Jérôme Clément : « Je suis un boulimique de culture »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 20 mai 2011 - 2158 mots

Ce spécialiste des arcanes du cinéma, ancien président du CNC et d’Arte, est également un grand défenseur de la culture, en particulier des beaux-arts.

Martine Robert : Vous venez de prendre la direction de la maison de ventes aux enchères Piasa dont vous êtes actionnaire. D’où vient votre intérêt pour le marché de l’art ?
Jérôme Clément. : Ma mère fréquentait beaucoup Drouot, elle y venait au moins une à deux fois par semaine. Elle appréciait l’art japonais et collectionnait les netsuke, figurines japonaises en ivoire. Ce monde de l’art, j’en entendais parler souvent lorsque j’étais enfant. Ma mère rapportait des objets à la maison, cela m’amusait. Un jour, dans une commode qu’elle avait achetée, nous avons découvert un tiroir secret rempli de bijoux ! Un côté mystérieux, une malle aux trésors… Cela m’avait excité, intrigué.

M.R. : De là à devenir actionnaire de Piasa, il n’y a plus qu’un pas…
J.C. : J’ai eu l’opportunité d’acheter des parts de Piasa quand un groupe d’amis collectionneurs, tels Laurent Fabius, Claude Berda, Patrick Ponsolle, Serge Weinberg, Charles-Henri Filippi, Marc Ladreit de Lacharrière, Louis Schweitzer, Christian Blanckaert ou Lionel Zinsou me l’a proposé. J’ai dit oui. Récemment, comme je quittais la présidence d’Arte, on m’a demandé de prendre celle de cette maison de ventes dont j’étais déjà administrateur et j’ai accepté, non sans préciser que je souhaitais être actif et non passif.

M.R. : Comment vous positionnez-vous par rapport au directeur de Piasa, Alain Cadiou ?
J.C. : C’est un excellent directeur général, un ami avec qui je m’entends très bien. Pour ma part, je compte apporter à la maison de ventes ma notoriété, mes réseaux, mes idées, et, j’espère, une grande ambition pour contribuer à son expansion ainsi qu’au marché de l’art français. Je connais bien les arcanes culturels français et européens, les dirigeants de grandes institutions artistiques.

M.R. : Êtes-vous collectionneur ?
J.C. : Oui, je collectionne les peintures et les dessins contemporains depuis des années. J’achète en galerie, en salle des ventes. Au sein du groupe Honoré 91 [un groupe de collectionneurs], nous achetons des artistes vivants. Ces œuvres tournent chez les uns et les autres. Nous sommes une vingtaine autour de Jean de Kervasdoué ou de Jean-Michel Wilmotte. Nous avons déjà acquis quatre cents œuvres, chacun émettant des souhaits sur celles qu’il veut garder. J’ai ainsi conservé la sculpture d’un Japonais, Katsuhito Nishikawa, des œuvres de jeunes talents comme d’artistes confirmés, tels Ernest Pignon-Ernest, Djamel Tatah, Rustin ou Cueco, soit une vingtaine de pièces.

M.R. : Vous êtes également un passionné de photographie ?
J.C. : Oui, j’ai d’ailleurs présidé la Fondation de la photographie. J’ai de très belles photos de Boubat, de Raymond Depardon, un ami, mais aussi d’illustres inconnus.

M.R. : Vers quels artistes anciens ou modernes vont vos préférences ?
J.C. : J’aime beaucoup les couleurs de Bonnard, la délicatesse de Vuillard, la puissance de Rodin et la pureté de Giacometti, et de tant d’autres ! J’apprécie les artistes qui se situent entre deux époques, dans des périodes de transition. Par exemple Kupka, Picabia ou, le si méconnu, Hélion.

M.R. : Énarque, vous avez commencé votre carrière comme chargé de mission auprès du directeur de l’Architecture au ministère de la Culture, puis comme sous-directeur à la direction du Patrimoine…
J.C. : Oui, je me suis ainsi occupé des grands bâtiments de l’État, de l’Opéra de Paris, du château de Fontainebleau, du château de Versailles, de l’Élysée… Je suis également président du conseil d’administration du Théâtre du Châtelet et je voudrais proposer au maire de Paris un programme de rénovation de ce lieu magnifique édifié sous Napoléon III, en 1862, mais en très mauvais état aujourd’hui. Mais j’aime aussi beaucoup l’architecture ; sur Arte, d’ailleurs, nous y avons consacré de nombreuses séries, ce qui m’a permis de rencontrer tous les grands architectes contemporains. J’aime construire, aménager, organiser l’espace ; je me suis occupé des grands travaux sous François Mitterrand, lorsque j’étais à Matignon. À Strasbourg, pour le siège social d’Arte, j’ai fait appel aux architectes Hans Struhk et Paul Maechel.

M.R. : Quels sont vos goûts en matière d’architecture ?
J.C. : J’aime l’innovation. En Chine, ce qui se passe sur le plan architectural est fascinant. J’apprécie beaucoup le travail de Jean Nouvel, sur lequel nous avons réalisé pour Arte de nombreux films. Ne pas être architecte est l’un de mes regrets, ce métier m’aurait passionné. Nombre de mes amis sont architectes, comme Wilmotte qui s’est vu confier la rénovation de l’arsenal de Kiev, un chantier énorme de 60 000 m2… Je me suis rendu récemment en Ukraine, et ce programme est passionnant !

M.R. : Que pensez-vous de l’éventuelle privatisation de l’hôtel de la Marine ?
J.C. : Je suis absolument contre. Un monument historique de cette nature, avec une telle histoire, il faut le préserver. Ce projet sera enterré, j’en suis persuadé.

M.R. : Êtes-vous un rat de musée ?
J.C. : Oui, je passe beaucoup de temps dans les expositions, dans les galeries et aussi dans les salles de ventes. J’aime me balader dans le Marais, rue de Seine, chez Aittouarès ou chez Di Meo rue des Beaux-Arts… J’adore aller voir les Nymphéas de Monet au Musée Marmottan, flâner dans les jardins du Musée Rodin, du Quai Branly ou déjeuner dans la cour du Musée de la vie romantique, visiter le Musée Maillol.

M.R. : Vous êtes administrateur du Musée d’Orsay et de l’Orangerie. Comment avez-vous été choisi ?
J.C. : Guy Cogeval, le directeur d’Orsay, me l’a proposé il y a six mois. Nous nous étions rencontrés pour des programmes audiovisuels et nous avons sympathisé. Il savait que je connaissais bien Internet et le monde de l’image. Or les musées doivent se mettre à l’heure d’Internet. Avec le président du Louvre, Henri Loyrette, nous avons réalisé un site, Arte-Le Louvre, et développé des idées originales sur la vie dans les musées. À Orsay, pour l’instant, j’observe et dis ce que je pense, je suis à la disposition de Guy Cogeval.

M.R. : Avec l’émission Palettes, vous avez sensibilisé le grand public à la peinture…
J.C. : Palettes, réalisé par Alain Jaubert, c’est la fierté d’Arte, un chef-d’œuvre qui s’est vendu dans le monde entier. Sans s’en rendre compte, le téléspectateur s’est initié à Fragonard, Georges de La Tour, Véronèse, Watteau, Titien, Matisse, Hokusai… Nous avons réalisé cinquante-deux émissions.

M.R. : Êtes-vous favorable à un Musée de l’histoire de France ?
J.C. : Je n’ai pas de réticence à cet égard. À Berlin, il y a un très beau musée sur l’histoire de l’Allemagne, bien fait, intéressant, instructif. Le problème, c’est la lecture que l’on délivre de l’histoire .

M.R. : À Strasbourg, vous avez présidé Musica, festival de musique contemporaine. Quelle place occupe la musique dans votre vie ?
J.C. : Je ne peux pas vivre sans la musique. J’ai appris le piano, je vais beaucoup à l’Opéra, écouter des concerts, plutôt de musique classique, mais Musica m’a permis de découvrir la musique contemporaine. Je connaissais un peu Stockhausen, Boulez, Ligeti, mais il y a plein d’autres compositeurs. Je suis très proche aussi du pianiste et chef Daniel Barenboïm, qui a créé un orchestre israélo-palestinien ; son engagement me touche, et nous sommes très liés.

M.R. : Vous avez aussi dirigé le Centre national de la cinématographie, écrit sept livres… Parmi tous ces univers culturels, dans lequel vous sentez-vous le plus à l’aise ?
J.C. : Je suis un boulimique de culture. Le cinéma est le domaine que je connais le mieux : j’ai créé l’école de cinéma La fémis, dirigé cinq ans le CNC, vingt-deux ans Arte où nous avons soutenu quatre cents films, obtenu quatre Palmes d’or, trois Ours d’or… J’apprécie également le théâtre et chaque année je vais en Avignon. J’étais dans le même lycée que Patrice Chéreau, je suis fan d’Ariane Mnouchkine. Je suis fier d’avoir contribué à faire découvrir Kieslowski ou Lars von Trier. Mais tous ces univers sont assez proches finalement, les artistes passent maintenant de l’un à l’autre, il y a une grande perméabilité. Quant à l’écriture, elle m’apporte un autre rythme. Je suis un homme d’action, et l’écriture me donne le temps de réfléchir. Je veux trouver le mot juste, je passe du temps à travailler le style. C’est un temps solitaire, un temps de silence précieux. On livre des choses intimes, personnelles, on s’expose. J’ai besoin du temps de l’écriture.

M.R. : Votre dernier livre, Le Choix d’Arte, correspond-il à un travail de deuil ?
J.C. : Laure Adler m’avait demandé d’entreprendre un livre sur Arte en 1999 et j’avais déjà écrit une centaine de pages puis laissé tomber pour me lancer dans d’autres livres. Quand j’ai décidé de partir en 2009, je me suis dit : « Si tu veux réussir ton départ et être psychologiquement capable de quitter cette entreprise que tu as fondée, il faut que tu écrives. » J’ai travaillé pendant un an et demi, je n’ai fait que ça, les vacances, le week-end. Ce livre est un exutoire, mais aussi un témoignage.

M.R. : Votre précédent livre, Plus tard, tu comprendras, dans lequel vous expliquez avoir appris tardivement que votre mère était juive, avait-il aussi cette vertu thérapeutique ?
J.C. :  En fait, il y a des choses que l’on sait, d’autres que l’on ne sait pas, des zones grises dont on ne parle jamais. J’ai été élevé dans un milieu très catholique et n’ai pas vraiment eu conscience de ma judaïté jusqu’à la mort de ma mère. Celle-ci me disait toujours : « Plus tard, tu comprendras. » C’était une souffrance pour elle, comme dans beaucoup de familles qui ne pouvaient pas parler de la Shoah ; voilà pourquoi j’ai fait ce livre. Je ne suis pas croyant, donc cela a été pour moi une révélation plus culturelle que religieuse. Ma sœur, Catherine Clément, philosophe, a beaucoup écrit sur ces sujets. Elle est née avant la guerre, moi en 1945, quand une page se tournait, que venait l’espérance. Et avec Arte, j’ai contribué à écrire cette réconciliation, sans connaître ce passé douloureux, ces grands-parents gazés le 1er mai 1944.

M.R. : Vous avez également écrit La Culture expliquée à ma fille. Comment est née cette idée ?
J.C. : Tahar Ben Jelloun avait écrit Le Racisme expliqué à ma fille, qui avait bien marché, et l’éditeur de cette petite collection m’a demandé de plancher sur ce thème. Ma fille avait 14 ans, nous avions loué une maison de vacances à Hossegor ; elle était venue avec quelques amies et tous les jours, je les questionnais. J’avais un matériau important, et ce livre est celui qui a connu le plus de succès : traduit dans six ou sept langues, il figure dans de nombreux manuels scolaires. On en a fait une émission de radio sur France Culture.

M.R. : Quel regard portez-vous sur le paysage audiovisuel actuel ?
J.C. : Je suis fasciné par les bouleversements technologiques, par la télé connectée, par l’Internet. Il y a une profusion de chaînes, mais la qualité n’est pas toujours au rendez vous. Il faut conserver une information pluraliste, l’apprentissage des savoirs, le soutien aux créateurs… L’extraordinaire révolution à laquelle on assiste ne doit pas nous faire perdre de vue que l’essentiel, ce sont les contenus, quels que soient les moyens de diffusion.

M.R. : Êtes-vous inquiet, de manière générale, pour la création actuelle du fait du manque de moyens ?
J.C. : Il faut être vigilant. C’est comme les arbres dans la forêt : tant qu’ils sont là, on ne s’aperçoit pas que l’on respire bien, mais lorsqu’on les abat, on ne respire plus. La culture, c’est l’oxygène de l’esprit. Elle est au cœur d’un projet de société, elle est indispensable à la survie. Le rôle d’un État est de donner à chacun les connaissances pour ouvrir son esprit, s’insérer dans la société. Sur la question des immigrés, par exemple, il faut leur donner les codes d’accès à la culture, c’est vital. Dans une démocratie digne de ce nom, la culture apporte à chacun l’épanouissement individuel et la joie collective qui sont l’antidote à une société dominée par le capitalisme financier.

Biographie

1945 Naissance à Paris.

1972 Diplômé de l’Ena, il intègre le ministère de la Culture.

1981 Conseiller culture au cabinet de Pierre Mauroy, premier ministre.

1984-1989 Directeur général du Centre national de la cinématographie (CNC).

1991-2011 Président du directoire d’Arte France.

2005 Auteur de Plus tard, tu comprendras, sur sa propre histoire familiale.

Mars 2011 Nommé président de Piasa.

Les mémoires télévisuelles d’un président
Avec Le Choix d’Arte Jérôme Clément revient sur ses vingt ans passés à la tête de chaîne franco-allemande. Par ce rapprochement culturel, il essaie de panser les blessures de son histoire familiale qui passe par Auschwitz. Les 420 pages sont peuplées de personnalité, hommes de pouvoir et d’influence, comme François Mitterrand, Alain Juppé, ou Bernard-Henry Lévy. « L’histoire d’Arte est une leçon d’optimisme », conclut Jérôme Clément résumant les nombreux remous de cette odyssée télévisuelle qui dure et durera.

Le vaisseau amiral d’Arte
Arrimé à Strasbourg, le vaisseau Arte conçu par le duo d’architectes franco-allemand Hans Struhk et Paul Maechel est, avec ses larges baies vitrées et son atrium de quatre étages, résolument tourné vers le monde. D’esprit germanique avec une architecture claire et fonctionnelle, il traduit une libre inspiration des idées du Bauhaus. Ce bâtiment reprenant le péristyle antique, crée, dans un paysage urbain, du rythme, du dynamisme et de l’éclat.

Piasa, 4e maison de ventes
Créée en 1996, Piasa est la 4e maison de ventes aux enchères en France, avec un chiffre d’affaires de 45 millions d’euros en 2010 ( 37,6 % par rapport à 2009). Sur les 80 ventes annuelles, près de 86 % des lots trouvent acquéreur. L’an passé, une enchère record a atteint 5 547 000 l pour un vase chinois d’époque Yongzheng. Récemment, via sa holding Artemis, François Pinault a cédé sa participation de 40 % dans Piasa à un groupe d’investisseurs aujourd’hui présidé par Jérôme Clément.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°636 du 1 juin 2011, avec le titre suivant : Jérôme Clément : « Je suis un boulimique de culture »

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