François Bordry, de la peinture... à l’eau !

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 2 novembre 2007 - 2009 mots

Aussi à l’aise dans le monde de l’art que dans le débat politique et le milieu des affaires, le président de Voies navigables de France se montre, dans un entretien à bâtons rompus, fin connaisseur.

Président de Voies navigables de France (VNF), élu de terrain, militant européen, François Bordry est aussi un passionné d’art contemporain qu’il considère comme une « sorte de phare » pour nous guider vers demain.

Le milieu de l’art actuel vous connaît bien, mais pas forcément le grand public amateur d’art. Pouvez-vous nous rappeler votre parcours ?
François Bordry : Je suis né à Quimper mais j’ai toujours habité dans le Loiret, où j’ai racheté la maison de mon arrière-grand-père à Puiseaux. Une bâtisse bourgeoise des années 1850, dans laquelle je rêverais d’ailleurs de faire un aménagement très contemporain !
Après des études secondaires et une khâgne à Condorcet, j’ai achevé une licence de lettres classiques à Nanterre, période qui reste un moment fort pour moi, en plein mai 68. J’y ai obtenu notamment un certificat d’étrusque, premier pas vers l’histoire de l’art, avant de poursuivre avec Sciences Po et une licence de droit public au Panthéon.
Parallèlement, chaque matin, j’effectuais une revue de presse pour la Commission européenne, car très tôt je me suis engagé à la fois dans des associations européennes et, en politique, dans le parti le plus européen, c’est-à-dire au Centre. Dans cette logique, je suis entré au service d’information du Parlement européen, puis Simone Veil, la première présidente de cette institution après son élection au suffrage universel en 1979, m’a appelé à son cabinet.
Ensuite, j’ai pris les rênes du bureau d’information du Parlement européen à Paris, puis de l’ensemble des bureaux en Europe. Cela a représenté plus de vingt ans de ma vie. L’Europe a grandi sous mes yeux : de six membres à neuf, puis à douze et vingt-cinq : chaque fois, en même temps, un formidable élargissement de mon horizon !

Comment avez-vous été conduit à présider le Fonds régional d’art contemporain de la région Centre ?
Élu à la Région en 1986, on m’a confié par la suite la présidence du Fonds régional d’acquisition des musées ainsi qu’un siège au conseil d’administration du Frac. Je me suis beaucoup impliqué, aidant par exemple la conservatrice du musée de Chartres, Maïthé Vallès-Bled, aujourd’hui aux manettes du très dynamique musée de Lodève, à acquérir en quelques jours un tableau de Soutine intitulé Les Escaliers de Chartres, ou évitant la dispersion d’une exceptionnelle collection de grès de la Borne ­pré­­sentée depuis au musée de Saint-­Amand-Montrond dans le Berry.
Mes connaissances artistiques s’arrêtaient au surréalisme, mais aucun autre élu ne s’intéressait à l’art contemporain ! J’ai rencontré Frédéric Migayrou, actuellement conservateur au Centre Pompidou, alors conseiller aux arts plastiques à la Région, qui venait d’orienter le Frac vers l’architecture. Il a compris avant d’autres qu’un Frac n’a pas les moyens d’acheter tout et partout et qu’il est préférable de le spécialiser, surtout sur un créneau en friche.

Les achats de certains Frac ont été beaucoup critiqués : manque ou trop d’audace, choix inconséquents... Quel jugement portez-vous ?
Entre critiques et compliments, je balance clairement en faveur des seconds. Certes, il peut toujours y avoir matière à critique, comme dans les musées. Parfois, au lieu de soutenir la création, comme c’était leur mission, certains Frac ont orienté leurs achats vers des œuvres historiques, en réalisant d’ailleurs toutes leurs acquisitions auprès des mêmes galeries… Mais globalement, avec l’assistance de la Délégation aux arts plastiques, des œuvres formidables y ont fait leur entrée.
Au final, les collections les plus intéressantes sont celles des Frac qui ont clairement choisi leur créneau : Marseille dans les installations, Bordeaux dans la photo, et d’autres...

N’y a-t-il pas toutefois un problème de visibilité des œuvres ?
Les Frac manquent de lieux pour exposer. Au Frac Centre, nous avons dû longtemps nous contenter d’organiser les expositions dans un garage, qui avait été choisi pour stocker les œuvres ! Peu à peu les Pays de la Loire, la Lorraine, le Centre, se sont lancés dans la réalisation d’espaces adaptés à leur mission : à Orléans, le Frac dirigé par Marie-Ange Brayer a engagé un projet architectural ambitieux ; à Nantes, une construction résolument moderne a été érigée, malheureusement presque à la campagne. L’art contemporain doit être présenté en zone urbaine dense, sinon il court le risque de demeurer élitiste et confidentiel.
Cependant, j’estime qu’avec relativement peu de moyens on peut néanmoins réussir à diffuser, en milieu scolaire ou dans des espaces municipaux… Départements et régions doivent y penser quand ils construisent collèges et lycées, mieux prévoir en amont les contrain­tes d’accrochage et de sécurité, si l’on veut développer le contact avec l’art.

Aujourd’hui vous n’êtes plus présent au Frac, mais en revanche, en tant que président de Voies Navigables de France, vous avez choisi de miser sur l’art contemporain pour moderniser la voie d’eau. Comment ?
J’ai délaissé en 1994 l’Europe pour prendre les commandes de VNF. Cet établissement public, chargé de l’entretien de 6 700 km de fleuves, rivières et canaux, souffrait de l’image vieillissante de la voie d’eau, laquelle était assimilée au célèbre feuilleton L’Homme du Picardie. J’ai entrepris de manière très volontariste de miser sur les artistes pour dépoussiérer cette administration.
Cela a commencé avec les cartes de vœux : Marin Kasimir, Guillaume Janot, Ryuta Amae, Claire Chevrier, George Dupin, Basserode, François Morellet, Gérard Collin-Thiébaut se sont prêtés au jeu. À chaque fois, VNF a acquis l’œuvre, commençant une collection d’entreprise exposée dans nos bureaux de Paris et de Béthune. Fabrice Hyber a été sollicité pour réaliser deux cents dessins sur les voies navigables à l’occasion des dix ans de VNF, édités dans un ouvrage offert à tous les éclusiers.
En 2005, pour la Nuit Blanche à Paris, nous avons soutenu la création Vaguement dans laquelle Morellet proposait sa vision du fleuve. L’an dernier, VNF a aidé le Centre des monuments nationaux
à monter une grande exposition photographique consa­crée à la Seine, rassemblant des œuvres de Doisneau, Cartier-Bresson, Willy Ronis, Atget, Pascal Lemaître… Pour le canal du Rhône au Rhin, destiné à accueillir du tourisme fluvial, nous avons passé une commande à Didier Fiuza Faustino pour révolutionner l’écluse de Saint-Symphorien, ainsi qu’au jeune artiste danois Jeppe Hein pour métamorphoser le tunnel de Thoraise. Le tout sera achevé en mars 2008.

Les voies d’eau, ce sont aussi un patrimoine historique à valoriser : comment insérer l’art contemporain dans l’œuvre de grands bâtisseurs comme Vauban ou Paul Riquet ?
J’ai conscience de la qualité de ce patrimoine bâti par Riquet, Perronet, Gauthey ou même Le Corbusier, et j’ai pris l’initiative de demander le classement du canal du Midi au Patrimoine mondial.
Quand le mode fluvial a été délaissé par les pouvoirs publics et que les crédits ont manqué, les ingénieurs et les techniciens ont été contraints de pratiquer le système D, la culture de la rustine, du béton pas cher. Lorsque l’argent est revenu, il a fallu réapprendre à ceux-ci à recourir aux architectes lors de la reconstruction d’ouvrages, à renouer avec la qualité lors de la réhabilitation de canaux ou de maisons éclusières, à restaurer à la chaux plutôt qu’au ciment...
La voie d’eau a la chance de pouvoir s’appuyer sur un patrimoine exceptionnel. Raison de plus pour ancrer nos infrastructures dans notre époque, en recourant à l’architecture contemporaine et à l’art contemporain, même si les lourdeurs institutionnelles ne nous aident pas à concilier ce riche patrimoine historique avec des œuvres ou des constructions novatrices… Sur le canal de Bourgogne, j’ai appuyé le projet du Consortium – le centre d’art de Dijon –, de faire réaliser par Shigeru Ban, que nous avions exposé au Frac Centre, une voûte de trente mètres en tubes de carton, afin de présenter au public un « toueur » qui remorquait les péniches pour franchir cette ligne de partage des eaux entre les bassins de la Seine et du Rhône.

À Lyon, à la confluence du Rhône et de la Saône, VNF mène une opération architecturale d’envergure sans précédent...
L’activité portuaire du port Rambaud avait laissé une friche de huit hectares au centre de Lyon, et nous avons cherché à monter avec Raymond Barre, maire de Lyon à l’époque, un projet d’urbanisme tourné vers l’eau, les loisirs et la culture. Son successeur, Gérard Collomb, a été convaincu à son tour. Jean-Michel Wilmotte a été choisi pour réhabiliter le magasin des Douanes, en liaison avec l’artiste Krijn de Kooning : il abrite la galerie d’art de Georges Verney-Caron et celle d’Olivier Houg. Le dock des Salins sera transformé par Jakob et McFarlane, avec la contribution de Bertrand Lavier, Rudy Ricciotti va construire un hôtel, et Odile Decq, directrice de l’école spéciale d’architecture de Paris – dont je suis président –, construira le siège d’une entreprise du tertiaire. L’artiste Felice Varini ajoutera sa marque à ce bâtiment en recouvrant chaque façade d’une photo sérigraphiée représentant le paysage tel qu’il était avant la construction...

Vous êtes aussi vice-président des Biennales de Lyon. Comment cette mission vous a-t-elle été confiée ?
J’avais accepté avec enthousiasme, en 2001, que VNF accueille la Biennale d’art contemporain dans « la Sucrière », un dock du port Rambaud. Le Grand Lyon souhaitait élargir l’équipe dirigeante de l’association des Biennales – je suis aussi administrateur du musée d’Art contemporain de Villeurbanne dans la périphérie de Lyon – et m’a choisi pour assister Bernard Faivre d’Arcier, le nouveau président des Biennales : il est lui-même plus tourné vers le spectacle vivant, ayant été longtemps le directeur du Festival d’Avignon. Moi, j’essaie ­d’apporter mes compétences complé­mentaires dans les arts plastiques. Notre rôle consiste à défendre les projets de la Biennale devant ses financeurs, les collectivités locales et l’État, mais aussi les mécènes.

Quels sont vos goûts en matière d’art contemporain ?
Je suis fasciné par le surréalisme – mais aussi par ses sources anciennes, Jérôme Bosch, Monsù Desiderio… –, par l’avant-garde russe, le futurisme italien. Parmi les artistes français d’aujourd’hui, j’aime beaucoup Fabrice Hyber, Franck Scurti, Delphine Coindet, Philippe Ramette ou Basserode.
Je plonge avec bonheur dans l’univers si bizarrement enchanté de Fabien Verschaere et dans celui de Barthélémy Toguo. J’adorerais aussi avoir une œuvre de François Morellet...

Vous qui connaissez bien la Sérénissime, que pensez-vous de la collection François Pinault à Venise ?
J’ai bien sûr vu à plusieurs reprises les deux expositions qui y ont été présentées et j’ai été surpris de n’y rencontrer, à chaque fois, que des compatriotes ! En voyant toutes ces œuvres installées en Italie, on ne peut que rêver aux nombreuses entrées qu’aurait pu drainer cette collection si elle était restée dans notre pays… Mais il y a eu un autre choix, celui de curateurs étrangers pour un amateur marchand, qui se polarise sur son image internationale et commerciale et dont la préoccupation n’est pas plus de valoriser des œuvres d’artistes français que de toucher un large public, touristes ou Vénitiens.
On a du reste l’impression, quand on contemple la collection, que tout est fait pour vous suggérer, rien qu’en entrant au palais Grassi, que vous êtes admis à faire partie des « happy few ». L’objectif n’est pas d’y tenter la moindre pédagogie sur l’art en direction des visiteurs. Ainsi mis en condition, vous n’avez plus, en sortant, qu’à vous précipiter dans les magasins du groupe Pinault pour acheter une robe Gucci ou un sac Bottega Veneta !
J’attache beaucoup d’importance à la qualité de la médiation culturelle. De ce point de vue, il y a en Italie un centre d’art que j’adore, c’est le château de Rivoli, près de Turin. Là-bas, l’artiste et son œuvre sont toujours soigneusement replacés dans leur contexte. À l’inverse, sous prétexte d’être fidèle à l’esprit de la collection, le centre d’art de Mouans-Sartoux, dans les Alpes-Maritimes, a pris un parti tellement minimaliste en termes d’information du public sur les œuvres présentées qu’il devrait afficher clairement que son accès est réservé aux membres de la secte !

Biographie

1947 Naissance à Quimper. 1979 Rejoint le cabinet de Simone Veil au Parlement européen. 1986 Conseiller régional. 1994 Présidence de VNF. 1998-2005 Présidence du Frac Centre. 2001 Lancement de deux commandes publiques de Jeppe Hein et Didier Faustino pour VNF. 2003 VNF, partenaire de la Biennale de Lyon. 2007 Réhabilitation du bâtiment des Douanes par Jean-Michel Wilmotte dans le quartier des Confluences à Lyon.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°596 du 1 novembre 2007, avec le titre suivant : Bordry

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