Bernard Foccroulle : « La culture est menacée, incontestablement ! »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 19 mai 2014 - 2144 mots

Le directeur du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence croit en la culture vivante et engagée qui relie les gens, les genres et les siècles entre eux.

L’œil Organiste professionnel reconnu, vous avez dirigé le Théâtre royal de la Monnaie à Bruxelles, avant de prendre les commandes du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence. La musique était-elle une évidence, dans quel milieu familial avez-vous grandi ?
BERNARD FoCCROULLE Je suis l’aîné d’une famille musicienne, de quatre enfants. Ma mère était pianiste, mon père mélomane, et la musique a toujours joué un rôle très important. Nous écoutions beaucoup de classique. C’est Bach qui m’a parlé en premier lieu : j’avais 5 ans quand j’ai demandé à jouer de l’orgue. La question de la modernité n’était pas vraiment au cœur de notre éducation artistique, j’en ai pris conscience à la fin de l’adolescence. Il y avait alors à Liège une réelle effervescence culturelle et beaucoup de passerelles entre les genres musicaux.

Très jeune, vous vous êtes engagé : communiste à 20 ans, directeur des Jeunesses musicales de Belgique à 33, fondateur de l’association Culture et Démocratie à 40… La démocratisation culturelle progresse-t-elle en Europe ?
La question de l’élargissement des publics se pose à travers toute l’Europe. Même en Allemagne, pays très décentralisé où la culture en général et la musique en particulier font partie de la vie sociale, familiale, scolaire. En France, des maisons d’opéra et des festivals ont engagé des actions qui commencent à porter leurs fruits. Les jeunes représentent plus du quart de la fréquentation à l’Opéra de Lyon ou de Strasbourg, et moins de 5 % dans d’autres… Ce qui me paraît essentiel, c’est de mener ces efforts de démocratisation dans un esprit de création, pour faire vivre le patrimoine culturel, ici et maintenant. La participation du public prend alors tout son sens. Soyons créatifs et trouvons des formes nouvelles de participation et d’interaction, y compris en associant professionnels et amateurs. J’ai été très frappé par les initiatives du London Symphony Orchestra, qui porte des projets exemplaires à cet égard.

La Philharmonie de Paris, cette salle de concert qui fait débat, ouvrira l’an prochain au parc de la Villette. Qu’en pensez-vous ?
Il manquait une grande salle de concert à Paris. Nous n’avons pas aujourd’hui l’équivalent des grands auditoriums d’Amsterdam, de Vienne ou de Berlin. C’est un chantier complexe mais important, dans une perspective historique, pour développer les publics. Sur d’autres continents, la musique classique prend un essor foudroyant : en Amérique latine, les orchestres se multiplient et le public est jeune ; en Afrique du Sud, le chant choral est particulièrement développé ; en Asie, les salles de concert et d’opéra poussent comme des champignons. L’Europe va-t-elle trouver les moyens elle aussi de passer la vitesse supérieure, pour éviter la routine et le vieillissement de l’auditoire ? La Philharmonie créera une nouvelle offre. La Tate Modern à Londres a apporté une autre dynamique, dans un paysage où l’offre muséale est pourtant sans commune mesure aujourd’hui avec ce qu’elle était il y a vingt ans. Reste bien sûr l’inconnue de la crise, qui peut avoir un impact sur la fréquentation.

On vous considère comme un passeur justement. En matière de création, vous aimez bâtir des ponts entre les disciplines artistiques, pourquoi ?
L’interdisciplinarité est une manière de remettre en vie notre patrimoine. À Aix, cet été, nous allons présenter une Flûte enchantée étonnante, grâce au metteur en scène Simon McBurney et à son équipe pluridisciplinaire. De son côté, William Kentridge propose une création visuelle sur Le Voyage d’hiver, nous donnant l’occasion de redécouvrir cette musique de Schubert et de régénérer la forme du lied, admirable, mais qui tombe en désuétude. Katie Mitchell, en résidence au festival, nous livrera sa lecture des cantates de Bach. Cette femme de théâtre britannique va inviter le public à revisiter ces œuvres, à se replacer dans cette chaîne historique et spirituelle qui nous relie à Bach, malgré l’écart temporel et les différences culturelles. Quel privilège que de revisiter ainsi le passé ! À mes yeux, ces artistes ne « modernisent » pas ces œuvres, ils ne les violentent pas : ils les remettent en vie, en font émerger la modernité, nous relient à elles.

Où puisez-vous votre propre inspiration ?
Deux sources se conjuguent. D’une part, mon inspiration me vient des artistes eux-mêmes. Aix est un observatoire privilégié du travail artistique, du processus de création. La manière dont les grands artistes regardent et perçoivent le monde me touche infiniment. Le regard de Patrice Chéreau sur les corps et les voix, celui de Kentridge sur le colonialisme et les totalitarismes, la sensibilité de Katie Mitchell aux grandes questions contemporaines… C’est passionnant d’entrer dans le « monde » (au sens que lui donne Hannah Arendt) de chaque artiste. L’opéra est le résultat d’un travail d’équipe, alors que le plasticien ou l’écrivain créent souvent dans la solitude.
D’autre part, ma sensibilité propre et mon travail artistique personnel contribuent à nourrir ma vision de l’art et de sa relation au monde. Je suis révolté par les déséquilibres économiques et sociaux, les conflits à caractère ethnique ou religieux, par la marchandisation galopante, par la dégradation de la nature et de l’environnement. En opposition à tout cela, la poésie est capitale, car elle ramène à la quintessence des choses. Je vois dans la poésie une forme de résistance, une qualité d’énergie indispensable, que ce soit dans la musique, la danse, les arts plastiques, la littérature...

Citez-moi quelques artistes poètes à vos yeux…

La poésie, c’est ce qui fait la différence entre les chefs-d’œuvre et le reste, c’est un mélange de grâce et de dépouillement. Bob Wilson, Luc Bondy, Christoph Marthaler, Abbas Kiarostami, Pina Bausch, Bill Viola sont de grands poètes au même titre que Dante, Rilke ou Paz. À travers ces artistes, on comprend mieux le monde qui nous entoure. Il y a toujours une référence au réel, mais ce scan du monde, via l’œil de l’artiste, le réinterprète. Sans l’artiste, à un certain moment, on n’entend plus, on ne voit plus la réalité du monde. Et sans le silence, il n’y a plus de musique possible !

Dans les arts plastiques, qui appréciez-vous particulièrement ?
Je ne suis pas un collectionneur, mais je suis sensible à l’art contemporain. Le sculpteur Giuseppe Penone me bouleverse dans son rapport à la nature, son œuvre d’arte povera est de la poésie à l’état pur, en particulier cette manière de ramener la vie dans un vieux tronc d’arbre. J’aime aussi les peintres flamands et allemands de la Renaissance. Je tente également en tant que musicien de créer des rencontres entre l’orgue et d’autres disciplines, telles que la danse ou la vidéo. Je viens de présenter à Bruxelles la première mondiale d’un concert en collaboration avec la vidéaste australienne Lynette Wallworth, que j’avais rencontrée en 2006 grâce à Peter Sellars et invitée à Aix en 2008. Nous avons choisi ensemble le programme musical et elle a filmé dans le désert des images qui donnent du sens à la musique, et inversement. Nous sommes dans un monde où l’image est très présente, mais comment faire en sorte qu’image et musique ne se neutralisent pas, mais se renforcent ? Nous avons cherché à allier poésie musicale et visuelle.

Aujourd’hui, les jeunes consomment souvent la culture en zappant. Qu’en pensez-vous ?
Le zapping n’est pas négatif, dans la mesure où il implique une disponibilité à l’égard de nombreuses formes d’expression artistique. Les jeunes générations sont plus aventureuses, elles ont un rapport vivant à la culture. Leur fréquentation de lieux culturels est très ouverte. Mais ce qui peut être négatif dans le zapping, c’est la difficulté, voire l’incapacité de se concentrer pendant un certain temps. Or, sans un minimum de concentration individuelle et collective, comment partager la force d’un concert ou une représentation théâtrale ?

Avec la crise des finances publiques partout en Europe, la culture est-elle menacée ?
Oui, incontestablement ! Cela dit, au festival d’Aix, nous avons plutôt bien traversé ces années de crise. Une étude d’impact économique que nous avons menée il y a deux ans a montré qu’un euro investi dans le festival en rapportait dix. La culture est fondamentalement productrice de richesse, elle rapporte en fait bien plus qu’elle ne coûte. Pourtant, dans nombre de pays aujourd’hui, les perspectives sont inquiétantes, particulièrement en Europe du Sud, en Espagne, en Italie et en Grèce. La création, les jeunes artistes, les projets socioculturels dans les quartiers urbains ne sont plus soutenus. On détruit le lien culturel et social. Il y a de gros problèmes aussi en Hongrie, au Danemark et même aux Pays-Bas, avec une forte poussée du néo-libéralisme. La France est jusqu’ici relativement épargnée, même s’il existe de grandes disparités d’accès à la culture, et une dualité sociale inquiétante. Or la démocratie est fondamentalement incomplète si la culture n’est pas largement partagée. Il faut sensibiliser le monde politique et économique aux enjeux culturels ; mais nous, artistes et responsables culturels, devons également nous interroger sur notre responsabilité propre. Faisons-nous assez d’efforts pour aller à la rencontre des jeunes et des publics empêchés, pour investir dans la création, pour développer les résidences d’artistes, pour sortir de la routine et explorer de nouvelles pratiques, de nouveaux modèles économiques, de nouvelles formes de diffusion ?

Le mécénat compense-t-il les coupes publiques ?
Le mécénat n’a pas pour mission de remplacer les financements publics, mais d’y apporter un complément très appréciable. En Europe, on a affaire à un mécénat d’entreprise, contrairement aux États-Unis où il s’agit de la philanthropie de particuliers. Au festival d’Aix, le mécénat représente globalement plus de 15 % de nos ressources (autant que la subvention de l’État !). Nous tentons de développer au maximum des partenariats pluri-annuels qui sont plus profitables pour chaque partie et permettent de mieux se connaître et de développer des collaborations en profondeur. Avec Vivendi, notre partenaire officiel, nos collaborations sont plus diverses et plus riches qu’il y a 5 ou 10 ans. En revanche, si le mécénat soutient des institutions ambitieuses comme la nôtre, il est trop peu actif auprès des jeunes artistes et des cultures alternatives. Or ces talents émergents sont trop souvent sacrifiés, alors qu’ils nous sont à la fois indispensables et fragiles. C’est pourquoi nous avons décidé de favoriser la circulation internationale des jeunes artistes lyriques au sein du réseau Enoa (European Network of Opera Academies) que nous pilotons et qui réunit onze institutions européennes. Nous avons également décidé de placer notre académie européenne non pas à la marge du festival, mais au cœur de celui-ci. Les artistes de différentes générations peuvent ainsi développer un dialogue passionnant et le festival s’en trouve rajeuni et revivifié.

Vous citez Amin Maalouf  qui affirme que le rôle de la culture est de fournir à nos contemporains les outils intellectuels et moraux qui leur permettront de survivre. Y a-t-il péril ?
Nous vivons une époque, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, où les plus grands dangers côtoient les plus formidables opportunités. À nous de tenter par tous les moyens de favoriser ce qui pourrait devenir une grande mutation de l’humanité. Mais les défis sont majeurs et, à bien des égards, terrifiants…

Pourtant les réseaux sociaux n’ont jamais été aussi actifs. Il y a du lien dans la société !
Les réseaux sociaux me semblent cristalliser cette contradiction du temps présent : ferments de socialisation, ils forment aussi des liens superficiels et peuvent donner lieu à des dérapages dangereux. À terme, les réseaux sociaux vont-ils aboutir à plus de lien social et plus de communication ou à davantage de solitude et d’atomisation ? La culture vivante, au contraire, nous relie en permanence à l’autre, elle nous relie même à travers les siècles, et d’un bout à l’autre de la planète. Elle nous permet de sentir notre appartenance à une humanité commune. C’est ce que j’appelle la dimension positive de la mondialisation, à l’opposé de la globalisation anarchique, chaotique, destructrice, qui induit peurs et replis. La culture peut participer à une forme d’expérience positive de l’altérité, à la question du vivre ensemble. Elle nous aide à reconnaître que nous ne sommes pas les mêmes mais que ces différences sont une richesse. À Aix et à Marseille, quand nous travaillons par exemple avec une chorale de femmes comoriennes et leurs enfants, cette collaboration génère à la fois beaucoup d’émotion partagée et de dignité retrouvée. Et pour un festival d’opéra, mieux intégrer la dimension du dialogue interculturel, c’est un défi fascinant qui nous relie à la fois à notre ancrage local (la diversité culturelle de nos villes) et à notre rayonnement international.

Repères

1953 : Naissance à Liège

1974 : Après des études au Conservatoire royal, il participe au Festival international d’art contemporain de Royan qui lance sa carrière

1992-2007 : Directeur du Théâtre royal de la Monnaie

2007 : Il prend la direction du Festival international d’art lyrique d’Aix

Depuis 2009 : Dirige la classe d’orgue au Conservatoire royal de Bruxelles

2014 : Création orgue/vidéo avec la vidéaste australienne Lynette Wallworth

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°669 du 1 juin 2014, avec le titre suivant : Bernard Foccroulle : « La culture est menacée, incontestablement ! »

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