Abstractions du Moyen Âge

L'ŒIL

Le 1 novembre 1998 - 1678 mots

Ce mois-ci les éditions Citadelles & Mazenod publient une somme scientifique sur la Bible. À partir des plus anciennes enluminures, datées du VIe au XIIe siècle, L’Œil vous entraîne dans un voyage subjectif au cœur des images, dans des zones abstraites emplies de spiritualité.

726 : Un déchaînement de violence iconoclaste s’abat sur l’Orient. Craignant de voir reparaître le spectre de l’idolâtrie antique sous la forme d’un culte rendu aux images, les empereurs Léon III et Constantin V érigent en dogme la non-représentation du sacré. Byzance va blâmer pour un siècle les « faiseurs d’images » et leurs adorateurs, pareils à ces naïfs danseurs qui, du temps de Moïse, avaient célébré l’avènement du Veau d’or. Pour les Byzantins comme pour leurs voisins Hébreux et Arabes, la révélation divine est une communication orale – faite par Moïse, Jésus ou Mahomet – susceptible d’être couchée par écrit, mais qui ne saurait tolérer de représentations, nécessairement subversives. La Parole divine a-t-elle d’ailleurs besoin d’être illustrée, riche qu’elle est en images verbales ? Icônes, décorations murales, enluminures bibliques sont alors détruites, leurs auteurs persécutés. En 843, il ne restait quasiment plus une seule image dans aucun livre, dans aucune église.

Une vaste entreprise d’illustration
Mais alors que l’Orient s’enferme dans une crise iconoclaste, l’Occident inaugure, sous le mécénat des empereurs carolingiens puis ottoniens, une vaste entreprise d’illustration des Écritures qui trouvera ses prolongements au XIIe siècle dans les créations ambitieuses de l’art roman. Animer et rendre plus proches les récits que renferment les textes saints, renforcer la ferveur individuelle, convaincre et émouvoir par le prestige du programme iconographique... tels sont les objectifs des illustrations bibliques. Pour les souverains occidentaux, il faut accepter et stimuler la production d’images, puisque c’est le sacré qui s’y manifeste et qui, par l’intermédiaire des yeux, pénètre sur les chemins de l’âme et au chevet du cœur. Le patriarche Nicéphore ne déclarait-il pas, en pleine guerre des images, que « la vue mieux que l’ouïe conduit à la foi » ? De nombreuses écoles d’enluminures fleurissent ainsi un peu partout, en particulier à Tours et à Reims au IXe siècle, dans les monastères rhénans comme Reichenau ou Echternach vers l’an mil. Du Xe au XIIe siècle se multiplient les centres élaborant un style plus local, telle l’école mozarabe espagnole dont le sujet de prédilection est le Commentaire de l’Apocalypse par Beatus de Liébana. Les monastères se peuplent alors de scriptores d’un genre nouveau, s’initiant, sous les yeux des copistes, à des activités inédites, à de curieuses alchimies : broyant du lapis-lazuli pour obtenir des bleus outremer, des bois exotiques d’Orient pour les pourpres profonds, ils enrichissent leur traditionnelle panoplie de plumes d’oie de pinceaux de toutes sortes – modestes roseaux taillés et piqués d’une pilosité hétérodoxe, poils de queues de vairs ou d’écureuils –, dessinent des motifs à l’encre ou à la mine de plomb avant d’appliquer de larges étendues de couleurs rehaussées de feuilles métalliques, qu’ils rendent lisses et brillantes par un polissage soigneux au brunissoir. Le tout au service de la plus grande épopée visuelle jamais réalisée.

Comment suggérer le spirituel à partir du réel ?
Dans la froideur et le silence des ateliers monastiques, diverses questions agitaient les consciences ecclésiastiques. Comment créer une image qui puisse échapper aux malfaisantes inclinations idolâtriques ? Comment suggérer le spirituel à partir du réel ? Ce n’est pas parce qu’il peint la Vierge ou les saints, les épisodes de l’Ancien Testament ou de l’Évangile qu’un artiste réussit une œuvre religieuse. Comment, dès lors, imprimer à une représentation ce supplément de mystère, ce souffle d’étrangeté et d’équivoque qui en fait une image sacrée ? La réponse à ces interrogations est peut-être dans ces zones singulières, ces figures insolites qui surgissent cà et là, au hasard des compositions historiées, dans un recoin de l’image, dans les bordures décoratives ou dans les hastes et jambages d’une majuscule. Ici des successions de bandes monochromes, jouant sur des dégradés roses, bleutés, violacés, ou sur les dissonances des juxtapositions de couleurs pures ; des espaces plus proches, aux yeux de l’observateur contemporain, d’une toile de Rothko ou de Barnett Newman que de l’écrin traditionnel d’une scène biblique. Là, un faisceau de rayons tantôt traversés d’ondulations vertes et bleues, tantôt animés d’un « mouchetage » de points dorés sur fond de garance... Autant de saignées à la diffusion d’un divin « fluide ». Ailleurs, de curieuses lignes sinueuses emboîtées, divisant arbitrairement espace terrestre et céleste. Ou encore d’étranges combinaisons – dont les monastères irlandais se firent une spécialité – de rinceaux végétaux, de rubans, d’arabesques décoratives s’entrecroisant et se perdant dans des entrelacs complexes et abstraits. Dans Moïse instruisant le peuple des lois concernant la viande pure et impure, de la Bible de Bury Saint Edmunds, ce sont les tuniques des personnages qui sont agitées de plis aux curieuses circonvolutions, tandis que les animaux apparaissent sur des zones indéfinies (des buissons ?), mouvementées et luxuriantes, aux efflorescences presque fantasques. Les figures humaines sont, quant à elles, victimes d’étranges métamorphoses ou d’une schématisation très moderne.

Une réponse à la querelle des images ?
Ces simplifications et ces déformations sont-elles à mettre sur le compte de la maladresse et de la naïveté du peintre, ces zones indéfinissables sur celui de quelque caprice du miniaturiste ? Ou bien pourraient-elles correspondre à une tentative de réponse aux questions sous-jacentes à la « querelle des images » ? Si les hommes, les animaux, les végétaux, en tant qu’œuvre de Dieu, ont le droit d’être représentés, les moines se gardent d’un excès de réalisme, car la représentation de la chose pour elle-même, pour sa beauté et son pittoresque, n’est pas recevable à une époque où l’existence des êtres et des objets ne se conçoit qu’en fonction de la création divine et par rapport au Divin. Pour éviter la confusion entre amour du Créateur et amour du créé, mais aussi pour révéler la présence de l’esprit derrière les apparences charnelles, les enlumineurs se sont attachés à créer des formes « autres », répondant à une conception différente de l’être et de l’espace. Dans cet effort, ils tournent le dos au naturalisme et consacrent le principe d’une déshumanisation, d’une dématérialisation. Plus la figure s’éloigne de sa matérialité, des canons de l’esthétisme, plus elle sera digne de devenir le réceptacle et l’expression du Sacré. Dénaturaliser la forme, l’espace, afin d’en extraire, telles les voyelles rimbaldiennes, les « naissances latentes » et réveiller en eux la part d’éternité, d’infini, au-delà du contingent et de l’éphémère. Tel fut l’objectif de ces travailleurs du pinceau et de la plume.

Auréoles et mandorles
Ainsi les figures semblent « flotter » dans des lieux abstraits, sans atmosphère ni profondeur, des lieux où l’air ne circule pas. Ces fonds stratifiés de bandes horizontales ou ces surfaces indéterminées, bleu sombre ou rouge vif, parfois piquées d’étoiles ou de signes décoratifs, épurent encore au creuset de l’uniformité les repères spaciaux : sol, mer, végétation ou ciel. On aboutit ainsi à un espace annulé, indifférencié, refusant tout élément pittoresque. Quand une architecture investit la place, elle est évidée, écartelée pour laisser le champ libre à la scène principale, et n’est finalement traitée que comme un simple motif ornemental. Dans Les Saintes Femmes au tombeau du Codex Aureus d’Echternach par exemple, les végétaux ne s’apparentent à aucune forme terrestre, mais ont l’allure d’étranges et immenses fleurs-champignons sorties tout droit de l’imagination de l’enlumineur. Remarquable aussi cet effort systématique pour altérer la forme humaine, pour effacer le « trop humain » dans l’humain. Les proportions des corps sont faussées (bras immenses, mains et doigts démesurés). Les visages, tous similaires, sont impassibles, les silhouettes figées dans une souveraineté immobile. Rien de charnel n’émane de ces figures bidimensionnelles, et sous ces longues toges chatoyantes, on a peine à imaginer des corps semblables à ceux des hommes. Dans ces premières entreprises d’envergure d’illustration des textes saints, les moines ne se sont donc pas satisfaits de scènes anecdotiques suivant de près les épisodes des Écritures, ni de codes iconographiques bien connus – auréole, mandorle... – pour représenter allégoriquement des notions abstraites. Leur démarche rejoint plutôt l’ambition pluriséculaire des artistes de « rendre visible l’invisible » – pour reprendre les mots de Paul Klee – en créant des images que Pseudo-Denys l’Aréopagite aurait volontiers qualifiées de « dissemblables ». Dans cette recherche d’un lieu et de formes d’une altérité totale, les enlumineurs ont parfois flirté avec l’abstraction. Ces images mystérieuses ne sont toutefois pas irrespectueuses, car pour Pseudo-Denys elles « rendent hommage aux dispositions célestes et ne les déshonorent aucunement lorsque, dans leurs saintes descriptions, elles les représentent sous des figures sans ressemblance, montrant ainsi qu’elles échappent, de façon supra-mondaine, à tout ce qui est matériel » (La Hiérarchie céleste, II, 3). Les moines n’ont toutefois pas été jusqu’à l’abstraction pure, qui aurait rendu le représenté non reconnaissable – ce qui n’eut pourtant guère été dommageable, puisqu’au contraire des fresques et des programmes monumentaux, l’enlumineur ne s’adresse pas au peuple, mais crée un art d’Église pour initiés, pour une société conventuelle élevée à l’implication ésotérique des images, à la signification des symboles.

L’imagination fertile des gardiens du temple
À partir du début du XIIIe siècle, l’activité de copiste et d’enlumineur décline dans les monastères. Pour répondre aux besoins croissants liés au développement des universités et à l’apparition d’une clientèle de riches laïcs, ces tâches sont professionnalisées et confiées à des ateliers séculiers indépendants. Pour Gabrielle Sed-Rajna, directeur de recherche au CNRS, « l’art des enluminures bibliques atteint alors son plein épanouissement, marqué par une excellence technique de la peinture et des compositions stylistiquement élaborées ; mais l’on s’achemine vers des formes plus réalistes, plus historiées et plus descriptives. On n’a plus cette verve, cette liberté, cette violence des manuscrits plus anciens. » Disparues aussi ces zones singulières et déconcertantes, étonnamment hardies pour l’époque, ces audaces de la première heure, servies par le caractère profondément religieux de l’ouvrage et serties dans l’imagination fertile des gardiens du temple.

La Bible, texte de la Bible de Jérusalem, enluminures du VIe au XIIe siècle, iconographie de Gabrielle Sed-Rajna, éd. Citadelles & Mazenod, 1560 p., 350 planches, 1 800 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°501 du 1 novembre 1998, avec le titre suivant : Abstractions du Moyen Âge

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