Histoire

RÉTROVISION

1796, Quatremère de Quincy s’insurge contre les spoliations

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 4 octobre 2018 - 821 mots

En s’opposant au déplacement des œuvres d’art ramenées d’Italie après la campagne de Bonaparte, l’archéologue et homme politique ouvre la voie à la lutte contre les pillages d’œuvres d’art.

Paris. Ces dernières années ont littéralement vu exploser les demandes de restitutions d’œuvres spoliées ou acquises dans des circonstances discutables, émanant essentiellement de pays autrefois sous le joug colonial. À tel point que le chef de l’État a récemment chargé deux experts – l’historienne de l’art Bénédicte Savoy et l’écrivain Felwine Sarr – d’étudier les conditions de restitution de certains objets conservés en France à des pays africains. Loin de faire consensus, ce débat divise les spécialistes en raison notamment du principe d’inaliénabilité des collections publiques. À vrai dire, ces questions taraudent intellectuels et penseurs depuis la naissance des musées. La date souvent retenue comme acte de naissance de la prise de conscience patrimoniale est ainsi 1796, année de la publication des polémiques Lettres à Miranda par Quatremère de Quincy (1755-1849). Ce brûlot contre les spoliations paraît alors que la toute jeune République, en guerre contre de nombreuses puissances étrangères, applique une politique de pillage systématique. Dès 1793, des troupes révolutionnaires rapportent quantité d’œuvres insignes de Belgique, de Hollande et des pays Rhénans. Selon la propagande, cette razzia supervisée par une commission est pratiquée au nom de la liberté ; les œuvres incarnant le génie de la liberté ne pouvant rester aux mains de despotes. En 1796, cette stratégie s’intensifie lors de la campagne d’Italie qui fait main basse sur les chefs-d’œuvre antiques et de la Renaissance. Tous ces trophées, y compris l’Apollon du Belvédère et le Laocoon, sont expédiés au Musée central des arts à Paris. À l’exception de quelques articles publiés dans des titres proches du camp royaliste, cette manne est accueillie avec enthousiasme par la majorité des penseurs français, y compris l’abbé Grégoire, pourtant grand pourfendeur du vandalisme. Les Lettres à Miranda de Quatremère de Quincy viennent donc brutalement secouer les consciences et bousculer l’unanimisme autour du concept naissant de musée encyclopédique centralisateur.

L’éminent spécialiste de l’Antiquité et du néoclassicisme se fait ici militant en publiant clandestinement une série de sept lettres adressées à son ami le général Francisco de Miranda, sous-titrées Lettres sur le préjudice qu’occasionneroient aux Arts et à la Science, le déplacement des monuments de l’art de l’Italie, le démembrement de ses Écoles, et la spoliation de ses Collections, Galeries, Musées, etc. Quatremère de Quincy s’insurge contre les saisies et explique point par point en quoi elles sont néfastes, avec des arguments encore terriblement modernes. À commencer par le positionnement de l’auteur qui s’exprime au nom de la république européenne des arts et des sciences, « une république, dont les membres [sont] liés entre eux par l’amour et la recherche du beau et du vrai ». Dans le même esprit, il prône une approche universaliste, à laquelle le concept de patrimoine mondial doit beaucoup. « Les arts et les sciences appartiennent à toute l’Europe, note-t-il dans sa première lettre, et ne sont plus propriété exclusive d’une nation. » Dans ses différentes missives, il développe par ailleurs deux points cruciaux : l’importance fondamentale du contexte et la notion d’unité. Totalement à rebours des idées de son temps, le théoricien s’insurge contre la pratique consistant à arracher des œuvres à leur contexte géographique et historique, ce qui les prive des éléments nécessaires à leur compréhension. Un concept brillamment résumé dans une formule choc : « le pays est lui-même le muséum ». Pour l’auteur le musée se compose ainsi « de statues, de colosses, de temples, d’obélisques », mais aussi « des sites, des montagnes, des carrières, des routes antiques, [...] des relations de tous les objets entre eux, des souvenirs, des traditions locales, des usages encore existants, des parallèles et des rapprochements qui ne peuvent se faire que dans le pays même ». La postérité a retenu une autre formule lapidaire : « diviser c’est détruire ». Cette phrase condense la réflexion de l’auteur sur la notion d’unité indispensable à l’enseignement, à l’émulation et à la compréhension. Il avance que « la décomposition du Muséum de Rome seroit la mort de toutes les connoissances dont son unité est le principe ». Pour ce spécialiste de l’Antiquité, la singularité de Rome est en effet que « tous ces objets réunis s’éclairent et s’expliquent l’un par l’autre ». Pour l’historien « le démembrement des écoles de l’art et du goût, des modèles du beau et des instruments de la science [...] un dépareillement des objets qui servent de leçons à l’Europe » seraient tout simplement synonymes d’« attentat contre la science, de crime de lèse-instruction publique ». En effet, malgré son indignation viscérale, le théoricien n’aborde pas ce débat sur le terrain de la morale, mais dans le registre pratique. Quatremère de Quincy établit ainsi une liste des conséquences néfastes et concrètes de cette politique de spoliation, comme la décrue de l’activité archéologique et la perte de précieux éléments de comparaison entre écoles de peinture à des fins pédagogiques. Une différence notable avec l’approche actuelle de ces sujets épineux.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°508 du 5 octobre 2018, avec le titre suivant : 1796, Quatremère de Quincy s’insurge contre les spoliations

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