Art moderne

Cézanne et Pissarro, à chacun sa sensation

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 mars 2006 - 526 mots

Cézanne disait de Pissarro qu’il était « humble et colossal ». Tandis que Pissarro admira très tôt chez « ce curieux Provençal » toutes sortes de « grandes qualités ».

La convergence de la vision de Pissarro et Cézanne, notamment dans le mitan des années 1870, tient pour l’essentiel dans un rapport à la terre qui les distingue des autres artistes impressionnistes. Si, comme il le dit en 1895 au marchand Ambroise Vollard, Pissarro reconnaît qu’ils se sont réciproquement influencés, le peintre précise toutefois que « chacun gardait la seule chose qui compte “sa sensation” ». Il suffit de s’adonner au jeu des comparaisons en pointant certains sujets traités de concert par les deux artistes pour mesurer ce qui singularise la démarche de chacun.
Formé dans l’admiration de Corot et de Daubigny, Camille Pissarro s’est très tôt rapproché du monde de Millet, celui des paysans. Quand il ne s’applique pas à en montrer le labeur, comme dans cette Gelée blanche (1873) où l’on voit un paysan semer son champ dans la froidure de l’hiver, il s’attache à en exprimer la simplicité crue.
Influencé quant à lui par l’école provençale, curieux d’une tradition classique, Paul Cézanne aborde le paysage de façon plus formelle. Son intérêt pour les jeux d’ombre et de lumière et sa façon de rechercher ce qui structure les choses – comme en témoigne sa Vue d’Auvers (vers 1873) – marque toute sa différence de l’école de Barbizon.

Motifs identiques mais styles différents
Comparons les deux tableaux que Pissarro et Cézanne peignent du même motif – La Côte du Jalais à Pontoise – à 12 ans de distance. Autant celui de l’aîné se veut une description narrative du paysage, autant celui du cadet vise à embrasser l’espace à travers la transparence de l’air en zoomant sur un détail du paysage. Si Pissarro nous fait entrer dans son tableau de sorte à rejoindre les deux figures féminines qui y sont en promenade, Cézanne nous plonge quant à lui au cœur d’une nature enveloppante et subjective, image d’une harmonie générale.
En 1871, Pissarro vit à Louveciennes depuis 2 ans. Cette année-là, il en brosse de nombreuses vues, multipliant les effets de pluie sur les pavés mouillés, la neige sur le village ou l’éclosion du printemps sur les vergers alentour. Ainsi d’un tableau intitulé Louveciennes, peint par petites touches. Pissarro est soucieux de rendre compte de la paix simple qui y règne. Un an plus tard, Cézanne s’empare exactement du même motif. Si la composition d’ensemble est identique, tout y est beaucoup plus tranché, plus charpenté. Le dessin y est appuyé et les formes définies y affirment le soin d’une certaine géométrie.
Quoique le sujet soit différent, Le Petit Pont, Pontoise que Pissarro exécute en 1875 et Le Pont de Maincy que Cézanne peint en 1879-1880 ont quelque chose de semblable qui témoigne de la permanence de leur complicité, notamment dans l’usage d’une palette à dominante vert bronze. Mais si l’un use d’une matière grenue et d’un coup de brosse maçonné qui unifie la surface picturale, l’autre en appelle à une touche beaucoup plus régulière, quasi carrée, et à un puissant jeu de lignes qui qualifiera son style.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°578 du 1 mars 2006, avec le titre suivant : Cézanne et Pissarro, à chacun sa sensation

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