Histoire - Livre

Cédric Gruat et Luci­a Marti­nez - « L’Échange »

Par Virginie Duchesne · L'ŒIL

Le 6 octobre 2011 - 1211 mots

Dans une enquête passionnante et fouillée, deux historiens retracent l’histoire d’un échange d’œuvres d’art opéré entre l’Espagne de Franco et la France de Pétain. Un épisode peu connu de notre histoire…

L’œil : Votre enquête porte sur les dessous d’un échange d’œuvres réalisé entre la France et l’Espagne en 1940. En quoi consiste cette négociation ?
Cédric Gruat : En octobre1940, des négociations sont entamées entre les gouvernements de Vichy et de Franco, dont l’objectif est de mettre en place le projet d’un échange d’œuvres d’art et d’archives entre les deux pays. Les négociations ont lieu jusqu’en juin 1941, date à laquelle l’échange devient officiel. Celui-ci devait, à l’origine, sceller une amitié écornée suite à la guerre d’Espagne. Mais il va rapidement mal tourner. Une pomme de discorde apparaît en effet très vite sur la question des archives de Simancas que l’Espagne réclame à la France depuis longtemps. Et ces archives [des documents allant du XIVe au XVIIIe siècle, sortis d’Espagne sous Napoléon] deviennent rapidement l’enjeu principal de la rivalité.

L’œil : Quelles sont les œuvres concernées par l’échange ?
Lucia Martinez : Outre les archives de Simancas, l’Espagne réclame L’Immaculée Conception de Murillo et la Dame d’Elche [un buste sculpté du Ve siècle av. J.-C.]. La première est sortie d’Espagne lors des pillages du maréchal Soult, quant à la deuxième elle a été achetée à un particulier avant la loi de 1911 qui protège le patrimoine espagnol. Ces œuvres sont représentatives de l’histoire de l’Espagne. Cet échange devait donc servir la propagande nationaliste de Franco.

L’œil : Vous émettez l’hypothèse selon laquelle l’échange aurait pu être décidé avant guerre, durant l’ambassade de Pétain à Madrid. Sur quels faits vous basez-vous ?
C. G. : François Piétri, qui a succédé à Pétain comme ambassadeur de France en Espagne de 1940 à 1944, souligne dans ses mémoires que cette négociation aurait été entamée sous l’ambassade de Pétain. Ceci est probable dans la mesure où toute la politique de la France, après la guerre civile, consiste à renouer le dialogue avec l’Espagne, et à tenter d’asseoir le pays dans une neutralité bienveillante. Toute la politique de Pétain est une politique de conciliation. Mais nous n’avons pas de preuves formelles.

L’œil : Cet échange, qui permet à l’Espagne de récupérer des pièces majeures de son histoire, a-t-il eu une réelle influence sur la neutralité de l’Espagne ?
L. M. : Franco a exercé une grande pression politique par cette menace d’entrée en guerre. Mais l’Espagne était très affaiblie par la guerre civile, et je ne pense pas qu’il y ait une véritable volonté de la part de Franco d’entrer en guerre.
C. G. : Du côté français, la peur n’était pas tant de voir l’Espagne, qui était en effet affaiblie à ce moment-là, entrer en guerre militairement que de voir l’Allemagne pénétrer dans le territoire espagnol et, ainsi, contrôler la Méditerranée.

L’œil : Durant les négociations, une résistance passive se met en place du côté français afin de retarder le retour des archives de Simancas…
L. M. : Le vide politique et logistique en France à cette époque fait que les archivistes se sentent alors plus responsables de leurs collections que les conservateurs du Louvre, dont la hiérarchie est très établie.

L’œil : Comment expliquez-vous que l’Allemagne ne soit pas intervenue dans cet échange ?
L. M. : L’organisation du déménagement des collections nationales, sorties des musées parisiens et conservées dans des châteaux dans le sud de la France, a joué un rôle important. Cet échange franco-espagnol n’était pas divulgué aux autorités, même si l’Espagne a dû faire appel aux ambassadeurs allemands pour pouvoir faire sortir les œuvres hors des frontières.

L’œil : Cet échange ne risquait-il pas de créer en France un précédent ?
C. G. : Nous consacrons un chapitre entier à cette question. Cet échange a-t-il ouvert la boîte de Pandore en permettant aux Allemands de réclamer des œuvres ? Ou a-t-il au contraire protégé la France contre d’éventuelles réclamations allemandes ? Dans un courrier au ministre de l’Éducation nationale du gouvernement de Vichy, Abel Bonnard, le secrétaire des Beaux-Arts, Louis Hautecœur fait référence à l’échange franco-espagnol comme à un cadre à respecter. Certains affirment que la France voyait dans cet échange le moyen de nouer des liens d’amitié avec l’Espagne, mais aussi de se prémunir contre les revendications allemandes.

L’œil : En 1941, les archives de Simancas, le Murillo, la Dame d’Elche et le trésor des couronnes wisigothiques rejoignent l’Espagne tandis que la France récupère un Vélasquez et un Greco. Vous parlez pourtant de fiasco. Pourquoi ?
L. M. : Outre l’inégalité flagrante de l’échange, ce fut un fiasco pour la France. Les décisions n’ont pas été prises à un niveau approprié. Pour aliéner des collections nationales, un conseil de conservateurs des musées concernés aurait dû être convoqué. Or, la décision a été prise à la suite d’un arrêté de loi, et les circonstances exceptionnelles – la guerre – ont eu force de loi.

L’œil : Et la France ne restaure finalement pas l’amitié recherchée…
C. G. : La rancœur était trop forte du coté espagnol, qui se sentait plus faible par rapport à la France. En réalité, l’échange permettait d’exercer une vengeance historique. Et il n’a fait que remuer un passé très compliqué.

L’œil : On comprend, à la lecture de la préface de Pierre Rosenberg, ancien directeur du Louvre, que le sujet est encore sensible en France…
L. M. : Je travaillais au Louvre au début de nos recherches. Chaque fois que je parlais du projet de ce livre, on me répondait : « Faites attention, c’est un sujet sensible. » Et les blessures restent, en effet, encore ouvertes aujourd’hui. L’échange ne s’est pas fait de collections à collections. Le Musée de Cluny, par exemple, n’a rien reçu en échange des couronnes wisigothiques, ce qui a été ressenti comme une injustice.
C. G. : Notre enquête n’incite en aucun cas à ouvrir le débat des restitutions d’œuvres d’art. Il invite davantage à comprendre cet échange dans le contexte exceptionnel de la guerre.

L’œil : Votre livre résonne pourtant avec l’actualité du retour dans leur pays des manuscrits coréens conservés à la BnF…
L. M. : Il est important de réfléchir aux questions de restitution au cas par cas, pour chaque œuvre, chaque circonstance, sans ouvrir de débat général. On peut parler du vide législatif qui existe dans certains pays d’Amérique latine, par exemple, où les lois ne protègent pas le patrimoine. Le marché de l’art est important, les œuvres doivent circuler, mais nous devons créer des barrières législatives, et parler spécifiquement d’une œuvre, d’un contexte. On ne peut pas refaire l’histoire. Il s’agit donc d’être prudent.

L’œil : Quelles difficultés avez-vous rencontrées en écrivant ce livre ?
C. G. : Nous avons mis deux ans à l’écrire, dont un an consacré à la recherche. Mais la vraie difficulté fut de rédiger ce livre à quatre mains, de porter un regard commun alors que nous n’étions pas d’accord sur un certain nombre de points. Nous avons découvert que l’apprentissage de l’histoire est une charge dont on ne peut pas se débarrasser aussi facilement.

Cédric Gruat, historien, est conseiller pour la collection documentaire « Mystères d’archives ».

LucÁ­a MartÁ­nez, historienne de l’art, travaille actuellement à l’Icom (International Council of Museums).

Cédric Gruat et Lucia Martinez, L'Echange

Armand Colin, 240 p., 19,50€

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°639 du 1 octobre 2011, avec le titre suivant : Cédric Gruat et LucÁ­a MartÁ­nez - « L’Échange »

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