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Bâle et la collection Staechelin : je t’aime moi non plus

BALE / SUISSE

Rudolf Staechelin avait prêté avant la guerre ses chefs-d’œuvre au Kunstmuseum de Bâle. Depuis que les cimaises du musée ont failli perdre deux Picasso, il y a cinquante ans, les Bâlois n’ont cessé de montrer leur attachement à ces toiles. Les descendants y sont sensibles… jusqu’à un certain point.

   Paul Gauguin, Nafea faa ipoipo ?, 1892, huile sur toile, 101 x 77 cm, collection particulière. Ce tableau a été vendu 300 millions de dollars au Qatar par la fondation familiale Rudolf-Staechlin en 2015/ © Beyeler Foundation.
Paul Gauguin, Nafea faa ipoipo ?, 1892, huile sur toile, 101 x 77 cm, collection particulière. Ce tableau a été vendu 300 millions de dollars au Qatar par la fondation familiale Rudolf-Staechlin en 2015
© Beyeler Foundation.

Tout commence par un collectionneur d’art moderne modèle, admiré et respecté par ses concitoyens. Né en 1881 au sein d’une famille d’entrepreneurs fraîchement enrichis que rien ne prédestinait au goût pour l’art, Rudolf Staechelin, magnat de l’immobilier faisant par la suite fortune dans l’industrie pharmaceutique, se lance dans des achats de tableaux – à l’instar de nombre de ses contemporains cherchant à établir leur réputation bourgeoise sur un socle culturel. Pourvu d’un flair réputé infaillible, il constitue au fil des ans une des plus belles collections de Suisse à partir d’œuvres principalement impressionnistes et postimpressionnistes françaises.

En dépit de sa discrétion légendaire, Staechelin autorise l’exposition de quelques tableaux issus de sa collection au Kunstmuseum de Bâle prêts qui, dans un premier temps occasionnels, prendront la forme de dépôts de plus longue durée. En septembre 1931, Staechelin intègre ses 200 tableaux à la « Rudolf Staechelin’sche Familienstiftung » créée par acte notarié, avec un but clair : « Par la création de cette fondation, le fondateur souhaite, s’il s’avérait nécessaire, assurer l’assistance et le soutien des membres de la famille Staechelin et maintenir l’esprit de famille des ayants droit de la fondation. »

Les tribulations commencent après la mort du patriarche en 1946. Son fils unique Peter, qui a repris les rênes de la fondation, doit faire face à la faillite de sa compagnie aérienne Globe Air après le crash meurtrier de l’un de ses appareils en 1967. Pour éponger ses dettes, il recourt à la vente de tableaux détenus par la fondation dont deux peintures de la période académique de Picasso, Arlequin assis et Deux frères. C’était sans compter l’attachement des Bâlois à ces tableaux exposés plusieurs décennies durant au Kunstmuseum. Du jamais-vu dans la cité bâloise : une mobilisation citoyenne est organisée et le gouvernement de la ville décide, à la suite d’une votation populaire, de l’achat de ces deux Picasso que Peter Staechelin accepte de céder pour 8,4 millions de francs suisses – un prix bien en dessous des 14 millions qu’il aurait pu en obtenir sur le marché. Touché par l’engouement populaire des Bâlois pour son art, Picasso offrira quatre tableaux supplémentaires au musée de la Ville.

Est-ce là l’origine du malentendu entre Bâle et les héritiers Staechelin ? À Bâle, cité à la longue tradition de mécénat d’art, on commence à fustiger l’appât du gain des héritiers Staechelin. Ruedi Staechelin, le petit-fils du collectionneur, qui préside la fondation après la mort accidentelle de son père en 1977, note de son côté avec amertume en exergue du catalogue de la collection comment « le prêt pendant des décennies au musée de Bâle avait fait naître des exigences dans le public. Subitement, le patrimoine de la fondation n’était plus considéré comme un bien privé dont nous pouvions disposer en toute liberté mais devenait presque un bien public ».

Dans les décennies qui suivent, les prêts de longue durée concédés au musée de la Ville se succèdent, les ventes d’œuvres de la fondation aussi. Nouveau coup de théâtre en 1997 avec le retrait soudain des œuvres mises en dépôt au Kunstmuseum pour protester contre la signature (non ratifiée) par la Suisse de la convention Unidroit sur les biens culturels volés ou illégalement exportés par la Suisse : craignant une restriction du droit des fondations, Ruedi Staechelin exile ses œuvres au Texas au sein du Kimbell Art Museum. La fondation suisse se mue alors en un « Rudolf Staechelin Family Trust » de droit américain. Protégées par cette nouvelle identité juridique, les œuvres sont annoncées de retour à Bâle en 2002 avec la signature d’un nouveau contrat de prêt au Kunstmuseum. Car malgré ces turbulences, le musée bâlois peine à refuser ces grandes toiles qui font le délice de son public et qui lui avaient fait défaut cinq ans durant. Ces œuvres semblent appartenir au patrimoine bâlois.

En 2015, enfin, nouvel éclat avec l’annonce de la vente d’un tableau iconique de la fondation, Nafea faa ipoipo (« Quand te maries-tu ? »)  de Paul Gauguin, pour la somme astronomique de 300 millions de dollars [272 millions d’euros] à l’émir du Qatar. Un affront pour le musée qui avait exposé soixante-dix ans durant la toile emblématique une aubaine pour Ruedi Staechelin à qui profite l’extraordinaire flambée des prix des œuvres de Gauguin, son grand-père ayant acheté le tableau en 1917 pour 18 000 francs suisses. « À l’image de l’homme, une collection est destinée à mourir », n’hésite pas à affirmer Ruedi Staechelin face aux critiques.

Un contrat de prêt conclu pour dix ans avec la Fondation Beyeler

Aujourd’hui il ne reste plus que la moitié de la collection originelle de Rudolf Staechelin dans le patrimoine de la fondation, mais parmi ces pièces se trouvent encore des chefs-d’œuvre, comme en témoigne l’exposition de dix-neuf tableaux jusqu’à début janvier à la Fondation Beyeler. Après le refus du Kunstmuseum de négocier un énième prêt, le Staechelin Trust a trouvé dans le musée du défunt marchand d’art bâlois, intime de la famille, un écrin pour ses toiles de Cézanne, Monet ou Van Gogh. Le contrat de prêt conclu pour dix ans stipule que les frais d’assurance, d’encadrement et de restauration sont à la charge de la fondation et, précision importante, qu’aucune œuvre ne pourra être mise en vente pendant la durée du prêt  la Fondation Beyeler s’engage, quant à elle, à exposer régulièrement les tableaux. « C’est la meilleure solution pour Bâle et les visiteurs », se félicite Sam Keller, le directeur de la Fondation Beyeler. De quoi ouvrir peut-être un chapitre apaisé dans l’histoire mouvementée de la collection Staechelin qui, décidément, ne peut se passer de la ville qui l’a vu naître.

Paul Gauguin, Nafea faa ipoipo ?, 1892, huile sur toile, 101 x 77 cm, collection particulière. Ce tableau a été vendu 300 millions de dollars au Qatar par la fondation familiale Rudolf-Staechlin en 2015/ © Beyeler Foundation.
Paul Gauguin, Nafea faa ipoipo ?, 1892, huile sur toile, 101 x 77 cm, collection particulière. Ce tableau a été vendu 300 millions de dollars au Qatar par la fondation familiale Rudolf-Staechlin en 2015/
© Beyeler Foundation.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°533 du 15 novembre 2019, avec le titre suivant : Bâle et la collection Staechelin : je t’aime moi non plus

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