ainsi plusieurs panneaux. L’artiste livre la totalité du travail élaboré en sépia sur fond or entre 1927 et 1929. La cathédrale étant incendiée en 1936 durant la guerre civile, Sert se remet à la tâche en 1940. Un panneau représentant la Gloire et l’Inspiration est proposé aujourd’hui pour 90 000 euros.
Les créations du Suédois Axel Einar Hjort (1888-1959), déployées dans l’appartement du décorateur Pierre Yovanovitch par le marchand Éric Philippe, relèvent quant à elle d’une totale découverte. Cette opération de charme et de bons procédés entre un marchand et un décorateur révèle une vingtaine de meubles et objets d’une valeur entre 5 000 et 100 000 euros. Nommé en 1927 architecte en chef du département mobilier de la firme Nordiska Kompaniet, Axel Einar Hjort conçoit aussi le pavillon suédois de l’Exposition internationale de Barcelone en 1929. Sobriété des formes et classicisme inspiré de l’art gréco-romain caractérisent ce travail tout en subtilité.

Landau, un personnage
Hommage encore et toujours chez Nicolas et Alexis Kugel, cette fois au travail de l’antiquaire Nicolas Landau (1887-1979), actif à Paris durant les années 1930 à 1950. Menée de concert avec l’antiquaire et décorateur Axel Vervoordt (Wijnegem, Belgique), cette exposition redonne vie à un personnage haut en couleur. Connaissez-vous beaucoup d’antiquaires capables d’affirmer : « Quand je suis enroué, la valeur de mon stock diminue de 50 % », aphorisme d’un baratineur sûr de son charme ? Si l’humour de Landau ne s’est malheureusement pas propagé dans la gent des marchands, son regard original a néanmoins influencé toute une génération, à commencer par Axel Vervoordt lui-même. Ce « spécialiste de l’invendable », comme il se plaisait à se qualifier, remit à l’honneur les curiosités naturelles et instruments scientifiques dans l’esprit du cabinet de curiosités. « Le tueur consciencieux que je prétends être ne se contente pas de supprimer la fonction, mais frappe aussi la couleur, fauche la matière, et refuse même le sursis aux origines de l’objet, fussent-elles de haute lignée », déclarait-il dans un entretien à la revue Plaisirs de France.
Jouant sur des analogies visuelles, Landau n’hésitait ainsi pas à marier, en raison d’une pure affinité de formes, une divinité cycladique avec un cadran solaire. L’ensemble des trois cents objets issus de son ancien appartement sis rue du Cirque, à Paris, se déploie dans une tente d’une superficie de 150 m2 au sein de la cour de l’hôtel particulier des Kugel. L’espace se divise en quatre salles : les deux premières recréent l’intérieur de l’appartement, tandis que les suivantes se livrent à cœur joie à des réinterprétations modernes du cabinet de curiosités. À l’heure où certains antiquaires se fossilisent dans les period rooms, cet esprit surréaliste fait mouche.

- ECKART MUTHESIUS ET LE PALAIS DU MAHARADJAH D’INDORE, 15 septembre-18 novembre, Galerie Doria, 1, rue des Beaux-Arts, 75006 Paris, tél. 01 43 25 43 25, du mardi au samedi, 11h-13h, 14h-19h. - POL CHAMBOST, SCULPTEUR-CÉRAMISTE, 13 septembre-14 octobre, Galerie Thomas Fritsch, 6, rue de Seine, 75006 Paris, tél. 01 43 26 77 12, tlj sauf dimanche 11h-19h. - JOSÉ-MARIA SERT, 15 septembre-15 octobre, Frémontier Antiquaires, 5, quai Voltaire, 75007 Paris, tél. 01 42 61 64 90, tlj sauf dimanche 10h-19h, ouverture exceptionnelle le dimanche 17 septembre. - AXEL EINAR HJORT, 13-24 septembre, Galerie Éric Philippe chez Pierre Yovanovitch, 27, quai Anatole-France, 75007 Paris, tél. 01 42 66 17 97, tlj 11h-19h. - SIÈGES EXTRAORDINAIRES 1800-1900, 13 septembre-14 octobre, Galerie Camoin Demachy, 9, quai Voltaire, 75007 Paris, tél. 01 42 61 82 06, tlj sauf dimanche 10h-19h. - HOMMAGE À NICOLAS LANDAU, 13 septembre-10 novembre, Galerie J. Kugel, 25, quai Anatole-France, 75007 Paris, tél. 01 42 60 86 23, www.galerie-kugel.com, tlj sauf dimanche 10h-18h30. - SEINE D’ANTIQUAIRES, 15-25 septembre, pont Alexandre-III, 75008 Paris, www.cmo-antiques.com, tlj 11h-23h. - Circa 1700… circa 2000, 12-30 septembre, Galerie Liova, 52, rue du Bac, 75007 Paris, tél. 01 45 48 53 30. - Le louvre des antiquaires s’expose, 8 septembre-14 octobre, Louvre des Antiquaires, 2, place du Palais-Royal, 75001 Paris, www.louvre-antiquaires.com, tlj sauf lundi 11h-19h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°242 du 8 septembre 2006, avec le titre suivant : En sortant du Grand Palais

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