Elle bouge encore

Pourquoi n’en finit-on jamais avec la peinture ?

Le Journal des Arts

Le 25 janvier 2002 - 1027 mots

Combien de fois a-t-on proclamé
la mort de la peinture ? Quand ce
n’est pas son métier, c’est son support qui est mis à mal. Ses traditions, ses histoires sont revues et corrigées, détournées.
Aucune “technique”? – peut-être est-ce
le privilège de l’âge – n’a été aussi discutée, combattue et maltraitée.
D’où la question, aussi naïve que pragmatique, que nous avons posée à
des artistes, critiques ou galeriste :
“pourquoi n’en finit-on jamais avec
la peinture ?”?

Fabrice Hergott
Directeur des Musées de Strasbourg
“Jamais” ? On ne sait pas encore. Peindre est une activité très ancienne, existant depuis plusieurs dizaines sinon centaines de milliers d’années. En tout cas, depuis bien plus longtemps que l’écriture, mais qui peut très bien lui survivre comme disparaître avec elle. En soit “la peinture” n’est rien ; elle n’est que ce que l’on en fait. C’est même une notion inepte, extrêmement floue qui sous-entend qu’il y aurait un genre qui regrouperait toutes les pratiques picturales. Concevoir quelque chose qui serait “la peinture” est concevoir un concept zéro, parce qu’il n’a aucune prise sur les choses, qui sont faites
de formes tout autant que de contenus. Est-ce que l’on se pose la question de savoir si, par exemple, Warhol, Richter ou Rutault font de “la peinture” ? Ils font des œuvres qui ont pour ambition d’être de l’art. Se servir pour penser de la notion de “la peinture” est une excellente manière de rester en surface et donc de ne pas faire l’effort de regarder.

Jennifer Flay
Galeriste
Cette question appartient désormais au passé. La volonté d’en finir avec la peinture fait partie
de l’idéologie moderniste, se demander pourquoi on n’en finit jamais avec la peinture revient à s’insérer dans les problématiques d’un moment culturel révolu. La période moderniste s’est achevée par elle-même, presque par épuisement, à la fin des années 1970. Ce désir d’épurer, de dépouiller l’art pour ne laisser que le concept, de se défaire des objets et donc des tableaux, de renier la représentation dans toutes ses formes, a été la pensée dominante de toute la période moderniste. Néanmoins, de grands peintres ont développé leur œuvre pendant cette même période. L’homme
a toujours ressenti le besoin de représenter le monde dans lequel il vit, et ce, avant même de développer l’écriture. L’acharnement avec lequel on a souhaité, sans succès, la mort de la peinture est bien la preuve de sa vitalité. Il est temps de reconnaître que la peinture n’est ni une institution vieillotte qu’il faut protéger, ni une forme d’expression désuète en fin de parcours. Elle reste une contribution valable aux questions esthétiques contemporaines.

Thierry Davila
Travaille au Capc/Musée d’art contemporain de Bordeaux
Je ferai deux types de réponse à votre question. D’abord, être face à un tableau – cet objet le plus souvent d’une grande simplicité matérielle –, c’est faire l’expérience confondante qu’il y a quelque chose qui s’offre à nous et que l’on ne voit pas vraiment, parce que l’on y découvre toujours un trait nouveau qui nous crève les yeux et que l’on a manqué. L’on est réellement ici face à ce qui se dérobe. En ce sens, on n’en a et on n’en aura jamais fini avec la peinture de la même manière que l’on n’en finit jamais avec la mémoire et avec l’inconscient. Ensuite, il me semble qu’aujourd’hui, la question posée à la peinture et à son histoire par les pratiques artistiques actuelles est moins celle de la forme tableau que celle de la picturalité. C’est cette question qui est bien souvent prise en charge par la vidéo, les installations et la peinture elle-même. Ce qui a vécu, c’est la “fétichisation” de la forme tableau. En revanche, la question de la picturalité rend le dialogue avec l’histoire de la peinture interminable et actuel.

Philippe Mayaux
Artiste
Car elle permet de réaliser des choses impossibles autrement, et peut-être justement parce qu’elle n’en finit pas de mourir ? Aujourd’hui, les peintres ont un avantage certain, ils peuvent être critiques avec leur pratique, distants. Ils ne sont plus dans un métier, une technique. Pour moi, la peinture se rapproche de la poésie, de la littérature. S’étonne-t-on aujourd’hui qu’un roman prenne toujours la même forme ? À la façon de Magritte, je suis très lié aux mots, aux mécanismes de la pensée, c’est une façon d’ancrer mon travail dans le réel. Faire de la peinture revient en quelque sorte à une pratique écologique qui permet une autonomie complète. Cela démontre que l’on peut faire de l’art
avec rien, alors que les prix du marché sont désormais indexés sur les coûts de production d’une œuvre. Ensuite, une peinture est un objet très reconnaissable. Duchamp se demandait si un tableau non peint n’était pas déjà un ready-made. Effectivement, la peinture est une sorte de “ready-art”.
Quand on fait de la peinture, on est déjà dans l’art, on n’a rien à justifier. Un autre avantage, c’est que, quand c’est affreux, cela se voit tout de suite.

Stéphane Calais
Artiste
Dans votre question, le plus important est ce “on”, ce “on” qui n’en finit jamais avec la peinture.
Ce “on” que vous désirez pathétique – un peu adolescent, un peu gauche sans aucun doute – renvoie immanquablement à nos illusions de jeunes gens. Votre “finit” dit que ce qui nous a conduit vers l’art, d’une manière ou d’une autre, fut la peinture ou tout du moins son idée ; son idéal fut notre pont,
sa fin notre arrivée. Nous avons commencé là où nos vieux professeurs, abominablement essoufflés, nous ont laissés : dans un grand terrain de jeux sans limites dont ils n’avaient, et n’ont toujours
pas, idée. À ce jour, je les remercie de leur cécité. Au milieu du terrain de jeux, la peinture serait
cet objet, très français, que les modes et le temps ont rendu radioactif : il brille la nuit d’une lueur spectrale, mais qui s’en approche sera contaminé. Le cadavre est séduisant, l’embrasser
est dangereux. Puis, il y a votre “pourquoi” et votre “jamais”, je n’aime rien tant que les nécrophiles romantiques, les idéalistes bornés et les praticiens quant il s’agit de peinture (tout du moins quant
elle est bonne). Quant à moi, je n’utilise la peinture que pour ce qu’elle est : un outil.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°141 du 25 janvier 2002, avec le titre suivant : Elle bouge encore

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