Italie - Biennale

Venise, dans l’exposition internationale, l’artiste, maître des savoirs

Par Frédéric Bonnet · lejournaldesarts.fr

Le 7 juin 2013 - 971 mots

VENISE (ITALIE) [07.06.13] - Dans un propos très ouvert, se focalisant sur la question de l’enregistrement des savoirs, « Le Palais encyclopédique » met en scène un artiste chercheur et organisateur et plus seulement transmetteur.

Indirectement, l’exposition internationale organisée par Massimiliano Gioni, le directeur des expositions du New Museum de New York, met à mal les arguments des lectures superficielles. Ce n’est pas la moindre des qualités du « Palais encyclopédique », qui sur les deux sites de la Corderie de l’Arsenal et du Pavillon international des Giardini réunit 160 artistes issus de 38 pays, soit l’une des plus denses expositions jamais vues en ces lieux.

En s’intéressant à la quête du savoir manifestée par les artistes et la mise en œuvre de stratégies afin d’organiser ce désir de connaître et de comprendre, le commissaire italien ouvre un vaste champ d’exploration où se démultiplient les modes d’observation et de recherche mis en œuvre par les artistes dans les domaines les plus divers. Le tout revient, finalement, à les voir rompre avec l’idée d’un créateur simple producteur de formes, lecteur de ce qui l’entoure ou transmetteur d’idées, pour le voir endosser aussi les costumes de chercheur et d’archiviste d’une connaissance constituée par des réalités, des expériences, des perceptions intimes… Où l’image n’est plus conçue comme une illustration mais un outil nécessaire afin d’organiser le savoir et forger notre expérience du monde.

Pour ce faire, Massimiliano Gioni est allé chercher loin, dans le temps comme dans l’espace, sans se satisfaire des seules pratiques à la mode ou des noms surfant en tête des classements, et c’est heureux. Non seulement les travaux exposés remontent parfois au XIXe siècle, ce qui évidemment permet de tracer des lignes de correspondance jusqu’à des époques récentes, mais font en outre partie de l’aventure des amateurs ou des artistes pas inscrits dans les circuits traditionnels, à l’instar du formidable Shinichi Sawada, tout jeune artiste japonais autiste, qui expose là un touchant bestiaire et des masques en terre cuite regroupant des dizaines d’animaux n’existant que dans son esprit.

Une visée universaliste est d’emblée exprimée dans la première salle de l’Arsenal. Y cohabitent la vaste maquette du Palais encyclopédique du monde (ca. 1950) rêvé par Marino Auriti en vue d’archiver l’ensemble des réalisations de l’humanité – et qui a inspiré au commissaire le thème de son exposition –, et une longue série de magnifiques photographies noir & blanc du nigérian J.D. ‘Okhai Ojeikere, qui dans les années 1960 et 1970 se lança dans la documentation de tous les styles de coiffures féminines de son pays.

Entre les deux sites de l’exposition se met en place un jeu de va-et-vient dans lequel s’enchainent les nombreuses acceptions et domaines d’investigation pouvant être abordés par ces problématiques. A commencer bien entendu par de multiples expériences d’archivage d’images ou d’impressions, rendues par l’usage de la production sérielle. L’intérêt réside là sur les à-côtés et contrepoints régulièrement distillés, qui enrichissent l’expérience de ce qui ne serait autrement que de la documentation.

Ainsi lorsqu’Eduard Spelterini accumule à la fin du XIXe et au début du XXe siècle des images de villes, montagnes ou glaciers capturées depuis un ballon dirigeable, entre en jeu la dimension de l’expérience dans la constitution et la collecte du savoir. Et quand Christopher Williams délivre une remarquable suite de clichés noir et blanc figurant des végétaux, il s’agit en fait de photos de reproductions en verre de ces plantes, conservées à l’université de Harvard (Angola to Vietnam, 1989).

Se pose là la question de l’artificialité et d’une extension des territoires observés, d’autant que d’autres, tels Patrick Van Caeckenbergh ou le chinois Lin Xue montrent dans leurs dessins que l’imagination est un facteur essentiel dans la documentation du monde, qu’ils ne conçoivent pas sans une part de dérive mentale et d’indéfini.

À côté du rationalisme scientifique s’insère donc une connaissance oscillant entre réel et fantasme, gage d’un monde pas figé mais en mouvement constant. La perception d’une vision intérieure, celle d’un monde à soi, se caractérise aussi par l’enfermement mental, ainsi que le montrent les sculptures du brésilien Arthur Bispo da Rosario, exécutée pendant les 50 ans de sa réclusion dans un asile psychiatrique, ou celles de Sawada évoqué plus haut.

Parce que regarder le monde revient aussi à parler de soi, la documentation du quotidien s’impose comme essentielle. Quand Dieter Roth enregistre en vidéo pendant deux ans ses activités les plus banales et les diffuse sur 131 écrans (Solo Scenes, 1997-1998), pointant au passage, déjà, l’invasion des images dans le quotidien, Fischli & Weiss figent les activités humaines à travers des centaines de petits personnages d’argile mis en situations (Suddenly This Overview, 1981-2012) et Maria Lassnig ne cache rien des faiblesses de son corps vieillissant dans des peintures frontales et sans concession.

C’est lorsqu’elle s’aventure sur le terrain du développement technologique que la démonstration patine un peu. Même s’il n’est pas hors de propos de montrer que la technique agit tel un élément essentiel dans l’archivage et la constitution du savoir, le faire en pointant l’usage de la machine chez Pamela Rosenkranz, Wade Guyton ou Alice Channer n’apparaît pas des plus pertinents.

Passionnante est par contre l’exploration, pour beaucoup dans le Pavillon international des Giardini, de l’expérience spirituelle dans la compréhension du monde et la retranscription de sa perception. Des dessins d’une communauté de Shakers, en passant par les peintures de Hans Schärer figurant des Madones très tribales, les visions du psychanalyste Carl Gustav Jung couchées sur papier, les dessins hallucinés d’Aleister Crowley et Frieda Harris, ou des collections de pierres de Roger Caillois qui voyait en elles une « syntaxe universelle et cryptique », ce sont autant de cosmologies et de croyances qui participent de l’élaboration d’une connaissance du monde, parfois loin de nos propres conceptions. C’est justement parce qu’on est allé loin et hors des terrains balisés que l’ensemble s’avère passionnant.

Légende photo

Collection de pierres de Roger Caillois - 55e exposition internationale - Giardini - Biennale de venise - © Photo Francesco Galli - Courtesy la Biennale di Venezia

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