Art contemporain

L’Inde à l’assaut du XXIe siècle

L’Inde transfigurée

Par Christine Ithurbide · L'ŒIL

Le 16 mai 2011 - 1324 mots

Une expo au Mac de Lyon, l’autre à Beaubourg, un pavillon à la Biennale de Venise, Monumenta confié à Kapoor… L’Inde a bel et bien basculé dans l’ère contemporaine, tant sur le plan économique qu’artistique. Mais qui est donc cet acteur avec lequel il faut désormais compter ?

Dans les années 1990, l’Inde s’ouvre pleinement au libéralisme, accélérant considérablement les transformations en cours dans le pays depuis l’indépendance. Sa rapide croissance économique et technologique renforce le mythe de l’Incredible India. Liée à la modernisation et à la mondialisation, cette (r)évolution a cependant été négociée dans un complexe processus d’adaptation au contexte culturel indien et à ses traditions. 

Le temps des réformes
Au lendemain de l’indépendance en 1947, Jawaharlal Nehru mène une politique basée sur l’industrialisation, un fort contrôle de l’État et une volonté d’indépendance économique qui limite les importations et investissements étrangers. La croissance du pays avoisine alors les 4 %. L’agriculture connaît une période de développement entre les années 1960 et 1980 grâce à la « révolution verte ».
Au début des années 1980, Indira Gandhi entreprend les premières réformes d’ouverture économique avec la dérégulation des licences et la réduction des restrictions pour les grandes entreprises. Elle est assassinée en 1984 et son fils, Rajiv Gandhi, devient Premier ministre. Il lance en 1991 de grandes mesures libérales : ouverture de nombreux secteurs (dont celui des banques) aux investissements privés et étrangers, déréglementation, réduction des droits de douane. Les entreprises se multiplient, les industries de la chimie et de la mécanique se renforcent, et de nouveaux grands secteurs émergent dans les assurances, l’immobilier et l’aviation. Le décollage le plus impressionnant est celui des services de télécommunication avec 403
millions d’abonnés en 2009 et 10  000 téléphones portables vendus chaque heure dans le pays. Le secteur de l’informatique connaît lui aussi un essor remarquable avec la création de grandes compagnies par des entrepreneurs indiens ambitieux (Wipro, Infosys, TCS). À partir des années 2000, l’Inde devient la capitale internationale de la délocalisation des services et réalise plus d’un cinquième des exportations mondiales de logiciels informatiques. La diaspora indienne, d’environ 3 millions de personnes vivant principalement aux États-Unis et en Europe, représente une force grandissante dans le développement économique et technologique du pays. 

Une révolution sociale en marche
Les mesures prises par l’État après 1947 ont posé les bases de la modernisation sociale : abolition officielle des castes et instauration de quotas pour les groupes défavorisés dans l’éducation, la fonction publique et la vie politique. L’accent est mis sur l’éducation avec 2,1 millions d’écoles où sont inscrits 261 millions d’enfants. Au côté de nombreuses universités, la création de grandes écoles en technologie, sciences, management et droit témoigne des grandes ambitions de l’Inde dans l’enseignement supérieur.
Dans la vie publique et privée, une révolution sociale est en marche, indissociable des changements économiques et technologiques des dernières décennies. L’un des phénomènes les plus marquants est l’émergence d’une « classe moyenne », d’environ 250 à 300 millions de personnes selon les définitions (soit seulement 20 % de la population), qui devient un important marqueur d’identification et d’aspiration dans une société où le consumériste est grandissant.

Si l’Inde n’avait qu’une douzaine de grands centres commerciaux (malls) en 2000, il en existe 350 fin 2007. Quelque 350 chaînes de télévision créent de nouvelles habitudes de consommation tout en proposant des feuilletons des grandes épopées hindoues et en offrant aux enfants des films d’animation avec Krishna et Hanuman. La diaspora a aussi un rôle essentiel dans la diffusion de nouveaux styles de vie, d’habitation et de consommation.
De plus en plus de jeunes entre 20 et 30 ans, une fois mariés, s’installent dans leur propre appartement, entraînant une rupture avec le modèle de joint family (famille élargie). La majorité des mariages restent arrangés, mais les sites matrimoniaux se multiplient sur Internet, donnant sensiblement plus de liberté aux jeunes pour se rencontrer.
On assiste au développement des industries culturelles (édition, design, mode, musique). De nouvelles formes de sociabilité et de créativité s’élaborent grâce aux réseaux Internet, Facebook et autour de nouveaux lieux associatifs engagés dans les questions urbaines, sociales et artistiques tels que Sarai à Delhi, Jaaga à Bangalore ou encore Studio-X à Mumbai (Bombay). 

Les villes, lieux de la modernité
Les villes indiennes rassemblent 350 millions d’habitants (30 % de la population). Alors que les bidonvilles continuent de s’étendre et que l’accès à l’eau potable reste problématique, de vastes projets immobiliers (townships) aux logements luxueux sont lancés par de grands promoteurs dans les périphéries urbaines. Un nombre croissant d’enclaves industrielles, de parcs technologiques et de villes satellites sont en construction, diffusant l’image de nouvelles utopies urbaines, mais où l’on observe un manque d’espaces publics et l’accroissement des ségrégations spatiales. Cireurs de chaussures, vendeurs de chai (thé), bhel puri et autres snacks populaires tentent de poursuivre leur activité informelle sur les trottoirs des villes malgré certaines politiques « d’assainissement » qui voudraient les voir disparaître.

Symboles de l’Inde moderne, de puissantes mégapoles ont émergé reliées à un important réseau de villes secondaires. La capitale, New Delhi, lieu du pouvoir politique et administratif, aux nombreux témoignages de la culture moghol et de la période coloniale, a réaffirmé son statut de métropole internationale avec l’ouverture d’un métro en partie aérien, la remise à neuf de son aéroport et l’organisation de grands événements (Jeux du Commonwealth, Art Summit). Mumbai, ville cosmopolite par excellence, est toujours la capitale économique. Ses anciennes industries textiles, reconverties en centres commerciaux (Phoenix Mills), quartiers d’affaires, bars et galeries d’art, attirent l’élite locale et internationale. 
Dans l’ancienne capitale intellectuelle et littéraire, Kolkata, les répercussions de la libéralisation se sont faites plus lentement. Dans le sud, Chennai devient un centre de la construction automobile en Inde tout en préservant son industrie traditionnelle du textile. Bangalore continue d’incarner le boom du secteur informatique. 

Politiques culturelles contrastées
La reconquête de l’identité indienne moderne passe par l’ouverture de nouveaux lieux culturels au début de la période de postindépendance (musées, bibliothèques, mémoriaux), un geste éminemment politique et symbolique pour incarner l’unité dans la diversité. Le gouvernement inaugure le National Museum en 1949, la National Gallery of Modern Art et la Jehangir Art Gallery en 1954. Chaque État est doté d’une école d’art, la Lalit Kala Akademi. On insiste également sur la transmission du théâtre, de la danse et de la musique avec la création de la National School of Drama et de la Sangeet Natak Akademi. Il faudra attendre les années 1980 pour voir le début de la prise de conscience de l’urgence de politiques de patrimonialisation.
Dans l’art moderne et contemporain, ce sont principalement les galeries et institutions privées qui, à partir des années 1970, remplacent l’État dans sa mission de promotion et de diffusion des artistes. Mumbai et Delhi dominent nettement la scène par le nombre de galeries, maisons de ventes et par la qualité des expositions. Récemment, de nouveaux partenariats public/privé ont été mis en place, par exemple dans le cadre du grand projet de restauration du Dr. Bhau Daji Lad Museum de Mumbai et pour la création du futur Kolkata Museum of Modern Art. 

L’État et le gouvernement du Kerala ont décidé de consacrer un important budget à la Biennale Kochi-Muziris, prévue en 2012, qui associera art contemporain et patrimoine local dans un projet de renaissance internationale de la région. Les festivals d’art dans l’espace public se multiplient (Kala Ghoda, Madras Season, Project 48°C), permettant la revitalisation de l’artisanat, de traditions musicales et théâtrales locales et l’ouverture de l’art contemporain à de nouveaux publics. La dimension culturelle et artistique semble être devenue un outil stratégique dans les politiques de développement des grandes métropoles.
L’Inde est définitivement sortie de l’ombre de la période coloniale pour devenir une puissance mondiale, dotée de mégapoles aux aspirations toujours plus grandes. Mais plus que jamais, elle reste le pays des contrastes avec plus de 70 000 millionnaires alors qu’un quart de la population vit avec moins d’un dollar par jour. De nombreux changements, défis et consensus sont encore à venir.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°636 du 1 juin 2011, avec le titre suivant : L’Inde transfigurée

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