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Alain Genestar : « Ne pas céder aux pressions »

Directeur de « Polka Magazine »

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 10 février 2015 - 1422 mots

PARIS

Alain Genestar, directeur de « Polka Magazine », s’exprime sur la liberté de la presse et de la création à l’aune des récents attentats.

Ancien directeur de la rédaction de Paris-Match, Alain Genestar dirige le trimestriel Polka Magazine né de la galerie Polka créée en 2007 par ses enfants, Édouard Genestar et Adélie de Ipanema – une histoire de famille liée à la photographie et au photojournalisme. Alain Genestar est interrogé sur le contexte actuel des attentats contre les auteurs de Charlie Hebdo et ses conséquences sur la liberté de diffusion des images et des œuvres d’art.

Les tensions autour d’œuvres d’artistes relatives à la question de l’islam ou aux représentations de Mahomet se multiplient depuis l’attentat contre Charlie Hebdo. Au Pavillon Vendôme, à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), l’artiste Zoulikha Bouabdellah a décidé de retirer son installation Silence de l’exposition « Femina » à la suite du manque de soutien du maire face aux pressions d’une association de musulmans (par solidarité la plupart des artistes ont demandé le retrait de leur œuvre). En Belgique, c’est le Musée Hergé qui a annulé l’exposition en hommage à « Charlie Hebdo », après l’appel du bourgmestre informant ses responsables des « risques et dangers que pouvaient faire courir l’exposition au personnel du musée et à la population de Louvain-la-Neuve ». À Londres, c’est le Victoria and Albert Museum qui supprime en catimini de la base de données une œuvre représentant Mahomet. Depuis le 7 janvier, n’est-on pas rentré dans une hystérisation autour de la question de l’islam et de la représentation de Mahomet ?
La grande marche du dimanche 11 janvier a été une réunion de Français comme il n’y en avait jamais eue dans l’histoire récente. Cette marche appelait à plus de fraternité, plus de liberté. Les gens qui s’étaient rassemblés ne demandaient pas moins, ils demandaient plus. Quelques semaines après, on se rend compte que la traduction de cette demande est à l’opposé de ses aspirations. Le grand risque aujourd’hui est de céder aux pressions, que ce soit au niveau des collectivités territoriales ou venues d’ailleurs. Les politiques savent bien que si demain apporte une autre vague d’attentats, l’opinion publique leur réclamera des comptes, les accusant de n’avoir rien fait ou pas assez.

À Clichy, c’est cette tradition du sécuritaire qui prévaut. Si le maire, Gilles Catoire, ne prend pas la décision d’interdire l’exposition « Femina », il ne soutient pas pour autant l’artiste Zoulikha Bouabdellah face aux réactions, d’ailleurs exprimées de façon plutôt sobre, par une association musulmane de la ville. Au lieu d’appeler Zoulikha, de lui dire : “on va vous aider, vous protéger pour que ce que vous avez à dire puisse s’exprimer”, il se tait. Un artiste doit se sentir à l’aise quand il crée, expose une œuvre, tout comme un journaliste ou un rédacteur en chef doit l’être quand il rédige un article ou dirige son journal. À Clichy, Zoulikha Bouabdellah ne s’est pas sentie soutenue. Si elle renonce, ce n’est donc pas une autocensure, mais une forme de censure qu’elle a subie. Encore une fois, le message du 11 janvier ce n’était pas [une demande de] moins de liberté, mais [de] plus de liberté.

La situation actuelle n’engage-t-elle pas cependant à plus de responsabilité de la part des médias, mais aussi des institutions culturelles dans la représentation du fait religieux ?
Nous sommes tous responsables de ce que l’on dit, de ce que l’on écrit, publie, crée ou expose. À nous de considérer que le contexte d’aujourd’hui est un contexte dangereux. Mais tout est dans la tête des gens. Le vrai danger de l’après-« Charlie Hebdo », c’est de penser que tout ce qui touche à la religion et à l’islam est a priori une provocation, voire une insulte, et que cela met en danger ceux qui prennent la responsabilité d’exposer, de créer, d’écrire. Le danger, c’est une exagération des réactions sécuritaires ou prudentes. Mais l’exposition « Femina » à Clichy ne mettait en danger personne. L’installation de Zoulikha Bouabdellah n’était en rien une provocation ; elle était au contraire un message de liberté, d’émancipation magnifique adressée aux femmes. La « une » du numéro de Charlie Hebdo qui a suivi les attentats, celle avec Mahomet qui dit : « Je suis Charlie », c’est une très belle couverture d’apaisement.

Ce qui met en danger un artiste, donc une société, c’est le retrait de son œuvre. Allons plus loin : des militaires armés sur un trottoir, c’est de la communication pour les Français, mais un mauvais message envoyé aux terroristes. Car ceux qui nous font la guerre veulent nous placer en état de guerre, nous entendre prononcer, écrire ce mot « guerre ». Mais nous ne sommes pas en guerre. Ce qui s’est passé à Charlie Hebdo, c’est l’horreur mais ce n’est pas le 11-Septembre français. Le dire, c’est tomber dans le piège des terroristes et, d’une certaine manière, justifier les restrictions de liberté qui accompagnent les situations de guerre.

Voyez-vous une évolution de traitement dans les travaux récents des photojournalistes et plus largement des photographes sur la question du religieux ou de l’islam ?
Les photographes, je pense par exemple à Lizzie Sadin, France Keyser ou des agences comme Myop, travaillent depuis longtemps et en profondeur sur le religieux, l’islam et ces sujets sensibles. Ils continuent à le faire, leurs travaux sont en cours.

Mais ce que l’on constate, c’est que de plus en plus de régions du monde ne sont pas couvertes par les photographes ou plus généralement les journalistes. Les actions épouvantables des extrémistes de Boko Haram en Afrique sont racontées par les réfugiés. On sait, en recueillant leurs témoignages, qu’il y a des massacres, mais on ne voit pas les actes de guerre. D’où cette confusion autour du mot « guerre ». Faute de la voir, on l’imagine et c’est pire. La violence fait partie de nos sociétés et la manière de la montrer relève de nos responsabilités.

Sebastião Salgado, que la galerie Polka représente, a longtemps été critiqué et continue de l’être pour sa manière d’esthétiser la misère et l’exploitation humaine dans ses photographies…
Est-ce que l’on a reproché à Picasso de représenter Guernica, à Victor Hugo d’écrire Les Misérables ? Reproche-t-on à un écrivain son talent, à un journaliste de bien écrire, d’avoir un bon, un beau style ? Le débat sur l’esthétisation de la misère ou de la guerre est tombé aujourd’hui faute de combattants. Comme le fait de critiquer que des photographes « de guerre », que ce soit au sens militaire ou au sens social, disons des photojournalistes, exposent en galerie. Je me souviens d’un débat à Visa pour l’Image [le festival international du photojournalisme organisé chaque année à Perpignan] sur les photographes de guerre qui se retrouvaient en galerie tels que Luc Delahaye. C’était en 2006, un an avant la création de la Polka Galerie par Adélie et Édouard. J’étais encore à Paris-Match. Le débat était très animé. Et Raymond Depardon est monté à la tribune pour demander aux photographes quels étaient leurs reproches. Le fait de gagner de l’argent ? Vendre une photo à Paris-Match ou exposer en galerie, ce n’était donc pas bien ?

Magnum venant de fermer sa galerie du boulevard Saint-Germain, Polka est l’une des rares galeries françaises à représenter et montrer des photographes comme Gilles Caron, Stanley Greene ou Françoise Huguier. Il semble que tout un pan de la photographie ait encore du mal à être représenté en galerie ; pour quelles raisons selon vous ?
Une partie de nos photographes viennent de cette école de la photographie documentaire, de la photographie de presse. Mais c’est, je trouve, bien réducteur de catégoriser ces photographes de la sorte. Il faut parler d’« une » photographie, comme il y a « une » littérature, « une » peinture, avec des tendances, des genres différents. Les photographes que vous venez de citer sont des témoins, des passeurs. Ils nourrissent la mémoire des hommes. Et leur force, c’est d’avoir réussi à créer leur propre langage photographique, d’avoir utilisé ce médium pour raconter, dénoncer quelque chose. C’est pour toutes ces raisons qu’ils doivent être considérés comme des artistes et qu’ils ont toute leur place dans notre galerie. Les clivages sont des cloisons qui enferment, qui rétrécissent les champs de vision et les esprits. À Polka, nous accueillons les photographes que nous aimons, qui ont du talent bien sûr, mais aussi dont la vision du monde, de la société, des gens, portent des valeurs et contribuent à donner du sens à une époque qui a perdu ses repères et titube.

Retrouvez la fiche biographique d'Alain Genestar sur www.LeJournaldesArts.fr

Légende photo
Alain Genestar. © Photo : Ethan Levitas.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°429 du 13 février 2015, avec le titre suivant : Alain Genestar : « Ne pas céder aux pressions »

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