Entretien avec Michel Gondry : « Je m’intéresse aux artistes qui travaillent sur les hallucinations »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 17 novembre 2011 - 2731 mots

Pendant la préparation de L'Écume des Jours, Michel Gondry accordait une longue interview en décembre 2011 sur ses liens avec l'art : relecture.

Rencontre dans un café parisien avec le réalisateur de la Science des rêves qui nous parle de style, d'influence, d'art, évoque ses amis Matthew Barney, Pierre Bismuth...

L'oeil : Vous avez opté pour un BTS Tapisserie au lycée de Sèvres avant de rejoindre l’École des arts appliqués Olivier de Serres. En quoi ces études ont-elles été déterminantes pour votre parcours ?
Michel Gondry : L’École Olivier de Serres, je n’y suis resté qu’un an ; ensuite on m’a renvoyé, car je manquais beaucoup  les cours! Le lycée pilote de Sèvres a été plus important pour moi. J’y ai rencontré mes amis peintres et musiciens, je m’y suis forgé, j’y ai découvert des gens de tous horizons, c’était très enrichissant. Je venais d’une famille versaillaise, pas bourgeoise, plutôt hippie, et j’ai toujours baigné dans un environnement artistique. Mon père était électronicien et informaticien, passionné de jazz et de rythm and blues ; ma mère était musicienne et jouait du Debussy ; mon grand-père avait inventé l’ancêtre du synthétiseur. Enfant, je voulais être inventeur ou peintre. J’ai commencé à dessiner très jeune. Lucky Luke par exemple.
Un ami m’a dit un jour : « Tu dois dessiner à partir du réel. » Mais je n’avais pas de culture plasticienne, je ne me nourrissais pas d’expositions, plutôt de conseils d’amis me faisant réfléchir. J’effectuais également beaucoup de prises de vues et de photos, et très tôt j’ai bricolé des animations.

L’œil : De quel genre ?

M. G. : J’aimais fabriquer de manière approximative, un peu bâclée, plutôt éphémère. Sans connaître le pop art, j’avais réalisé des choses en bas-relief. Je découpais un personnage à partir d’une photo, je le plaçais à côté d’une voiture, je rephotographiais le tout et lui donnais vie en 3D. Je m’inspirais de Méliès sans en avoir conscience, de Chaplin ou de Tex Avery. Les musées de sciences  m’attiraient plus que les expositions d’art. J’aimais les mises en scène, je construisais des voitures avec des boîtes de sardines et des bouchons… Après mon film La Science des rêves, mon cinéma a d’ailleurs été étiqueté comme « bricolé ». Personnellement, je n’apprécie pas les films trop aboutis, comme ceux de Kubrick, Milos Forman et même Orson Welles.

L’œil : Vous semblez vous préserver des influences, est-ce pour conserver une certaine fraîcheur ?
M. G. : Je ne veux pas me laisser influencer, reprendre des choses faites avant moi. Mon inspiration naît de mon enthousiasme.

L’œil : Il y a un style Michel Gondry. Le revendiquez-vous ?
M. G. : Côté inventeur oui. Le cheminement d’une idée m’intéresse, cela me donne de l’énergie, me suggère une forme, une histoire, un mécanisme. Mais pas un style. Le style doit découler de ce que l’on fait : il ne faut pas le vouloir, ni s’y trouver enfermé. Les gens apprécient le travail des autres en définissant un style. Moi, en tant que personne fabriquant des histoires ou des images, je ne pense pas à mon style, mais plutôt à ce que j’aurais envie de voir.

L’œil : Qu’est-ce qui déclenche votre enthousiasme ?
M. G. : Ce peut être des éléments très simples. J’ai pensé à une animation en voyant un ballon rebondir dans l’escalier ! Ou encore en regardant quelqu’un au loin et en ne sachant pas, durant un bref moment, si cette personne était en train d’avancer ou de reculer. J’aime recomposer la réalité à partir de fragments, jouer avec ces hésitations du cerveau.

L’œil : C’est aussi la démarche de plasticiens comme Marcel Duchamp qui a réalisé des recherches sur l’optique et la cinétique, par exemple à travers sa vidéo Anemic Cinema en 1926. Pourriez-vous revendiquer cette parenté ?
M. G. : C’est délicat. Duchamp a poussé les limites à une époque donnée. Il ne faut pas avoir un regard nostalgique, réaliser les œuvres d’une manière désuète qui n’aurait plus vraiment de sens maintenant. Il faut voir ce qui était moderne et pourquoi, ce que l’on peut apporter de nouveau, comment repousser encore les limites. Les artistes du Bauhaus faisaient dans les années 1920 ce que l’ordinateur exécute maintenant d’un simple clic. Avec les matériaux dont ils disposaient à l’époque – du bois, du tissu, du verre –, ces artistes essayaient d’obtenir des formes géométriques.
J’aurais bien aimé avoir leurs idées à cette époque. Le Bauhaus a utilisé les droites, aplats, agrandissements, distorsions, annoncé notre quotidien avant qu’il n’existe. Utiliser aujourd’hui l’ordinateur ou la vidéo pour créer des images qui se projettent dans l’espace en 3D, concevoir ce que sera le quotidien demain, voilà qui est intéressant. Pour un clip de Björk, je l’ai filmée sous trois angles différents, j’ai projeté cela sur un disque tournant, j’ai pris des images avec des pauses longues, j’ai créé des vibrations anarchiques, une sorte d’hologramme bricolé : on voit ainsi l’image de la chanteuse projetée en trois dimensions.

L’œil : Vous semblez avoir besoin de modéliser. Pourriez-vous être dans l’abstraction pure ?
M. G. : J’étais assez calé en géométrie, je suis passionné par Alan Turing qui a défini les limites de l’ordinateur, et aussi par les mathématiciens, les gens qui ont flirté avec l’infini et qui sont devenus fous au tournant du siècle. Je me suis aperçu récemment que les philosophes comme Descartes, inventeur de la pensée cartésienne, avaient néanmoins une foi en Dieu ; celle-ci a été perdue lorsque les mathématiciens ont flirté avec l’infini. Il y a des équations qu’on ne peut pas résoudre. Cela m’aurait passionné de maîtriser les ma­­thé­matiques.

L’œil : On vous sent multiple, à la fois intéressé par les sciences et les techniques, mais aussi par la philosophie, les arts, l’imaginaire…
M. G. : Être réalisateur, c’est un peu tout cela : on doit répondre à des questions de tous ordres pour avoir une certaine cohérence, philosophie, qui fait que l’on se reflète dans ce que l’on fait. Ce style « bricolé » que l’on m’attribue, moi je le vois plutôt comme une impatience de vérifier un résultat, mais sans prendre le temps de l’artisanat, du travail poli. J’ai une idée, je veux la mettre à exécution.

L’œil : Qu’est-ce qui nourrit votre imaginaire débridé ? Une foule de petites observations ? Des réflexions métaphysiques ?
M. G. : Un peu les deux ! Je suis obsédé par la mort depuis que j’ai 5-6 ans, donc par l’infini, la durée. J’ai aussi une mémoire détaillée de mes rêves. J’ai des réveils progressifs, comme si seulement une partie de mon cerveau était éveillée. Il m’arrive d’avoir l’impression que la moitié de mon corps est dans le lit, l’autre encore dans la rivière de mon rêve. Je ne suis même pas sûr que ce n’est pas ma partie endormie qui rêve d’un éveil !

L’œil : Interprétez-vous vos rêves ?
M. G. : Pas au sens freudien. Il y a des choses bien plus intéressantes à observer dans les rêves que le symbolisme. Je n’aime pas le dogme de Freud et de la psychanalyse, qui n’a pas la modestie de la science. Ce qui m’interpelle dans les rêves, c’est la manière dont ceux-ci s’enchaînent.
Freud disait que notre inconscient était caché par nous, par nos rêves, parce qu’il était trop effrayant. Je crois que c’est le contraire. Nous sommes bombardés d’images qui nous viennent par des associations d’idées ou par notre mémoire, nous laissons notre esprit voguer, nous créons du réel à partir de l’abstrait, nous voyons des fragments, pas des images complètes, et le cerveau passe son temps à mettre de l’ordre. Dans les rêves, nous voyons encore plus d’images qui se mélangent, qui sont colorées, grotesques, disproportionnées, et nous organisons cela dans un récit épique, en ayant l’impression d’avoir vécu une aventure au réveil. C’est une bonne matière pour mes films.

L’œil : Peut-on faire un parallèle avec l’art médiumnique et l’exploration de l’inconscient ? Avec ces artistes situés en dehors des circuits de l’art, qui, comme Augustin Lesage (1876-1954) ou Hilma af Klint (1862-1944), puisent dans leur imaginaire, leurs visions ?
M. G. : Je m’intéresse aux artistes qui travaillent sur les hallucinations, par exemple. Allongé au soleil, en fermant les yeux plus ou moins fort, en mettant des choses sur les paupières, on voit plein de couleurs et de matières. Il m’est arrivé de noter pendant une demi-heure ce que je voyais de manière très détaillée puis de construire une machine pour essayer d’en faire une représentation. Le résultat correspond un peu au générique du film La Science des rêves. C’était très compliqué, comme du spin art, on voyait les taches se former, donner une matérialisation à quelque chose de difficile à palper. Quand je peignais, je n’avais pas ce côté expérimental que j’ai pu trouver grâce à la caméra.

L’œil : Pourriez-vous aller jusqu’à un cinéma d’abstraction comme Kubelka et son portrait filmique d’Arnulf Rainer ?
M. G. : Oui, j’avais une discussion avec Charlie Kaufman, scénariste de mes premiers films. Lui pensait qu’on pouvait faire un film avec du noir et seulement du son, et moi, qu’on pouvait en réaliser un en ôtant l’objectif de la caméra, et en filmant plein de choses différentes ; il y aurait toujours un ton général, lénifiant. Ce serait intéressant que lui fasse son film sans les mots et moi mon film sans objectif, puis qu’on mélange les deux.

L’œil : On a le sentiment que vous craignez moins de puiser dans la littérature, laquelle laisse libre cours à votre imagination, que dans les arts visuels qui pourraient davantage vous in­­fluencer ?
M. G. : Oui, je n’ai pas envie de voir ce que je pourrais faire visuellement. Quand je vais voir de l’art contemporain, soit je trouve que c’est trop prétentieux, soit je trouve qu’il y a un esprit qui me correspond, que j’y trouve un humanisme, et alors je me dis : ça, je pourrais le faire… Et cela me bloque, car je sais très bien comment les réalisateurs sont vus : comme des aspirateurs avec des tuyaux partout ingurgitant les idées des autres. Moi, j’ai mes tuyaux, mais ils sont à l’intérieur de moi. J’ai vu un jour, dans un musée de sciences, une représentation des terminaisons nerveuses, cela a été une révélation, car j’avais rêvé la même chose !

L’œil : Cela vous empêche-t-il de vous intéresser davantage à l’art contemporain ?
M. G. : Björk m’a aidé un peu avec cela. Car elle s’intéresse beaucoup à la scène contemporaine et elle m’a emmené voir des œuvres qui me correspondaient. Moi, je n’aime pas les œuvres « méchantes », comme en font Damien Hirst ou les frères Chapman. Par contre, j’apprécie Paul McCarthy. Même si c’est très régressif, parfois grotesque, il y a une gen­til­lesse.

L’œil : Qu’entendez-vous par un art prétentieux ?
M. G. : L’art prétentieux, c’est celui qui vous donne l’impression d’être au-dessus de vous, de vous écraser. Certains réalisateurs font des films où les personnages sont constamment humiliés, il y a un sadisme. Moi, je pense qu’il doit y avoir de l’humanité, de la tendresse dans mes films ; c’est quand même ce qu’il y a de plus important, ce qui me touche le plus.

L’œil : Votre complice Björk vit avec Matthew Barney, artiste vidéaste très pointu. Que pensez-vous de son travail ?
M. G. : Je le connais bien, il est très humain, fait beaucoup de choses sur la masculinité, la reproduction, d’une manière très baroque, qui moi me font peur. Je me sens un peu dépassé. Peut-être que j’ai un complexe parce qu’il est le compagnon de Björk, qui elle-même m’influence beaucoup. Björk m’a déjà demandé de tourner huit de ses clips, au début je me sentais gêné par rapport à Matthew Barney. Aujourd’hui, ça s’est rééquilibré. Nous ne faisons pas le même cinéma.

L’œil : Où se situe la frontière entre art contemporain et cinéma ?
M. G. : Moi, je suis contraint de faire un film durant lequel le spectateur ne s’ennuie pas… J’observe que quand un artiste contemporain veut faire un film, il est généralement bien accueilli par la critique comme Steve McQueen et sa palme d’or ; à l’inverse, quand un réalisateur expose dans un musée, c’est toujours vu d’un œil dur. Le critique de cinéma va se sentir flatté en jugeant le film d’un artiste contemporain, alors que le critique d’art va se sentir dérangé. Mais il y a des vidéastes dont je me sens proche comme Bill Viola, ou Pierrick Sorin [lire p. 55], ou encore Pierre Bismuth avec qui je suis ami. Notre façon de penser est proche.

L’œil : Ces jugements de valeur sont-ils l’apanage de la France ?
M. G. : Je ne le pense pas, malheureusement. J’ai eu le même souci en Angleterre, où les critiques ont estimé que ma démarche était calculée. Cela m’a blessé. Pourtant quand j’expose, je ne suis pas moins sincère que Sophie Calle. Quand j’ai fait mon exposition à Beaubourg, ça s’est amélioré, car mon atelier a connu un grand succès. Il y avait une vie, c’était une activité génératrice d’amitiés, de connexions, de plénitude, de joie… Je préfère dire que je fais un travail social, politique, cela me paraît plus honorable que de dire que je fais de l’art contemporain. C’est ma pensée, qui s’est renforcée quand j’ai rencontré le philosophe Chomsky.

L’œil : Quelle a été l’origine de votre exposition à Beaubourg ?
M. G. : Le Centre voulait faire une rétrospective de mes films, et j’ai préféré proposer cet atelier générateur de lien social, à la croisée du cinéma et des arts plastiques. Un projet de deux ans. Cela a été génial, nous avons attiré 63 000 visiteurs ; 4 500 personnes ont réalisé 310 films. L’idée était de prouver que n’importe qui a des idées valant le coup. Il faut redonner confiance aux gens, en leur capacité à penser, à créer. Sinon on se prive d’expressions venant des milieux défavorisés. Il n’est qu’à voir le cinéma indépendant aujourd’hui, essentiellement tenu par des gens issus de milieux aisés.

L’œil : Votre panthéon d’ar­tistes ?
M. G. : J’ai été obnubilé par Picasso, j’admire aussi Basquiat, Douglas Gordon. J’aime beaucoup Chaplin, Méliès, David Lynch, Jean Vignaud, Resnais, pour les films, et Godard, même si je trouve que la nouvelle vague a fait beaucoup de mal au cinéma français. En photo, j’apprécie les naturalistes américains qui prenaient des photos dans la rue comme Robert Frank. J’aime aussi Pierre Bismuth… En littérature j’apprécie aussi le mouvement Oulipo, Raymond Queneau…

Biographie

8 mai 1963 Naissance à Versailles.

1980-1990 Il réalise des clips pour Björk, The Rolling Stones ou encore Kylie Minogue et des spots publicitaires pour Air France et Nespresso.

2001 Sortie de son premier long-métrage Human Nature.

2004 Il reçoit l’oscar du meilleur scénario pour Eternal Sunshine of the Spotless Mind.

2005 Il écrit et réalise La Science des rêves.

2007 Sortie du film Be Kind Rewind.

2010 À Hollywood, il adapte le comics des années 1960 The Green Hornet.

2011 Il installe son Usine de films amateurs à Beaubourg. Expose au Miam pour les 10 ans du musée.

Gondry invité pour les 10 ans du Miam à Sète

Le cinéaste était l’invité d’Hervé Di Rosa, le fondateur du Musée international des arts modestes. La PQ ville, maquette en rouleaux de carton du réalisateur-bricoleur, était présentée dans l’exposition anniversaire qui s’est tenue jusqu’en octobre dernier : « Les territoires de l’art modeste ». Décor éphémère du film La Science des rêves, la métropole est entrée dans les collections du musée en 2010. En septembre dernier, une projection des meilleurs courts métrages de l’Usine de films amateurs, installée jusqu’en mars dernier au Centre Pompidou, et du film Soyez sympas, rembobinez était également organisée en présence du cinéaste qui a fait cette année son entrée au musée par la porte… modeste.

À la BNF, Boris Vian sera bientôt adapté par Gondry
Michel Gondry travaille à l’adaptation du roman de Boris Vian : L’Écume des jours. Le tournage du film, que le réalisateur français veut « populaire », débutera au printemps prochain avec Audrey Tautou et Romain Duris. L’écrivain et jazzman de Saint-Germain-des-Prés est justement le sujet d’une exposition qui se tient actuellement à la BNF jusqu’au 15 janvier 2012. Éclectique à l’image de l’artiste, elle rassemble des photographies, des affiches, des disques et les manuscrits de la collection de la Bibliothèque nationale. Celle-ci ayant été récemment enrichie par un don de sa veuve Ursula Kübler-Vian, décédée en 2010. L’œil reviendra longuement sur cette exposition en décembre. www.bnf.fr

Titre original de l'article : "Michel Gondry : les réalisateurs sont vus comme des aspirateurs"

Légende photo

Michel Gondry - 2011 © Photo Christophe Beauregard pour L'oeil

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°641 du 1 décembre 2011, avec le titre suivant : Entretien avec Michel Gondry : « Je m’intéresse aux artistes qui travaillent sur les hallucinations »

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