Art contemporain

Visite d'atelier

Tombée de métier aux Gobelins

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 25 janvier 2012 - 1431 mots

Une exposition rappelle l’engagement de la manufacture auprès des créateurs. L’occasion pour nous d’assister à la « tombée de métier » de la tapisserie signée Gérard Garouste.

ans l’atelier nord de la Manufacture des Gobelins règne en cette fin de matinée une forte tension nimbée d’émotion. On se presse autour de la tapisserie de Gérard Garouste dont la « tombée de métier » réunit direction, chef d’atelier, chef de la pièce et liciers. Le silence coutumier du lieu baigné de lumière et veiné d’une rangée de vieux métiers à haute lisse a laissé place à un léger brouhaha. Derrière le métier vertical, Catherine Gentilhomme et Brigitte Thébaud suivent attentivement le geste qui coupe de manière franche les fils de la chaîne retenant la tapisserie qu’elles ont roulée sur elle-même au fur et à mesure du tissage. Dans quelques instants, une fois l’opération terminée, la pièce sera déroulée et les deux licières pourront enfin voir l’œuvre en entier.

Un deuxième exemplaire de la tapisserie de Garouste
Pendant mille cent trente-quatre jours, elles ont travaillé sur l’envers du deuxième exemplaire de la tapisserie Sans titre de Gérard Garouste, en surveillant centimètre par centimètre, et à l’aide d’un miroir, sa progression. Devant le succès de l’œuvre commandée en 1997 pour le Mobilier national et achevée en 2003, il a été en effet décidé de la réaliser une seconde fois. La première création, déposée un temps à la demande de l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin dans l’antichambre de son bureau à Matignon, a été depuis sollicitée pour des expositions en France et à l’étranger. « Si une œuvre est très souvent demandée par les hautes institutions de l’État (ministères, ambassades de France…), un troisième exemplaire, voire un quatrième, peut être réalisé, bien qu’aujourd’hui cela soit rare », souligne Marie-Hélène Massé-Bersani, directrice du département de la Production et responsable du Fonds textile de 1960 à nos jours. Au cours du XXe siècle, seules les tapisseries Polynésie, le ciel et Polynésie, la mer de Matisse furent produites en huit exemplaires, seuil maximal autorisé par la convention d’achat passée entre l’artiste et le Mobilier national, régissant les droits de tissage à l’instar des droits de reproduction qui prévalent en sculpture.

Une partition jouée à deux : l’artiste et le licier
Pour l’instant, le destin du deuxième exemplaire de la tapisserie de Gérard Garouste n’est pas scellé. Le temps est à la contemplation de la pièce tissée à partir du carton, autrement dit du modèle, une gouache spécialement conçue à cet effet. Car « une tapisserie n’est pas un tableau. Elle est faite pour habiller un lieu, se marier avec lui, précise l’artiste. C’est un élément du décor, une dimension devant laquelle des grands artistes comme Raphaël n’ont jamais eu honte », un élément du décor à la forte présence et aux dimensions imposantes. Ici, l’éclat du violet tranche avec la bordure jaune mordoré, et l’iconographie à caractère mythologique capte le regard. La tapisserie de deux mètres trente de hauteur sur deux mètres quatre-vingt-dix de large est parfaitement identique au premier exemplaire. L’impact coloré semble toutefois légèrement différent, plus calme, bien que la gamme chromatique respecte la palette de coloris choisie par Gérard Garouste, il y a quinze ans.

« Rien de plus normal : à chaque licier son interprétation technique comme à chaque musicien son interprétation de telle ou telle partition, explique Marie-Hélène Massé-Bersani. Cependant, les œuvres textiles ne sont pas que les témoins d’une virtuosité de transcription technique, passage du modèle au tissage. Leur élaboration induit une série de discussions entre l’artiste et le licier en tenant compte du métier, du rapport d’agrandissement, de la destination de la pièce (mur ou sol). La compréhension du modèle passe non seulement par son apparence mais aussi par les intentions à restituer. Trouver ainsi la bonne échelle pour conserver l’expression, la force, l’équilibre de la composition est un exercice essentiel et périlleux. » Comme l’est la réflexion menée autour de la palette colorée et du nombre de fils du métier utilisés pour un centimètre de tissage. Le temps de préparation jusqu’à la mise sur métier peut durer une année et mobilise invariablement divers services de la Manufacture des Gobelins, véritable îlot villageois dans Paris avec ses rues pavées, ses ateliers, ses magasins, sa chapelle et ses maisons où étaient logés autrefois les artisans. Un village demeuré tel que l’avait voulu Louis XIV pour sa Manufacture des meubles de la Couronne et où Colbert décida de centraliser les ateliers de tapisserie.

Le processus s’échelonne à l’identique. Une fois le carton établi, le licier sélectionne avec l’artiste dans l’atelier d’échantillonnage les gammes colorées de l’œuvre parmi les vingt-huit mille couleurs référencées. Quarante-neuf teintes furent choisies pour la tapisserie de Gérard Garouste. Au licier de déterminer parallèlement la taille du fil de sa chaîne (fin, moyen ou gros) et de calculer le poids de la laine, voire de la soie, dont il aura besoin avant que l’atelier de teinturerie ne crée sur mesure toutes les couleurs. Ensuite, trois années en moyenne, trois années d’attention, de minutie et de patience, seront nécessaires à la réalisation de la pièce.

Le regain d’intérêt des artistes contemporains pour la tapisserie
Actuellement, dans l’atelier nord, un silence concentré entoure la tapisserie Dans le goût à l’égyptienne de Jacques Vieille et celle de Jacques Monory, Velvet Jungle n° 1, en cours de tissage. Dans l’atelier Berdier, le mutisme des liciers autour des pièces de Bernard Piffaretti, Jana Sterbak, Pierre Alechinsky, Sarkis ou Christophe Cuzin est tout aussi dense.

Chaque année, une douzaine de tapisseries et de tapis sortent des ateliers répartis entre la Manufacture des Gobelins, la Manufacture de Beauvais et la Manufacture de la Savonnerie, elle-même établie entre Paris et Lodève. En 2011, Parzeczew III de Bertrand Lavier et Le Grand Silence de Vincent Bioulès ont été, entre autres, achevés aux Gobelins.

 « Nombreux sont les artistes qui s’intéressent de nouveau à la traduction d’œuvres contemporaines à partir de savoir-faire hérités depuis plusieurs siècles », note Françoise Ducros, rapporteuse à la commission des cartons pour tapisseries et tapis du Mobilier national. Par ailleurs, depuis quelques années, l’art textile s’est ouvert à d’autres médiums que la peinture, la gravure et le dessin, comme la photographie ou la vidéo. Peu importe la difficulté de réalisation du carton que ces derniers peuvent entraîner, elle n’est pas un critère de sélection. La tapisserie de l’artiste Tania Mouraud en cours de tissage à la Manufacture de Beauvais, Diary, est ainsi interprétée à partir d’un carton photographique composé de quatre-vingts images qui engagent trois cent douze couleurs, dont cent dix-huit sont nouvelles. Elle est certainement l’œuvre la plus difficile qu’ait eu à réaliser le Mobilier national sans qu’il s’en vante pour autant. Une discrétion à la mesure de la modestie de ses artisans.

À Paris et à Beauvais, une « installation » de trente et un artistes

Comment inscrire l’art textile dans un propos contemporain”‰? En le faisant basculer du statut de décor à celui d’installation. Et pour ce faire, en demandant à « trente et un artistes de la scène française d’assembler tapisseries, tapis et dentelles des manufactures nationales, meubles du Mobilier national à des œuvres issues de leurs ateliers, de collections ou réalisées spécifiquement » ; trente et un artistes aux œuvres également répertoriées ou en cours de réalisation au sein même de ces établissements. Tel est le point de départ de Françoise Ducros, commissaire de l’exposition « Décors & installations » développée sur les deux sites de la manufacture et scénographiée par le designer Frédéric Ruyant.

À Beauvais, l’iconographie de la tapisserie de Gérard Garouste répond ainsi à celle de Louise Bourgeois et à la dentelle noire sur toile écrue de Pierrette Bloch. Dans une autre salle, la tapisserie Avec Piranèse de Jacques Vieille compose un des éléments de l’installation Grand siècle de l’artiste incorporant dans sa mise en scène une console des frères Jacob et le tapis Soleil noir de Claude Lévêque, tandis que les installations de Christian Jaccard et de Patrick Tosani, de part et d’autre, confrontent respectivement dentelles aux fuseaux, broderies ou tapisserie à des toiles, encres ou photographies récentes. À Paris, d’autres installations distillent d’autres dialogues, d’autres atmosphères telle celle de Paul-Armand Gette, constituée de sculptures, peintures, photographies, d’un lit de repos et d’une tapisserie de l’artiste avec une console d’Olivier Védrine. Autant de modes de création et d’installation qui incitent à aborder en filigrane la relation artiste-artisan à une époque où nombre d’œuvres sont réalisées par d’autres mains que celles qui les signent.

« Décors & installations », jusqu’au 15 avril 2012, Galerie des Gobelins à Paris et Galerie nationale de la tapisserie de Beauvais, www.mobiliernational.culture.gouv.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°643 du 1 février 2012, avec le titre suivant : Tombée de métier aux Gobelins

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