Des privés à la rescousse du public

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 11 mai 2011 - 998 mots

En Inde, les musées privés viennent combler le vide institutionnel. De nouveaux lieux, impulsés par de grandes collectionneuses, sont en gestation.

Dans un pays grevé par les problèmes sanitaires et la corruption politique, plombé par l’état déplorable de ses infrastructures, l’art contemporain est nécessairement le cadet des priorités. Au point que lorsque l’Inde fut invitée en 2007 à orchestrer un pavillon national à la Biennale de Venise, le pays déclina l’offre, avant de se raviser cette année. « Il y a un décalage entre le rythme d’avancée des pratiques contemporaines en Inde et le conservatisme des institutions. L’éducation artistique est dans une situation déprimante et les collèges artistiques sont les parents pauvres des filières professionnelles », déplore Ashok Vajpeyi, président de la Lalit Kala Academi, à New Delhi. « Les gens sont intéressés par l’art ; il n’y a toutefois pas assez d’expositions pour aiguiser leur intérêt, ajoute l’historien de l’art Saryu Doshi. Certains artistes seraient prêts à donner des œuvres aux musées, mais ils se demandent si elles seraient bien conservées. » Une visite de la National Gallery of Modern Art de New Delhi montre à quel point l’établissement est passé à côté de toute la scène actuelle. L’exposition « Anish Kapoor » [lire p. 4], présentée dans une extension récente du musée, n’a vu le jour qu’au terme de dix ans de discussions. Encore a-t-il fallu l’apport du mécénat privé, à hauteur de 650 000 livres sterling (730 000 euros). 

Philanthropie
Une poignée de collectionneurs tentent par leur engagement de combler les carences institutionnelles. Lekha et son fils Anupam Poddar furent les tout premiers soutiens de Sudarshan Shetty et Subodh Gupta. En 2008, ils ont fondé la « Devi Art Foundation » à Gurgaon, près de New Delhi. « Nous sommes entrés dans le paysage institutionnel alors que des organisations gouvernementales comme le Lalit Kala Akademi ou la National Gallery of Modern Art n’avaient pas de vision, ou de politique d’encouragement des pratiques contemporaines pointues comme la vidéo, la photographie et les installations », explique Anupam Poddar. 
De son côté, la collectionneuse Kiran Nadar a ouvert son musée « Kiran-Nadar Museum of Art » (KNMA), tout d’abord à Noida en 2010 sur le campus de la société de son mari, HCL Technologies, puis en janvier dernier à proximité d’un centre commercial à Delhi. Celle-ci ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, puisqu’elle envisage l’achat d’un terrain à New Delhi pour y construire un musée permanent, offrant aussi bien des ateliers pour enfants que des plateformes de discussion. « L’habitude d’aller dans les musées en est encore à ses prémices. En Inde, l’art a besoin de plus d’équipements, estime-t-elle. J’espère que le KNMA aura un effet boule de neige, et que certains collectionneurs seront inspirés par l’idée de partager leurs collections avec le public. Je sais que la philanthropie prend cinquante à cent ans à mûrir dans une nation. L’idée de don commence à peine à faire son chemin, car notre économie vient tout juste d’atteindre un niveau de prospérité lui permettant de rendre à la collectivité. » 

Musée prototype
Magnat du sucre dans le sud de l’Inde, la collectionneuse Rajshree Pathy est en train de monter le « Coimbatore College of Contemporary Arts » (CoCCA) dans les anciens entrepôts d’une fabrique de textile. L’établissement devrait offrir un enseignement sur le commissariat d’exposition et la critique d’art, mais aussi abriter sa collection composée d’œuvres tant de Rameshwar Broota ou de M. F. Husain que d’artistes contemporains comme T.V. Santhosh. Dessiné par les architectes suisses Herzog & de Meuron, le « Kolkota Museum of Modern Art » (KMoMA), dont l’ouverture est prévue en 2013 à Calcutta [lire p. 21], relève d’un partenariat inédit public-privé. Si un tiers du budget doit être levé auprès des privés, deux tiers seront octroyés par le gouvernement du Bengale-Ocidental. « Calcutta a deux cents ans d’intérêt dans l’engagement culturel, définitivement plus qu’à Delhi ou Mumbai. C’est la ville où le modernisme indien est né sur le plan politique, économique et culturel », souligne Rakhi Sarkar, administratrice du musée et elle-même galeriste. « Il existe à Calcutta quinze musées ne disposant pas de lieux pour exposer. Une partie de leurs collections pourrait être abritée au KMoMA, poursuit Rakhi Sarkar. Déjà des artistes et des successions ont exprimé le désir de faire des dons. Ce musée servira de prototype en aidant à développer l’expertise. » C’est aussi sur le montage public-privé que table la future « Biennale de Kochi-Muziris », prévue en novembre 2012 sous la houlette de l’artiste Krishnamachari Bose [lire p. 21]. L’État indien et le gouvernement du Kerala devraient ainsi investir respectivement à hauteur de 30 % et 40 % du budget.
Les mentalités changent lentement. Lors de l’inauguration de l’exposition « Kapoor » à  la National Gallery en novembre 2010, Sonia Gandhi a regretté que l’art soit si peu intégré dans les espaces publics. En avril 2010, la Fédération des chambres de commerce et d’industrie indiennes a adressé au gouvernement des recommandations, parmi lesquelles la possibilité pour les entreprises de défalquer l’intégralité de leurs actions en matière artistique et la suppression de la taxe à l’importation pour les œuvres d’art, qui s’élève à 14 %. Kiran Nadar a d’ailleurs bénéficié d’une exemption, faute de quoi elle n’aurait pu rapatrier de Londres des œuvres désormais visibles dans son musée de New Delhi. 

Le mécénat discret des Savara

Rajiv et Roohi Savara ont constitué depuis 2000 une collection impressionnante des œuvres du collectif Progressive Artists’ Group, et sans doute la plus importante de Vasudeo S. Gaitonde et de Rabindranath Tagore. Mais ces amateurs ne se contentent pas d’accumuler. Ils ont créé une fondation décernant une bourse annuelle pour un étudiant issu de l’université Lincoln-Barnes Visual Art Center (Pennsylvanie). Ils financent aussi le catalogue raisonné de Gaitonde. Leur souhait est, à terme, de donner leur collection à un musée. « L’art appartient au peuple indien, insiste Rajiv Savara. Il est important que les générations futures puissent en profiter. C’est une question de responsabilité. »

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°347 du 13 mai 2011, avec le titre suivant : Des privés à la rescousse du public

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