Eija-Liisa Ahtila

L'ŒIL

Le 1 mai 2002 - 928 mots

Qualifiées de « drames humains » par l’artiste elle-même, les productions cinématographiques, vidéographiques et photographiques de la Finlandaise Eija-Liisa Ahtila, née à Hameenlinna en 1959, ont le grand avantage de se situer aux limites incertaines de la fiction et du documentaire. Son regard doux et dur, profondément humaniste et inquisiteur à la fois, suit toujours le même scénario kaléidoscopé, à l’instar d’une enquête anthropologique préétablie selon des pratiques artistiques on ne peut plus originales.

Sous la forme de séries photographiques, de courts métrages et d’installations, Ahtila scrute l’évolution des mœurs et des mentalités, le changement dans le caractère, les transformations physiologiques d’une personne ou d’un groupe à une étape charnière de l’existence. Le thème identitaire, celui de la versatilité des sentiments ou encore des relations humaines au quotidien, sont analysés à la loupe et au grand angle sur écran unique ou multiple. Ce travail élaboré depuis plus de vingt ans, qui souligne magistralement l’importance de la vidéo et du film comme moyens essentiels d’analyse stratégique et critique des comportements individuels et sociaux, fait aujourd’hui l’objet d’une première rétrospective à Londres. Cet événement, très attendu, s’inscrit dans la suite logique d’une fulgurante carrière internationale tant dans les grands festivals de cinéma que dans le domaine de l’art contemporain. Imprégnée de philosophie de l’art, Eija-Liisa Ahtila a produit dès la fin des années 80 des œuvres d’esprit conceptuel, fondées sur le texte ou la photographie et dans lesquelles sont développés les thèmes du discours féministe et du rôle contestable joué par les institutions artistiques. Le but de ses recherches visait alors la construction de l’image, du langage, du récit et de l’espace, exprimée à travers des performances ou des installations telles que Wonderland. Dans les années 90, quand Ahtila étudie les techniques du multimédia et du tournage à Londres et à Los Angeles, une expression originale et pleine de force prend corps, utilisant principalement la vidéo et le film. Son travail est alors montré de manière égale au cinéma, à la télévision ou en galerie. Les relations humaines restent son sujet de prédilection : entre membres d’une même ou de plusieurs familles, entre individus de même sexe ou de sexe différent, entre amants... Ces événements réels ou totalement fictifs et étrangers à l’artiste sont « captés » de manière analytique.
L’étonnant Me/We ; Okay ; Gray (1993) reste sans doute l’œuvre fondatrice d’un mode d’expression rapidement maîtrisé : trois courts métrages de 90 secondes chacun (formant une trilogie), réalisés à l’origine pour être diffusés à la télévision finlandaise, suédoise et russe, entre des programmes de grande écoute. Ces mini-psychodrames, au dialogue saccadé joué par des acteurs professionnels, adoptent la forme fragmentaire et compacte des spots publicitaires. De fait, ils examinent non seulement les caractéristiques formelles et sémiologiques de la fiction télévisuelle, mais également ses impacts traumatisants. Me/We, l’histoire d’une famille « atomisée », met le doigt sur le concept de solitude confronté à celui de dépendance, du contrepoids entre identité individuelle et comportement collectif. Le film est constitué d’un monologue tenu par le père, parlant de lui-même, se comparant aux autres membres de la famille et leur attribuant même ses propos. Dans Okay, saynète centrée sur le portrait d’une personne, l’investigation porte sur les actes, les pensées et les sentiments d’une ou de plusieurs personnes au sujet d’une relation sexuelle. Enfin, Gray évoque la difficulté des choix à faire, inhérents à l’existence, notamment lorsque l’on se trouve face à un danger imminent. Sur le thème de l’accident atomique, trois femmes échangent ainsi réactions et sentiments.
En 1995, l’artiste réalise l’installation If 6 Was 9. Sur trois images cinématographiques simultanées, Ahtila mène une enquête intimiste sur les premiers émois sexuels et le désir au féminin à partir d’une série de confessions franches d’un groupe de jeunes adolescentes. Au seuil de l’âge adulte, leurs émotions semblent hésitantes, fluctuantes, entre puérilité et précocité.
Encore, dans une autre œuvre de l’artiste, Anne, Aki & God (1998), cinq moniteurs, deux vidéoprojections, trois petits murs et un lit constituent l’environnement d’une installation dans laquelle le public se retrouve confronté à un mélange de voix intérieures et de monologues. Ahtila invente ici un personnage imaginaire (Aki) qui, sous l’emprise d’une hallucination de nature paranoïaque, part à l’aventure en quête d’une femme idéale dénommée Anne. Confortée et guidée par une cohorte de personnages aussi hétéroclites qu’extravagants, incluant Michael Jackson et Elizabeth Taylor, l’entreprise futile conduite par Aki est racontée de façon pathétique. Mais 1999 apparaît réellement comme l’année de sa consécration, notamment avec la présentation à la Biennale de Venise de l’installation Consolation Service. Composée de deux écrans côte à côte, cette œuvre démantèle l’aspect chimérique du récit cinématographique. A l’instar d’un véritable film documentaire de type « cinéma-vérité », le narrateur et la caméra sont carrément montrés à l’image. L’illusion de la vision est ainsi trahie et anéantie. L’utilisation d’une caméra chancelante tenue à la main rappelle encore les procédés techniques téméraires du groupe Dogma 95 conduit par le Danois Lars Von Trier. Dans l’ensemble de sa production, Eija-Liisa Ahtila combine habilement les effets de styles ; le jeu croisé entre la vitesse, le faisceau d’images mixées et composites, le flux de pixels colorés ou encore les décrochements sonores en voix off, crée de nouvelles formes de récit propre à nous révéler. Faits implacables crûment exhibés ou aventures imaginaires poétiquement esquissées, ces histoires sont d’authentiques contes contemporains, libres de toute interprétation dogmatique et linéaire. Eija-Liisa Ahtila l’affirme sans détours : « (...) les histoires, ce n’est qu’une question de point de vue ».

- LONDRES, Tate Modern, 25, Sumner Street, tél. 207 887 8000, 30 avril-28 juillet.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°536 du 1 mai 2002, avec le titre suivant : Eija-Liisa Ahtila

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