Histoire de l'art

Die Brücke - L’expression d’une révolte

Par Colin Cyvoct · L'ŒIL

Le 20 avril 2012 - 1139 mots

À la veille de la Première Guerre mondiale, un groupe d’artistes allemands se réunit dans un climat social et politique mouvementé pour lutter contre la vacuité de la culture bourgeoise. Leur programme : gagner la liberté.

L'une des plus radicales et joyeuses aventures picturales du XXe siècle, Die Brücke, est à nouveau à l’honneur en France, au Musée des beaux-arts de Grenoble, vingt ans après la dernière exposition parisienne digne de ce nom organisée sur ce thème. Tant de contre-vérités historiques sont si souvent dites et écrites sur Die Brücke (« Le Pont ») et Der blaue Reiter (« Le Cavalier bleu »), les deux mouvements fondateurs de l’expressionnisme en Allemagne ! C’est donc une belle surprise de découvrir au musée de Grenoble une rigoureuse et attrayante présentation de Die Brücke, cette étourdissante révolution picturale apparut en 1905, soit six ans avant Der blaue Reiter.

Un « pont » pour passer d’une époque à une autre
En ce début de XXe siècle, l’Allemagne traverse une période agitée, dans un climat social tendu. La révolte couve chez les intellectuels et les artistes depuis les années 1890. L’esprit de la Sécession, une radicale remise en question des canons esthétiques dominants, agite les milieux culturels tant les contraintes de l’art officiel du pouvoir impérial de Guillaume II pèsent lourdement sur la vie artistique. L’histoire de Die Brücke commence à Dresde, une ville agitée par ces énergies contestataires, située à 150 km au sud de Berlin. À proximité de la ville, sur les hauteurs de Hellerau, une cité-jardin expérimentale propose des alternatives à la vie sociale et des réflexions sur le travail et l’habitat, en lien avec les mouvements architecturaux qui seront les précurseurs du Bauhaus [lire p. 64], les Deutsche Werkstätten et le Deutscher Werkunst.
Marqués par ces débats, et animés d’un intense désir d’œuvrer ensemble à mettre à bas les règles de l’académisme, quatre étudiants en architecture à l’école technique supérieure de Dresde, Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938), Fritz Bleyl (1881-1966), Karl Schmidt-Rottluff (1884-1976) et Erich Heckel (1883-1970), décident de travailler ensemble afin de jeter les bases d’un art où l’expression brutale et spontanée des émotions prime sur le métier et l’esthétique. Ils baptisent leur groupe « Die Brücke » le 7 juin 1905. Heckel raconte ce moment historique : « Nous avons bien sûr réfléchi à la manière dont nous pouvions apparaître publiquement. Un soir où nous reparlions en rentrant chez nous, Schmidt-Rottluff proposa que nous nous appelions Die Brücke – c’était, dit-il, un mot aux significations multiples, qui n’annonçait pas de programme, mais, d’une certaine façon, conduirait d’une rive à une autre. Ce qu’il nous fallait quitter, c’était clair pour nous – où cela mènerait-il, voilà qui l’était, il est vrai, beaucoup moins. »
Rapidement, Kirchner écrit un programme, véritable manifeste nietzschéen contre la vacuité et l’hypocrisie de la culture bourgeoise. Dès la fondation du groupe, les quatre jeunes gens – le plus jeune n’a pas vingt-deux ans, le plus âgé vient d’en avoir vingt-cinq – intensifient le travail collectif. Animés par une révolte contre l’ordre établi et ses conventions castratrices, ils réalisent des œuvres radicalement spontanées, caractérisées par une violence formelle et l’impétuosité des couleurs. Ils amplifient ensemble l’idée que l’art doit être l’expression d’une totale liberté, mettant en jeu des puissances créatrices non contrôlées, instinctives et exaltées. La gravure sur bois et sur métal prend alors de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir déterminante dans l’évolution formelle des artistes de Die Brücke.

Die Brücke, à la conquête de la lumière et de la forme
À la recherche d’artistes partageant les mêmes idéaux, le groupe contacte Emil Nolde, qui les rejoint en 1906, puis qui jette l’éponge un an et demi plus tard en raison de désaccords personnels et artistiques avec des peintres plus jeunes que lui d’une génération. Entre autres peintres, Max Pechstein en 1906 et le peintre hambourgeois Franz Nölken en 1908, adhèrent à Die Brücke. Les tableaux de l’été 1909, réalisés au bord des étangs de Moritzburg, au nord de Dresde, où les artistes se rendent ensemble pour peindre, témoignent de l’intensité lumineuse et formelle qu’ils viennent de conquérir. Pour la première fois émerge un style collectif. Il est souvent difficile de distinguer au premier regard quel artiste est l’auteur de telle ou telle toile. Le groupe fait une première exposition à Berlin en mai 1910, puis rejoint la capitale peu après. Dans les années 1912-1914, des divergences apparaissent. L’expressionnisme de Die Brücke entre dans une deuxième phase moins homogène, chaque artiste s’individualise. À Berlin, l’art de Heckel connaît un profond changement de style. Il se dégage maintenant de ses tableaux un sentiment de mélancolie parfois tragique. Le primitivisme et la sensualité sauvage de Kirchner se muent au contact de la grande ville. Ses lignes de force fiévreuses et ses formes puissantes en font le plus intense visionnaire de l’expressionnisme allemand d’avant la Première Guerre mondiale. Les personnalités, les intérêts et les styles des artistes trentenaires de Die Brücke, parvenus à maturité à la veille de la guerre, divergent de plus en plus dans des directions inconciliables. Le groupe se dissout le 27 mai 1913 dans une ambiance de rivalités, de controverses et d’incompréhension. La Grande Guerre qui suivra provoquera une réévaluation de toutes les valeurs, entraînant nécessairement de nouvelles évolutions parfois douloureuses.

« Der Sturm », une tempête d’avant-gardes

De nombreuses revues voient le jour dans l’effervescence sociale et culturelle qui règne en Allemagne durant les années précédant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. L’une d’elles, Der Sturm (« la tempête »), créée à Berlin en 1910 par Herwarth Walden (1878-1941), va se distinguer par sa longévité et occuper une place centrale dans l’histoire mouvementée des avant-gardes européennes. Animé par un puissant désir d’en découdre avec les poncifs académiques, proche du peintre Oskar Kokoschka et des membres de Die Brücke, particulièrement de Pechstein, Kirchner et Heckel, Herwarth Walden décide d’ouvrir en 1912, toujours à Berlin, une galerie qu’il baptise également « Der Sturm ». Elle devient rapidement le centre incontournable de la modernité la plus audacieuse, accueillant d’impétueuses expositions, des concerts de musique expérimentale et des lectures de poésie.

Une revue et une galerie jusqu’à la montée du nazisme
La liste exhaustive des artistes présentés dans la galerie serait fastidieuse à énumérer. Citons le compositeur Arnold Schoenberg, les poètes Alfred Döblin et Theodore Daübler et des peintres aussi différents que Kandinsky, Macke, Marc, Chagall, Moholy-Nagy, Delaunay, Max Ernst ou le Douanier Rousseau, sans oublier les cubistes de Prague, les constructivistes belges et hongrois et les futuristes italiens. L’aventure prend fin brutalement en 1932. Confronté à la montée du nazisme, Walden décide d’émigrer en URSS. C’est à la redécouverte de cette aventure historique, trop ignorée en France, que nous convie le Musée de Wuppertal, en Rhénanie. Après tout, ce n’est qu’à 300 km de Lille et à un peu plus de 500 de Paris !

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Die Brücke (1905-1914). Aux origines de l’expressionnisme » jusqu’au 17 juin 2012. Musée de Grenoble (38). Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h 30. Tarifs : 5 et 3 e. www.museedegrenoble.fr

L’exposition sera ensuite présentée au Musée des beaux-arts de Quimper (29) du 11 juillet au 8 octobre. Ouvert tous les jours en juillet et août de 10 h à 19 h et en septembre et octobre de 9 h 30 à 12 h et de 14 h à 18 h. Fermeture le mardi. Tarifs : 5 et 2,5 e. www.mbaq.fr

L’exposition sur Der Sturm. « Der Sturm. Centre de l’avant-garde » jusqu’au 10 juin. Von der Heydt-Museum à Wuppertal (Allemagne). Ouvert le mardi et mercredi et le samedi et dimanche de 10 h à 18 h et le jeudi et vendredi de 11 h à 20 h. Tarifs : 12 et 10 e. www.der-sturm-austellung.de

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°646 du 1 mai 2012, avec le titre suivant : Die Brücke - L’expression d’une révolte

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