Élèves attentifs mais turbulents

L’art américain avant son triomphe

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 26 octobre 2001 - 1003 mots

Si l’histoire de l’art américain de la seconde moitié du XXe siècle est l’un des référents majeurs de la création contemporaine, la production américaine d’avant-guerre reste peu connue en France. Attentive aux balancements entre abstraction et réalisme, l’exposition « Made in USA », au Musée des beaux-arts de Bordeaux, résume cette période en joignant habilement la photographie à la peinture.

Placée au centre d’une vitrine, la couverture d’un petit ouvrage vieilli vaut tous les discours. En une page, le catalogue de l’exposition “Cubism and Abstract art” organisée en 1936 par Alfred Barr au Musée d’art moderne de New York relie par un jeu de flèches complexes la quasi-totalité des “-ismes” européens des trente premières années du XXe siècle. Toutes aboutissent à deux conclusions : art abstrait géométrique, et art abstrait non géométrique. Dans ce réseau complexe, aucune place n’est faite aux artistes américains qui, dix ans plus tard, imposeront New York comme capitale de l’art moderne. Comme il est difficile de croire à une génération spontanée, “Made in USA” souligne plutôt la myopie du fondateur du MoMA. Avec ses groupes, ses chapelles et ses généalogies, l’histoire de l’art moderne américain est en définitive semblable à la nôtre, à laquelle elle ne cesse d’ailleurs de répondre. Elle est peut-être plus concentrée, plus réduite, mais elle n’est en aucun cas une simple route vers l’Expressionnisme abstrait, mouvement paradigmatique du siècle. S’il est sans équivoque que l’abstraction a trouvé réelle matière à son développement sur le sol américain, elle est d’emblée contrebalancée par le réalisme. Considéré comme le “bon goût français”, l’Impressionnisme et sa palette claire, citée chez Maurice Brazil Prendergast, et, dans une moindre mesure, par Winslow Homer, est ainsi rapidement accompagné de teintes plus sombres. Le noir est plus à même d’aborder la métropole si l’on se penche sur Le Monde souterrain de Samuel J. Woolf (1909-1910), ou sur La Vitrine du coiffeur (1907) de John Sloan – un des protagonistes majeurs du “Groupe des huit” ou Ash Can School, mouvement remarqué pour l’âpreté de ses thèmes et de son esthétique.

Initialement marquée par le Pictorialisme, la photographie suit la même voie. Le médium est l’un des ferments de l’art moderne américain, à l’image de la figure omniprésente d’Alfred Stieglitz, fondateur de la revue Camera Work et de la galerie 291. Autour de lui vont rapidement graviter les représentants des avant-gardes héritées de l’Europe, John Marin et Abraham Walkowitz, ou Joseph Stella et sa futuriste Bataille de lumières à Coney Island, Mardi Gras (1913-1914). Dans la même sphère, les dadaïstes de passage (Picabia, Duchamp et l’autochtone Man Ray) trouvent un accueil favorable, et toujours dans ses environs germe la “straight photography” de Paul Strand. À Bordeaux, de salle en salle, les tirages de Walker Evans, Edward Winston, Paul Outerbridge, ou Dorothea Lange répondent aux œuvres de manière chronologique et découpent des chapitres : “âge de la machine” (Demuth et Sheeler), “crise de 1929” (régionalisme de Thomas Hart Benton), “classicismes américains” (Edward Hopper et Grant Wood). Daté de 1941, le Martial Memory de Philip Guston, qui représente des enfants jouant à la guerre, prouve, malgré le spectre de ses influences renaissantes, le degré d’engagement politique des artistes.

Celui-ci fut pourtant partiellement gommé par la critique, au profit des analyses formelles qui accompagnent “le triomphe de l’art américain”, pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Irving Sandler paru dans les années 1970. Là, la synthèse réussie entre Surréalisme et abstraction, le dépassement de la composition centrée, donneront naissance à l’Expressionnisme abstrait. Mais ici encore les portes d’entrées sont multiples. Bien qu’isolée, l’abstraction trouve dès les années 1910 des représentants sur le sol américain, notamment dans les recherches “synchroniques” de Morgan Russell et de Stanton Macdonald-Wright qui prolongent l’enseignement de l’Orphisme parisien. Poussé dans sa logique extrême, le Cubisme synthétique amène Stuart Davis à franchir le pas en 1924. À partir de 1937, le mouvement se structure avec la création de l’AAA (Association des artistes abstraits américains). La Côte ouest assiste, elle, un an plus tard à la naissance, autour de Raymond Jonson, du Transcendental painting group. Dès lors, l’arrivée des exilés européens durant la Seconde Guerre mondiale n’est qu’un ferment supplémentaire, une confirmation. À la “fin des années trente, ici à New York, quelqu’un comme David Smith était déjà sur la voie. Quand les artistes réfugiés sont arrivés, en 1940-41, c’était en marche”, ne manquait pas d’affirmer Clement Greenberg (“L’école de New York” in Les Années 50, Centre Georges-Pompidou, 1988). Entre l’Europe et les États-Unis, il reste difficile de faire la part des choses. “Je reconnais que la peinture importante de ces dernières années a été faite en France. [...] L’idée d’une peinture américaine isolée, si populaire ici dans les années trente, me paraît absurde, de même que l’idée de créer une science mathématique ou physique purement américaine paraîtrait absurde. [...] Les problèmes fondamentaux de la peinture contemporaine sont indépendants de toute nationalité”, déclarait dès 1944 Jackson Pollock au critique Howard Putzel.

MADE IN USA. L’ART AMÉRICAIN DE 1908 À 1947

Jusqu’au 31 décembre, Musée des beaux-arts de Bordeaux, Galerie des beaux-arts, 20 cours d’Albret, 33000 Bordeaux, tél. 05 56 10 20 56, tlj sauf mardi, 11h-18h, www.mairie-bordeaux.fr. L’exposition sera ensuite présentée du 18 janvier au 31 mars 2002 au Musée des beaux-arts de Rennes, puis du 12 avril au 23 juin 2002 à Montpellier. En plus du catalogue, à lire également : La Peinture efficace, une histoire de l’abstraction aux États-Unis (1910-1960) d’Éric de Chassey, par ailleurs commissaire de l’exposition.

Nos amis américains

« Made in USA » est la première manifestation concrète du Frame, programme d’échanges entre les musées régionaux français et américains. Regroupant dix-huit structures, cette association créée à l’instigation d’Elizabeth Rohatyn, épouse de l’ancien ambassadeur des États-Unis en France, et de Françoise Cachin, alors directrice des Musées de France, a pour vocation de tisser des liens entre ces institutions. Ainsi, parmi ses projets, figurent pour 2002 « Symboles sacrés, quatre mille ans d’arts premiers des Amériques », qui fera étape à Montpellier, Lyon et Rennes, et pour 2003 « Carolus-Duran » à Lille, Toulouse et Williamston.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°135 du 26 octobre 2001, avec le titre suivant : Élèves attentifs mais turbulents

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