Art moderne

Cuno Amiet aux multiples chemins

Pont-Aven/Die Brücke, un pont entre les ponts

Par Adrien Goetz · Le Journal des Arts

Le 25 août 2000 - 1185 mots

L’originalité du Suisse Cuno Amiet semble difficile à saisir. Œuvre déchirée entre les grandes tendances du début du XXe siècle, elle n’est souvent comprise que comme un carrefour : l’exposition de Genève, centrée sur la phase la plus inventive de sa production, permet de mieux définir son style propre.

Amiet, “pons inter pontes”, comme dit en latin, avec esprit, le catalogue de l’exposition pour définir celui qui ne fut jamais “primus inter pares”. Pont entre les ponts, passerelle métallique entre l’école de Pont-Aven et le groupe qui s’intitulait précisément “Die Brücke”, Cuno Amiet ne sut jamais s’imposer comme un inventeur, un pionnier. Il est certes admis, dans les manuels, qu’Amiet compta au nombre des grands passeurs, un Suisse contrebandier de l’art du XXe siècle. Le risque est alors de ne voir en lui qu’un artiste sous influence, qui arrive trop tard ou trop tôt, et meurt trop vieux. Arrivé trop tard à Pont-Aven, en 1892, alors que Gauguin n’y est plus, il subit l’influence, pour lui déterminante, d’un groupe qui se disperse. Il se contente des tableaux suspendus aux murs de la pension Gloanec et discute plus avec Roderic O’Conor qu’avec Émile Bernard. Avec “Die Brücke”, il est trop vieux déjà et arrive trop tôt pour se fondre vraiment au groupe et en partager les recherches. Il lui donne la caution de son renom artistique, le poids que confèrent quelques années et quelques expositions de plus. Schmidt-Rottluff et ses amis comptent sur Amiet pour attirer Matisse ou Van Dongen. Entre-temps, en effet, il a accompagné le mouvement symboliste, mais en évitant le plus possible les symboles. Il a voué un culte ambigu, car doublé d’une ironique répulsion, à Ferdinand Hodler, le peintre de la Retraite de Marignan, grande fresque en costumes peinte à Zurich en 1900, apôtre de l’ornement et d’un retour aux styles historiques, auteur aussi de paysages inspirés et cosmiques.

Amiet joue dans l’art du début du XXe siècle un rôle d’agent pour le moins double, d’ambassadeur, mais d’un État fédéral des arts. Paul Klee écrit ainsi dans son Journal : “Il m’est arrivé d’inverser beaucoup de choses : j’ai entendu [...] Hansel et Gretel sans connaître le Ring, j’ai vu [...] Amiet avant Van Gogh.” C’est dire à la fois l’importance d’Amiet et sa faiblesse.

Rendre sa cohérence à l’œuvre
Le but d’une exposition consacrée à Amiet ne peut donc être que de poser la question de la cohérence de l’œuvre de celui qui ne se contenta pas d’être “le plus grand artiste suisse”, mais tenta d’élaborer, envers et contre tout, ce qui nourrissait son œuvre, un vrai style personnel. Dans le catalogue de l’exposition, George Mauner parle avec justesse des “expérimentations” d’Amiet, lui-même très conscient de cette multiplicité de son art au point d’en donner la formulation théorique : “Aussi variés sont les aspects du monde, aussi variée est ma peinture. Et je peux comprendre la question : tous ces tableaux sont-ils bien du même peintre ? Et ce peintre, qui aime l’unité, ne peut pourtant rien faire d’autre que la représenter toujours autrement.” Amiet se définit comme un “Vielverzeigte”, – littéralement un “ramifié”, celui qui marche sur divers chemins. Il donna libre cours à ses recherches en multipliant les séries avec une grande virtuosité, mais dans un esprit différent des “séries” de Claude Monet. Le même sujet, pour lui, est l’occasion de variations musicales, sur un même thème, selon des modalités différentes. Ainsi, vers 1904-1905, la série des lessives, que Klee vit comme des “essais de style”, tantôt proches de Sérusier, tantôt pointillistes, tantôt proches des Meules de Monet, ou monumentales comme une composition de Hodler. Le mérite de l’exposition est de montrer ces suites ensemble. En entendant leurs harmonies parallèles, le visiteur ne peut qu’être sensible à la force du dessin, à la composition parfaite de ces rectangles blancs, tantôt agités par le vent, tantôt raides comme des toiles à peindre. Technicien de la couleur, il parvient à faire oublier la figure, à montrer ce linge qui pend comme une succession de formes blanches, creusées d’ombres bleues ou mauves, sur le fond vibrant des arbres. Les Jeunes Filles en jaune, autre série, sont ainsi d’abord des nus et finissent par ne plus être qu’une savante combinaison de points : une pluie d’or, qui fait penser à Klimt, a enseveli les courbes de Danaé.

La démonstration tentée par l’exposition est donc convaincante. En dernière analyse, ce qui a manqué peut-être à Amiet pour assurer sa postérité, c’est une ultime métamorphose, un avatar hors de toute figuration. Trop attaché au dessin, à la ressemblance dans le portrait, pour se sentir attiré par les bouleversements de la représentation à l’œuvre après la Première Guerre mondiale, Amiet continua à développer une peinture qui devait beaucoup à l’expérience fondatrice de Sérusier et d’Émile Bernard. Reste maintenant à découvrir deux faces encore cachées de l’œuvre de Cuno Amiet : sa sculpture d’abord et enfin la production de son grand âge, quand, à plus de quatre-vingt-dix ans, il revint à une touche pointilliste, comme pour montrer qu’il n’était pas si fermé que cela à l’effacement du sujet, à cette abstraction qu’il avait toujours considérée comme possible sans jamais oser s’y adonner tout entier.

À voir aussi en Suisse :

Genève :
- La Création du monde, Fernand Léger et l’art africain, Musée d’art et d’histoire, 25 octobre-début mars À partir des décors inspirés par l’art africain de Fernand Léger pour le ballet de Rolf de Maré, La Création du monde, en 1923, cette exposition retracera la découverte des arts primitifs et leur influence sur des artistes comme Braque ou Picasso.
- Vivement 2002 !, 3e épisode, Mamco, 25 octobre-23 décembre Un accrochage collectif complété par douze nouvelles expositions monographiques dont des films de Philippe Parreno, des Expansions de César, ou encore de nouvelles pièces murales de Bernar Venet.
Berne :
- Paul Klee, August Macke et leurs amis peintres, Kunstmuseum, 27 octobre-4 février
Cent quatre-vingts peintures, dessins et gravures explorent trois années d’amitiés, de 1911 à 1914, ainsi que les relations que Klee et Macke entretenaient avec Kandinsky, Franz Marc, Campendonk, les Delaunay et Jawlensky.
Zurich :
- Jawlensky en Suisse, 1914-1921, 27 octobre-14 janvier, Kunsthaus, puis 26 janvier-13 mai, Lausanne, Fondation de l’Hermitage
C’est entre Saint-Prex, Zurich et Ascona qu’Alexej von Jawlensky (1864-1941) a réalisé ses séries de variations sur le portrait et le paysage qui l’ont conduit à l’abstraction. L’exposition réunira 140 œuvres du peintre et des artistes contemporains qui ont nourri sa démarche pendant cette période.
- Magnum, essais sur le monde, 9 septembre-29 octobre, Kunsthaus L’exposition du cinquantième anniversaire de l’agence de photoreporters fait une halte en Suisse (lire le JdA n°98, 4 février 2000).
l Bâle :
- Agatha Christie et l’Orient, Bâle, Antikenmuseum und Sammlung Ludwig, 29 octobre-1er avril 2001 La romancière avait épousé un archéologue dont les découvertes étaient source d’inspiration (lire le JdA n°107, 9 juin 2000)...

- CUNO AMIET, Musée Rath, Genève, du 31 août 2000 au 7 janvier 2001. L’exposition a été présentée à Berne, au Kunstmuseum, du 3 décembre 1999 au 27 février 2000. Catalogue par George Mauner, Therese Bhattacharya-Stettler, et al., Skira, 347 p.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°109 du 25 août 2000, avec le titre suivant : Cuno Amiet aux multiples chemins

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