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André Gunthert : « Soumission à l’univers commercial »

L’enseignant-chercheur en histoire visuelle, André Gunthert relève une privatisation de la consommation d’images érotiques et dans le même temps une érotisation de la sphère publique sous injonction commerciale.

André Gunthert est enseignant-chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), où il dirige la chaire d’histoire visuelle. Titulaire d’un doctorat en histoire de l’art sur l’imaginaire photographique en France, il est également directeur de la revue Études photographiques. Depuis 2009, il anime la plateforme collaborative Culture visuelle, qui rassemble les carnets de recherche de nombreux doctorants en histoire visuelle. Dans son blog « L’image sociale », il commente la lecture médiatique des grands faits de société, par le prisme de leur traitement visuel.

Entre les dossiers « spécial sexe » dans la presse, la marchandisation du corps – souvent nu – dans la publicité ou les expositions « Sade, attaquer le soleil », « Kâma-Sûtra » ou récemment « Larry Clark », on a l’impression que l’érotisme est devenu un thème central de notre univers médiatique. Peut-on parler d’une érotisation croissante de la société ?
Il est très difficile de parler d’une « érotisation » en général. Entre les clips de chanteuses dénudées et la censure du moindre bout de sein sur Facebook, on observe des pratiques très diverses selon les contextes. Parmi les éléments qu’il convient de distinguer, on a assisté au cours de la période récente à une privatisation de la consommation d’images érotiques ou pornographiques. Si le développement des communications électroniques engendre une plus grande disponibilité de tous les contenus, et par conséquent également des contenus à caractère sexuel, on constate en parallèle une hausse de la vigilance à l’égard de ces produits, avec le développement de dispositifs ou d’injonctions visant à un contrôle accru.

Ce serait donc le cadre et le contrôle de la question sexuelle qui nous donnerait l’impression d’une érotisation croissante ?
Mon impression est celle d’une sectorisation plus forte de l’espace public et de l’espace privé, avec une tendance au retrait des activités à caractère sexuel au sein de l’espace privé. Dans l’espace public, on observe une production accentuée de contenus érotisés à l’intention de publics spécifiques, en particulier des adolescents, dans un contexte commercial. Le clip vidéo est un bon exemple d’un produit d’appel gratuit, souvent fortement érotisé, qui vise une diffusion large (et se plie par conséquent aux contraintes légales), mais favorise également l’achat de produits musicaux. Les formes de communication apparemment plus individuelles, comme la publication de photographies privées des vedettes sur leurs comptes de médias sociaux, relèvent en fait de la même situation de teasing [harponnage] publicitaire. L’impression d’envahissement érotique de la sphère publique relève à mon avis essentiellement de la place accordée au commerce de loisirs ou de mode en direction du public jeune.

Pourquoi vers le public jeune ? Est-il réellement plus sensible que la génération précédente ?
S’agissant d’un public qui accède à la sexualité, on peut penser qu’il est plus facilement mobilisé par une communication érotisée légale. C’est du moins ce que semblent estimer les médias de masse.

La fréquentation des musées entre-t-elle dans ce commerce de loisirs ?
Les musées d’art ne s’adressent pas en principe au même public que les loisirs de masse. Ils visent de manière plus typique un public adulte, voire âgé. Le recours à une communication érotisée ou à des contenus à caractère sexuel présente dans ce cadre des aspects contradictoires ; en particulier parce que l’histoire de l’art occidentale s’est construite depuis la Renaissance sur une sublimation de l’érotisme consistant à en nier la dimension sexuelle. La nudité des statues antiques collectionnées par des prélats ou des princes catholiques a joué un rôle déterminant dans ce travail de purification symbolique, qui a fait de l’art l’un des rares domaines délivré a priori du soupçon d’obscénité (c’est ainsi qu’on peut expliquer l’exposition publique sans précaution particulière de la représentation d’un sexe féminin en gros plan, la fameuse Origine du monde de Courbet). Le retour de l’érotisme au musée correspond donc à une forme de désacralisation paradoxale, une manière de se soumettre aux normes de l’univers commercial.

Est-ce dans cette logique que vous avez parlé, commentant l’affaire McCarthy place Vendôme, de « l’épuisement du pouvoir de subversion de l’art » ? Pouvez-vous expliquer ce processus ?
Le « pouvoir de subversion » ou le « caractère émancipateur » de l’art sont des énoncés empruntés par le monde de l’art à la vulgate marxiste, sans qu’on n’ait jamais pu vérifier la réalité ni l’efficacité de thèses qui semblent aujourd’hui très fragiles. La sociologie de l’art a montré combien les goûts culturels restent tributaires des identités de classe. S’il a existé une vraie dynamique en faveur de la démocratisation de la culture, cette entreprise se heurte désormais à la régression du rôle de l’État imposé par les politiques néolibérales. Dans le même temps, les pratiques culturelles connaissent un puissant mouvement d’autonomisation. Le rôle de l’art dans la société, comme celui des élites avec lesquelles il reste étroitement lié, s’est considérablement affaibli. À sa manière, le recours à la formule de l’érotisation témoigne d’une banalisation des pouvoirs de l’art.

D’un autre côté, n’est-ce pas la rançon de la démocratisation de l’accès au musée ? De la Renaissance à Courbet, l’audience de l’art est restée plus ou moins confidentielle. Le sentiment de ne concerner que quelques privilégiés n’a-t-il pas simplement découragé les censeurs, le jeu n’en valant pas la chandelle ?
L’hypothèse est intéressante et le cas échéant peu rassurante. En effet, espérons que les musées ont autre chose à proposer que le recours stéréotypé à l’érotisation, qui constitue une réponse très limitée et peut-être contre-productive à la démocratisation. Il existe de multiples terrains à explorer, notamment du côté de la culture populaire, mais aussi de réécritures ambitieuses de l’histoire de l’art ou de l’archéologie, terrains qui pourraient se révéler bien plus attractifs.

Entre la disponibilité des contenus de tous types et la multiplication des discours sur la question sexuelle, l’érotisme n’est-il pas un concept démodé, issu d’une transgression qui n’en est plus une ?
C’est tout à fait juste de le noter. La réédition du vieux magazine Lui, sous la houlette d’une célébrité démonétisée de l’époque du Palace, Frédéric Beigbeder, n’a plus que le charme de la ringardise. À une époque où le combat contre le sexisme est devenu une valeur largement partagée des jeunes générations, l’attrait de la « bimbo » peroxydée a déjà commencé à pâlir. On peut s’attendre à ce qu’il paraisse aussi incongru, dans une quinzaine d’années, que le fait de fumer dans une voiture fenêtres fermées avec des enfants.

Le rapport du marché de l’art à l’érotisme a-t-il changé depuis 20 ans ?

Trois acteurs du marché de l’art donnent leur point de vue.

Marianne le Métayer, galeriste, galerie Vallois :
« Prenons certains de nos artistes qui ont réalisé des œuvres érotiques. Paul McCarthy, Pierre Seinturier ou Pilar Albarracin sont très différents et s’inscrivent chacun dans une logique propre, de long terme. C’est pourquoi il est impossible d’évaluer les ventes de manière déconnectée des artistes, selon le prisme de l’érotisme. En revanche, j’ai l’impression que si le porno chic inonde la mode, les musées sont plus prudes, peut-être parce que les artistes contemporains sont plus crus. Quand il y a quinze ans, on exposait les giclées monumentales de Murakami, aujourd’hui on scénographie des espaces clos interdits aux mineurs ».

Guillaume Piens, directeur de la foire ArtParis :
« J’ai l’impression que le marché est plus aseptisé aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Paris photo proposait une scène photo “trash“, qu’on ne croise plus guère dans les foires, ni même dans la plupart des galeries. Dans les institutions, certaines polémiques (autour de Mappelthorpe ou Larry Clark) illustrent un décalage étonnant entre l’audace visible dans les années 1970, voire 1990, et un certain puritanisme ambiant. En termes de liberté ou de désir, on n’a rien inventé par rapport aux années 1970 ».

Francis Briest, commissaire-priseur et coprésident d’Artcurial :
« Certes, il y a une évolution dans le rapport à l’érotisme, mais tout dépend de la définition donnée. Aussi la question du marché me semble faussée, elle est d’abord philosophique, sociologique, pas commerciale. Est-ce que L’Origine du monde est érotique ? L’est-elle à toutes les époques ? Et ce n’est pas qu’une question visuelle. Il faudrait inclure les écrits, les manuscrits. Je ne pense pas, en tout cas, que le caractère érotique soit un moteur des ventes ».

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°424 du 28 novembre 2014, avec le titre suivant : André Gunthert : « Soumission à l’univers commercial »

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