Dada valeur-refuge

Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1995 - 2092 mots

En 1989, j’ai donné une esquisse internationale d’un Journal du mouvement Dada. Je me suis à cette occasion rendu compte que cette tentative était, significativement, la première. Les deux ouvrages de référence étaient alors d’une part, le volume anthologique de Robert Motherwell, Dada Painters and Poets (1951), qui a révélé aux États-Unis un choix important de textes et manifestes originaux, d’autre part en France, une Histoire du Dadaïsme parisien (Sanouillet, 1965). Ce qui en dit assez long sur le refoulement de Dada dans l’histoire de notre culture. Sa \"découverte\" muséale aujourd’hui, avec des accents triomphalistes (\"Imaginez la joie de Kurt Schwitters\", \"Enfin à Paris\", etc)1, ne témoigne que du temps mis à reconnaître cette œuvre, comme tant d’autres qui restent à découvrir en France, après les sempiternels Dali, Ernst, et autres (sur) Réalismes.

L’épreuve de l’histoire
En entreprenant ce travail, en traduisant Kurt Schwitters en France, je prenais un risque. Que Dada restât une valeur underground avait certainement son sens, celui d’une effervescence, d’une critique sous-jacente auprès de laquelle il était toujours possible d’interjeter appel contre le conformisme de la culture ambiante.

Que ce soit au sujet de Johns ou Rauschenberg (Néo-Dada), ou sous la plume de Restany (Nouveaux Réalistes), de Maciunas (Fluxus) ou Tinguely2, notamment dans des manifestes ou déclarations que j’ai souhaité réunir dans le volume Et tous ils changent le monde3 à l’occasion de la biennale du même nom, où j’ai montré un fil incandescent qui, de Tzara à Maciunas, se prolonge jusqu’à Burroughs (qui appelle Tzara "The Man from Nowhere"), David Hammons, Kawamata, Buren, Kabakov, Cage.... "écrire sur quelque chose, c’est le périmer"4. Je fis le pari que Dada supporterait l’épreuve d’un livre en­gagé.

Un jury de conservateurs et historiens d’art sanctionna (dans les deux acceptions du mot ?) mon livre au Louvre, par la voix du ministre de la Culture. Mo­ment paradoxal, vécu avec amusement de part et d’autre5.

En un sens, ceux qui rendent aujourd’hui hommage à Dada sporadiquement, dans certaines pratiques ou discours artistiques, sont conscients de ce refoulement et jouent sur une certaine culpabilité. Il a fallu beaucoup de couches de peinture surréaliste, et de discours dans les manuels sur le caractère positif de Breton après le prétendu nihilisme dada, pour masquer par exemple les écrits de Tzara, la prodigieuse intelligence du personnage, toujours méconnu6. Et il y a lieu de revenir sur ce moment particulièrement intense dans l’art de ce siècle.

Un vide idéologique
Dans l’actuelle "crise de l’art", dans la relation de l’art à l’institution, au public, aux événements du monde, l’art n’est plus en prise directe, fonctionne mal en circuit fermé, a perdu l’intensité et la pertinence de cet état de grâce et d’urgence que fut Dada. Dans ce climat, Dada est devenu une valeur-refuge, et symptomatiquement, peut-être la seule, en raison de sa capacité de refus. En plein apparent consensus en faveur de l’art, dont on a pu voir au vingtième siècle de nombreuses formes, le sentiment général secrète un malaise.

Vide idéologique, désarroi éthique, impuissance individuelle7, nostalgie d’un art qui soit à la fois neuf et une protestation, dans le même mouvement, sans être pour autant un art politique, engagé, un art à thèse.

L’émergence de Dada est cette épiphanie, cet instant où produire un collage est un geste à la fois artistique et politique, simultanément création et refus d’un art soumis à son temps, signe de vie pure. Quand le refus ne semble plus pouvoir s’exprimer nulle part, est-il si étonnant qu’on l’attende de l’art, en tant qu’activité libérée des contingences ?

En cette fin de siècle, c’est toute sa jeunesse, toute sa protestation qui font défaut. Une "rhétorique néo-dadaïste", ou une "nostalgie" des attitudes de l’époque ne calqueraient qu’un seul aspect d’un mouvement qui reste mal connu, et pour cause : Dada est d’abord un mot, un cri de ralliement, un slogan.

Un parfum de rupture
C’est pourquoi il y avait quelque amusement à s’y consacrer, à en faire livre, à jouer le jeu, affirmer cet acte artistique au même titre qu’un authentique mouvement. Et certes, parce que créé, constitué par une diaspora d’artistes ralliés sous ce vocable, Dada était un mouvement plus vrai que bien d’autres (le Cubisme par exemple), et différemment, puisqu’il avait établi lui-même ses critères et son appelation. Dans la succession des avant-gardes, Dada a pris date, résolument à part. Tzara a récusé les laboratoires formels, le concept d’art moderne, la presse8, posé des questions cruciales sur les fonctions et utilisations de l’art et de la culture.

Dada, les dadaïsmes ont développé un art radicalement autonome, ce qui était "subversif" en soi, et automatiquement critique envers une conception dominante qui attendait une culture qui flattât (ou au moins ne s’opposât pas à) sa position sociale. Dada a montré que la culture était, non une religion révélée, mais une fabrication des hommes et, à ce titre, un lieu de trans-formation, d’invention de la vie à venir.

En pleine Guerre mondiale, la Première, les dadaïstes ont compris que le nerf de la guerre cette fois serait l’art, ce qui s’est vu confirmer lors de la Seconde, quand l’une des motivations premières du national-socialisme fut, avec le terme d’art "dégénéré", l’élimination des artistes et des intellectuels, et de leur art.

Il reste qu’une lecture véritable du phénomène Dada a été oblitérée par un parfum de rupture, de fracas, que la plupart des manifestes d’une grande richesse théorique, produits par le mouvement, restent méconnus. L’appel à un art élémentaire, le manifeste présentiste, les déclarations Merz, les manifestes de Tzara lui-même restent, tout simplement, à découvrir.

Du Dadaïsme, ce qui a resurgi régulièrement dans les pratiques artistiques, c’est soit leur manière de s’autoriser un retour fréquent au ready-made, à la métamorphose de l’objet, soit un certain vocabulaire dadaïste ou son élan. Les références les plus explicites furent celles des situationnistes, les premiers à avoir emprunté des termes comme la "séparation", la "misère" (de la cathédrale de la misère érotique de Kurt Schwitters à la misère en milieu étudiant), mais aussi les derniers. Dans son ultime film, Debord ironise sur le Néo-dadaïsme et le "Dadaïsme d’État"9.
 
Pour s’en tenir au plan plastique, le ready-made n’est qu’un aspect de Dada, sinon du seul Duchamp qui y a d’ailleurs recouru avant l’existence de Dada, dès 1913. Pour intéressante qu’elle soit, la problématique du ready-made, loin d’être épuisée (Bertrand Lavier l’a relancée avec beaucoup d’à-propos) ne constitue qu’une facette de Dada. Ceci doit être dit dans la mesure où nombre d’attaques récentes contre l’art contemporain10 se focalisent sur cet aspect et visent ainsi directement ou indirectement Dada, ou ce qu’on lui attribue.

Si une forme de rhétorique imitative ou de répétition (compulsive ?) devait prendre plus de consistance ou se généraliser, elle serait en effet non seulement inappropriée mais ne saurait se réclamer de Dada (Arp : "Dada est pour le sens infini et les moyens définis"), qui est d’abord l’exemple instantané, spontané, d’une réaction inventive, protéiforme, polysémique, théorique, artistique, poétique, politique.

Ce qu’ont très bien assimilé Fluxus, Cage et Cunningham, Tinguely, Oldenburg, pour ne citer qu’eux. Il n’y a chez eux de référence à Dada que par l’élan qu’ils y reconnaissent, et par l’utilisation dynamique, "présentiste" de certains de ses aspects. Le caractère spectaculaire, provocateur, humoristique des performances de Fluxus (One for violin, solo), l’indétermination et l’indépendance des deux disciplines (musique, danse) chez Cage-Cunningham, le mouvement et la récupération de l’objet trouvé chez Tinguely, la métamorphose et l’emphase de l’objet chez Oldenburg, pour les caractériser schématiquement.

L’apparente fortune critique ou historique de Dada (j’y assume ma part), ces heures-ci, me paraît d’abord conjoncturale mais n’en doit pas moins être examinée de près. Le point de vue historique n’est pas le point de vue artistique : Dada a récusé par avance l’historicisation mais s’est aussi, à certains moments, incarné comme "anti-art", ou plus exactement comme anti-culture. Si écrire l’histoire de Dada, c’est ipso facto se retrouver en situation d’historien, le sujet appelle de la part de l’auteur un exercice singulier et passionnant, donner à voir le moment vécu à l’époque, et non pas reconstituer a posteriori une trame maniaco-mécaniste, formaliste ou historiciste.

La question n’est vraiment pas qui le premier a accompli tel ou tel acte dans l’histoire des avant-gardes mais plutôt de quel sens sont dotés, dans quel contexte, un geste ou une forme. D’où l’importance des écrits. Ceci vaut tant pour jauger les œuvres antérieures au mouvement Dada que les œuvres ultérieures, y compris les plus récentes.

Schwitters écrivain
Quand à l’intérêt dit historique, il peut être neutralisant et se retourner contre l’art lui-même. Faut-il vraiment par exemple, quand on montre Kurt Schwitters (et qu’on imagine sa "joie"), enserrer la fulgurance Merz entre ses débuts expressionnistes et les travaux alimentaires, portraits et paysages, des durs moments de l’exil ? Je ne le pense pas. Faut-il donnner à lire Anna Blume, le recueil qui, en 1919, le rendit célèbre, non comme peintre mais comme écrivain. Oui. Cette attitude n’est pas moins historique, elle nous projette dans l’époque et réamorce, par le biais de la matière écrite, l’audace et l’inventivité du collage.

Contre la "récupération" tardive d’images auxquelles l’œil a fini par s’accoutumer, le travail littéraire offre l’avantage d’être resté inconnu et plus surprenant. En somme, il n’y a pour l’instant de bon usage de Dada qu’à le réactiver dans les situations difficiles comme un agent gardé en réserve de la République des Arts. Ou, mieux, prendre la mesure de l’évènement et rejouer sa propre partie in present time.

1 - Dans cette campagne publicitaire, on fit parler Schwitters comme s’il n’avait pas lui-même pressenti et tourné en dérision sa postérité. En décembre 1930, Schwitters écrivait : "Mon temps viendra, j’en suis certain, ces mêmes critiques écriront alors : "Ce qu’ils étaient ignorants, ces gens d’autrefois, de ne pas reconnaître Schwitters, qu’est-ce que nous sommes malins, nous en revanche, de le reconnaître à présent". Je n’ai certes pas l’intention d’insulter des personnes qui ne sont même pas encore nées, mais je sais dès maintenant que dans la mesure où ils sont critiques d’art, ils seront tout aussi inoffensifs et tout aussi réticents à reconnaître quiconque le moment venu que leurs collègues d’aujourd’hui. C’est tout à fait humain et personne n’y peut rien, mais il ne faudrait pas qu’ils s’en vantent". Extrait de Moi et mes objectifs, texte intégral dans la partie Documents de Dada & les dadaïsmes, Gallimard, Folio Essais, 1994, p. 356-367.

2 - Sur le terme Néo Dada, voir Robert Atkins, Artspeak, Abbeville Press, 1990, p. 108-110.

3 - Biennale de Lyon, Réunion des Musées nationaux, 1993.

4 - Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977, p. 114.

5 - Les dadaïstes n’avaient-ils pas lancé une enquête "Faut-il brûler le Louvre ?", et Erik Satie n’avait-il pas déclaré qu’il ne suffisait pas de refuser une distinction, encore ne fallait-il pas la mériter ? J’ai évoqué mon livre dans Feu la culture, L’Infini, n° 31, automne 1990.

6 - Rimbaud moderne qui aurait survécu au Harar, Tzara, mondialement connu et estimé, a fait l’objet d’attaques souvent indignes, injustes, marquées au coin du ressentiment. Le poète, le théoricien, l’essayiste restent à découvrir (Oeuvres complètes, Flammarion, six volumes, 1975-1992).

7 - Du Verdun de la Première Guerre mondiale aux Sarajevo d’aujourd’hui, les discours valorisants n’empêchent guère les massacres.

8 - Tzara, en 1963, à Madeleine Chapsal : "On se laissait malmener par la presse, par la société, cela prouvait que nous n’avions pas composé avec elle. En somme, nous étions très révolutionnaires et très intransigeants. Dada n’était pas seulement l’absurde, pas seulement une blague. Dada était l’expression d’une très forte douleur des adolescents, née pendant la guerre de 1914 et pendant la souffrance."

9 - J’ai échangé plusieurs lettres avec Guy Debord après avoir souligné dans mon livre la proximité de certains de ses termes avec des déclarations de Georges Ribemont-Dessaignes ou évoqué Brion Gysin. En novembre 1989, il m’écrivait, après diverses sympathiques considérations : "On pouvait en effet penser, comme Brion Gysin, que tout était à recommencer sur le terrain de l’art ; ou penser, comme les situs, que tout était à recommencer hors de ce terrain. Ce qui est sûr, c’est que tout cela était à recommencer." Nous eûmes un dernier échange quand, en août 1994, je voulus reproduire la photographie de son inscription "Ne travaillez jamais" dans Dada & les dadaïsmes. Il acquiesça en précisant qu’il la considérait "comme la plus belle de [ses] œuvres de jeunesse ; et en tous cas, celle qui s’est toujours confirmée comme la plus sérieuse".

10 - Un ensemble de répliques a paru dans L’Art contemporain en question, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1994.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°16 du 1 juillet 1995, avec le titre suivant : Dada valeur-refuge

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