Confidentiel Culture : le ministre lève le voile

Jean-Jacques Aillagon a dévoilé ses projets au « club » des directeurs des grandes institutions culturelles

Le Journal des Arts

Le 28 juin 2002 - 2027 mots

Réexamen des projets d’équipements culturels en cours de réalisation, réforme de la Réunion des musées nationaux, renforcement de l’autonomie et de l’autorité des chefs d’établissements, décentralisation et démocratisation culturelles, rayonnement international, droit des fondations et du mécénat, projet de loi sur le financement privé de la culture... Jean-Jacques Aillagon a dévoilé à huis clos sa méthode et ses objectifs. Les destinées du « 51 rue de Bercy », consacré au cinéma, et de la Cité de l’architecture et du patrimoine, au Palais de Chaillot, sont plus particulièrement remises en question.

PARIS - Le Journal des Arts s’est procuré un compte rendu de la réunion des présidents et responsables des grands établissements administrés par le ministère de la Culture, qui s’est tenue rue de Valois le 14 mai sous la présidence du ministre de la Culture. Nous publions les grandes lignes des interventions de Jean-Jacques Aillagon et de Guillaume Cerutti, son directeur de cabinet, ainsi que leurs réponses aux questions de l’assistance, que le ministre nomme le “club” des présidents. Celui-ci inclut, entre autres, le Louvre, Orsay, Versailles, le Centre Pompidou, la Bibliothèque nationale de France (BNF), l’École des beaux-arts, l’Institut national de l’histoire de l’art (INHA), l’Opéra, l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son (Femis), la Grande Halle de La Villette, la Cité des sciences, la Cité de la musique, l’Établissement public de maîtrise d’ouvrage des travaux culturels (Émoc), et des projets tels que la Cité de l’architecture et du patrimoine à Chaillot et le Musée du quai Branly...

Après avoir annoncé en préambule qu’il se situait dans le “sillon” de Jack Lang et de Michel Guy pour élaborer “un projet de service public de la Culture”, Jean-Jacques Aillagon a confié qu’il n’entendait pas redécouper les directions du ministère, bien qu’il soit sceptique sur certains “rapprochements”, comme celui de l’Architecture et du Patrimoine. Le ministre souhaite par ailleurs développer les liens avec les ministères des Affaires étrangères et de l’Éducation nationale. Concernant les établissements, Jean-Jacques Aillagon a rappelé qu’il “était très attaché à ce qu’ils aient une réelle autonomie et responsabilité”. Il préconise une “mise à plat de leur situation statutaire”, afin de renforcer l’autorité des chefs d’établissement, prenant l’exemple du président-directeur du Musée du Louvre, Henri Loyrette, vis-à-vis de ses chefs de départements. Le ministre a également évoqué la mise en place d’un “autre mode de financement” visant “à donner aux établissements la maîtrise de leurs recettes” et il annonce une réforme de la Réunion des musées nationaux (RMN). Aux yeux de Jean-Jacques Aillagon, ces institutions doivent faire preuve de leur “disponibilité à l’égard de l’ensemble de la nation”. Elles doivent “sortir de leur enceinte”, comme le Centre Georges-Pompidou l’a fait et “essaimer en régions”. “National” ne doit pas rimer avec “parisien”. Globalement, elles doivent élargir leur public.

Les enjeux internationaux sont mis en avant et notamment la nécessité de “former les élites culturelles étrangères” et d’ouvrir les effectifs des établissements aux spécialistes étrangers, citant de nouveau l’exemple du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou. Ces institutions doivent être “exemplaires” dans l’engagement vers la création, l’innovation et la recherche. Pour ce qui concerne les “projets nouveaux”, il convient de les “évaluer, de les installer définitivement et de les amender et les réorienter le cas échéant”, et ce d’ici septembre... Il faudra en conclusion donner toute sa lisibilité au projet global du ministère sur la législature. Guillaume Cerutti a souligné les nouveautés du décret d’attribution, dans lequel l’international est plus explicitement présent. Il évoque l’objectif d’une “amélioration du droit des fondations et du mécénat” et annonce un “projet de loi sur la question du financement privé de la culture”. Il sera en outre demandé au cabinet, “resserré sur le vertical”, d’être respectueux des directeurs de l’administration centrale et des établissements. Dans la discussion, Jean-Jacques Aillagon et son directeur de cabinet ont rappelé l’engagement de campagne de Jacques Chirac quant à une “sanctuarisation” du budget de la Culture dans une conjoncture difficile. Il n’y aura aucun “compromis” avec Bercy, selon Guillaume Cerutti. Le lancement d’une étude prospective sur la marge réelle du ministère et de ses établissements, compte tenu de la croissance prévisible des coûts salariaux, a été annoncé, tout comme l’évaluation prochaine de l’impact des événements et des politiques culturelles. Enfin, des contrats d’objectifs et de moyens continueront d’être mis en place entre l’État et les établissements publics.

Deux serpents de mer
Le lendemain de cette réunion, dans un entretien publié dans Le Monde daté du 16 mai, Jean-Jacques Aillagon confirmait son intention de réexaminer certains des grands chantiers en cours, sans hésiter à nommer deux d’entre eux : “En septembre prochain, il faudra apporter des réponses définitives sur la mise en œuvre de tel ou tel projet, comme l’occupation du bâtiment de Frank Gehry à Bercy par la Maison du cinéma, la Cité de l’architecture et du patrimoine à Chaillot.” Résultats immédiats de cette annonce, le début des travaux d’aménagement intérieur de l’ex-American Center et du Palais de Chaillot est suspendu aux décisions ministérielles. À Bercy, les marchés auraient dû être notifiés aux entrepreneurs au mois de mai, tandis qu’ils devraient théoriquement l’être à Chaillot avant la fin de l’été. D’ores et déjà, les créations d’emplois liées à la montée en charge du projet Bercy ont été gelées. Et le déménagement à Sens, pour leur restauration, de 2 500 moulages et maquettes du Musée des monuments français a été repoussé sine die.

De toute évidence, les contraintes budgétaires sont au cœur de la réflexion menée actuellement par le cabinet du ministre. La baisse d’impôts promise par le candidat Jacques Chirac risque d’entraîner d’importantes réductions des dépenses publiques auxquelles le ministère de la Culture n’échappera pas. De plus, l’auditorium de la Cité de la musique promis par Jacques Chirac, ainsi que la future Cité des archives, promise par Lionel Jospin, seront vraisemblablement tous deux confirmés. Deux projets avoisinant chacun les 150 millions d’euros d’investissement...

Forts de leur expérience, voire de leur traumatisme, à la tête du Centre Georges-Pompidou – Guillaume Cerutti fut le directeur général du président Aillagon pendant cinq ans –, le ministre et son directeur de cabinet sont avant tout extrêmement soucieux de contenir au maximum la dérive des budgets de fonctionnement des grands équipements culturels.

Vingt ans de pérégrinations
Des deux projets “mis en examen” par le ministre de la Culture, la Maison du cinéma – qui n’existe plus sous cette appellation, depuis longtemps déjà, mais sous le nom de code de “51 rue de Bercy”... –, est semble-t-il le plus menacé. Considéré “comme une priorité parmi les priorités culturelles” par le précédent ministère, l’avenir de ce Groupement d’intérêt public (GIP) pour le cinéma semble en effet problématique. En privé, Jean-Jacques Aillagon ne cache pas qu’il estime que le projet est bancal, que le bâtiment de Gehry ne convient pas, que les institutions réunies sous la bannière du “51 rue de Bercy” ne s’entendent pas entre elles... Il est difficile de lui donner tort sur ce dernier point, tant les relations entre la Cinémathèque française, la Bibliothèque du film (Bifi) et le Service des archives du film et du dépôt légal du Centre national du cinéma (CNC) sont tendues. Sans compter les soubresauts qui affectent périodiquement le fonctionnement même de la Cinémathèque française. Pour preuves, la récente et brutale éviction du directeur du Musée du cinéma Henri-Langlois, Laurent Gervereau, et les critiques acerbes du personnel, exprimées lors de la dernière assemblée générale, à l’encontre du directeur général de la Cinémathèque, Peter Scarlet ; une fronde qui pourrait même atteindre son président, Jean-Charles Tacchella... Dans ces conditions, Jean-Jacques Aillagon pourrait préférer favoriser une politique nationale de diffusion du patrimoine cinématographique à l’échelle des régions plutôt que de créer un centre qui a toutes les peines du monde à se constituer depuis que Jack Lang en a émis l’idée... il y a déjà vingt ans ! D’autant que les conditions actuelles n’ont plus rien à voir avec celles d’hier. Compte tenu de la multiplication des chaînes thématiques consacrées au cinéma, sur le câble et le satellite, l’offre de programmes a considérablement augmenté. Peu à peu, le secteur privé a pris conscience de la valeur marchande de son patrimoine et la question du repositionnement du “51 rue de Bercy” se pose. Enfin, le budget total des travaux s’élève à près de 28 millions d’euros, sans compter les 23,4 millions d’euros déjà dépensés par l’État pour l’acquisition de l’ex-American Center. Surtout, le budget prévisionnel de l’ensemble en régime de croisière devrait dépasser les 32 millions d’euros pour un effectif de 250 personnes environ.

Des projets imbriqués
Les origines de la Cité de l’architecture et du patrimoine remontent de leur côté à 1993. Mais le ministre de la Culture de l’époque, Jacques Toubon, avait simplement demandé à son directeur du Patrimoine, Maryvonne de Saint-Pulgent, de limiter sa réflexion à un Centre national du patrimoine. Installé dans l’aile Paris du Palais de Chaillot, il aurait regroupé, autour d’un Musée des monuments français entièrement restauré, un ensemble d’équipements consacrés au patrimoine : École de Chaillot, Médiathèque du patrimoine... Ce centre était conçu comme un regroupement de services existants et n’envisageait pas de se constituer en établissement public. Son coût d’investissement était compris dans une fourchette de 30 à 35 millions d’euros et son coût de fonctionnement ne devait guère dépasser la somme des coûts de chacune de ses composantes. Après l’alternance de 1997 et la fusion des directions de l’Architecture et du Patrimoine, François Barré, nouveau directeur nommé par Catherine Trautmann, a souhaité infléchir la proposition initiale afin qu’elle traduise l’élargissement de son champ de compétences. La mise en œuvre de la Cité de l’architecture et du patrimoine a été confiée en 1998 à Jean-Louis Cohen, nommé la même année directeur de l’Institut français d’architecture (Ifa). Profitant du départ programmé de la Cinémathèque française et du Musée Henri-Langlois pour la “Maison du cinéma”, l’architecte Jean-François Bodin a conçu pour la Cité un programme architectural occupant la totalité de l’aile Paris du Palais de Chaillot, à l’exception, bien sûr, des espaces dévolus au théâtre. L’abandon du “51 rue de Bercy” pourrait remettre en cause ce schéma et inciter la Cinémathèque à rester sur place... Reposant du même coup la question de l’avenir du Musée du cinéma, qui dépend de la Cinémathèque et dont les anciennes salles constituent les futurs espaces d’exposition temporaire du Musée de l’architecture. Outre le rapatriement de l’Ifa à Chaillot, l’inflexion majeure du projet Cohen concerne en effet le Musée des monuments français, transformé en Musée de l’architecture : une partie des moulages et des maquettes du fonds Geoffroy-Dechaume seraient exposés au rez-de-chaussée, tandis que tout le premier étage serait consacré à l’architecture du XIXe siècle à nos jours. Enfin, le projet actuel envisage la création d’un établissement public industriel et commercial, impliquant donc la nécessité de dégager d’importantes ressources propres. À mesure que la Cité de l’architecture et du patrimoine s’est étoffée, son budget d’investissement a suivi la même pente pour atteindre aujourd’hui 54 millions d’euros. Le ministère évalue son budget de fonctionnement à une dizaine de millions d’euros par an. Ultime handicap, le scepticisme avéré de Jean-Jacques Aillagon à l’égard du regroupement de l’Architecture et du Patrimoine au sein d’une même direction, et donc, peut-être, d’une “vitrine” réunissant ces deux dimensions. À ce sujet, le poste de conseiller technique a été découplé au sein de son cabinet : Anne Magnant est en charge des Musées et du Patrimoine, tandis que Christophe Dalstein a, entre autres, la responsabilité de l’Architecture. Selon nos informations, la nouvelle équipe écarterait absolument l’idée d’une fusion du Patrimoine et des Musées au sein d’une même direction, mais rien n’empêche de penser qu’une restructuration de la direction du Patrimoine et de l’Architecture (Dapa) pourrait être initiée à l’occasion du regroupement de tous ses services dans l’immeuble des Bons-Enfants, prévu à l’horizon 2004. D’autres directions centrales du ministère pourraient alors être concernées. Car si le nouveau ministre veut rester prudent en matière de structures, on prête volontiers des velléités de réforme administrative à son jeune directeur de cabinet. Jean-Jacques Aillagon semble, quant à lui, se soucier avant tout de problèmes de personnes. Il devrait les traiter dans un ordre décroissant d’urgence et de difficulté, tant il est vrai que son poste est éminemment politique...

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°152 du 28 juin 2002, avec le titre suivant : Confidentiel Culture : le ministre lève le voile

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