François Girbaud, maître de la toile de jean

Avec Marithé, nous étions là au bon moment

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 20 avril 2011 - 2301 mots

Figures de la mode des années 1960, Marithé et François Girbaud ont imposé leur univers pour devenir aujourd’hui deux maîtres de la toile de jean.

L'oeil : Marithé François Girbaud, c’est 40 ans de collaboration entre deux artistes. Quels sont les secrets de cette exceptionnelle longévité ?
François Girbaud : Probablement l’alliance entre la technologie et la créativité, une approche de la mode plus populaire et plus industrielle à partir du vêtement de travail, une préoccupation de bien-être et de contemporanéité, un besoin d’oxygène et d’espace dans les vêtements pour une mode faite pour être portée partout, tout le temps. Nous n’avons cessé d’innover dans les traitements comme dans les formes, de mener des recherches intensives sur les molécules de fibres toujours plus intelligentes et ne nous sommes jamais installés dans une position de fashion legend.

Comment cette aventure a-t-elle commencé ?
F.G. : Notre rencontre s’est déroulée dans les années 1960 à Saint-Tropez où je voulais vendre mes bottes de cow-boy et Marithé ses ponchos à franges. Moi j’étais influencé par le rêve américain, le jean, Elvis Presley ; elle voulait faire du théâtre, être BB. Le look Côte d’Azur, on peut affirmer que nous avons contribué à l’élaborer. Elsa Martinelli, Brigitte Bardot, ont porté ces ponchos à franges et c’est parti ainsi. Vince Taylor, roi du rock and roll, venait franger avec nous le soir. Johnny, les Chaussettes Noires, le rock français des années 1960, nous les avons tous habillés ; nous étions là au bon moment.

Mais votre succès, c’est surtout le jean délavé : comment est venue cette idée ?
F.G. : Dans le contexte Flower-Power, conforté ensuite par le mouvement punk, nous avons eu l’idée de gratter, manger, user, la toile de jean. Avec le souci de donner au jean son aspect vécu, de créer le mouvement de la vie avant la vie. Nos premiers délavages dans les années 1970 ont fait un tabac. Puis en 1977, notre premier baggy, pantalon ample, a été un succès planétaire, les Américains en ont raffolé, en particulier les minorités, ceux aux physiques différents, les danseurs…

Cinq ans plus tard, Jennifer Beals, l’héroïne de Flash­dance, était notre porte-parole aux États-Unis : carton plein. C’était alors le début du hip-hop, de la break dance et la street culture s’est emparée de nos modèles. Nous avons amené la mode dans la rue américaine. Puis nous avons imposé le stretch, le sport dans la ville.

Dans les mouvements que vous avez lancés, lesquels ont marqué l’univers du textile ?
F.G. : Il y a eu le phénomène cow-boy dans les années 1960, l’industrialisation du délavage dans les années 1970 avec la démocratisation du « stonewashed », la révolution du sportswear et du marché masculin, le lancement mondial du stretch dans les années 1980, la naissance du « sportcity » qui a amené les sports dans la ville dans la décennie 1990, et le retour à une certaine élégance dans les années 2000 grâce à de nouvelles techniques de coupe ou de montage, telles que la technofusion, le laser-blading, ou l’ultrason.

Vous qui avez toujours revendiqué une démarche avant-gardiste, vous dénoncez une filière de la mode qui, au lieu d’être précurseur, est devenue conservatrice, instrumentalisée par le marketing, l’industrie et la finance ?
F.G.
:
Les créateurs devraient être particulièrement vigilants, embarqués dans la loi du stock exchange et du market share. La création peut mettre dix ans à germer, le marketing la brûle en une saison. Le marketing tue la création : tu fais porter tes vêtements par une star, comme cela, tu en vends davantage, à des prix astronomiques et pas toujours avec la qualité au rendez-vous. Quant à la manière de cultiver le coton, puis de fabriquer les vêtements, les pratiques sont loin d’être écologiques et équi­tables.

Vous avez justement lancé un nouveau procédé, le Wattwash. Est-il protecteur de l’environnement ?
F.G. : Ce procédé répond à la prise de conscience de la consommation démesurée d’eau faite par l’industrie du jean. Il permet d’économiser 97,5 % d’eau ! Nous utilisons 5 litres d’eau avec ce traitement contre 150 litres en moyenne pour un jean de base. Le principe ? L’énergie de la lumière grave la matière, la délave et offre une myriade d’effets, jusqu’à la reproduction de différentes armures classiques tels le chevron, le pied-de-poule, ou le prince-de-galles…

Votre souci d’innovation concerne aussi vos boutiques : vous avez ainsi été les premiers à vous installer aux Halles lorsque les créateurs ne s’étaient pas encore emparés de ce quartier…
F.G. : Oui, rue de la Grande-Truanderie où, pour la petite histoire nous avons rencontré Coluche qui jouait dans Ginette Lacaze et nous lui avons fait porter sa première salopette ! Puis nous avons ouvert rue de Turbigo avec l’enseigne Halles Capone et le slogan « Drôles de choses pour drôles de gens » : toutes les idoles des années 1970 y ont défilé. C’était le seul magasin vendant des jeans et des produits dérivés du vêtement de travail au milieu des bouchers et des grossistes d’agrumes ; des industriels du monde entier sont venus y chercher l’inspiration. En 1985, nous avons créé l’événement rue Étienne-Marcel, avec notre façade de verre marquée par un escalier monumental et animée de vidéos, puis de nouveau au début des années 2000 rue du Cherche-Midi avec le premier magasin doté d’un mur végétal sur quatre niveaux confié à Patrick Blanc, et enfin l’an dernier en scénographiant un passage reliant les boutiques des rues Montmartre et Étienne-Marcel.

En 2005, vous avez eu des démêlés avec l’Église à propos d’une publicité inspirée de la Cène. La Cour de cassation vous donnera raison. Pourquoi avoir souvent opté pour une communication décalée ?
F.G. : Choisir, pour nos campagnes publicitaires comme pour nos défilés, une communication subversive ou du moins qui ne laisse pas indifférent, correspond à une volonté d’ouvrir d’autres dialogues. Que ce soit en travaillant avec des photographes, tels Jean-Baptiste Mondino, Fabrizio Ferri, Gilles Tapie, Éric Traoré… ; avec des réalisateurs, comme Mathias Ledoux, Jean-Luc Godard ; avec des danseurs et chorégraphes : de l’étoile Sylvie Guillem à la gymnaste américaine Stacy, du ballet William Forsyth aux tap dancers de New York, en passant par le Royal Thai Ballet ou le Cirque du Soleil…

Lorsque vous vous retournez sur quarante ans d’épopée de Marithé François Girbaud, que cela vous inspire-t-il ?
F.G. : Plus les années passent, plus on se sent des dinosaures : nous avons changé la planète denim et vendons maintenant des millions de pièces chaque année… Le jean c’était rebelle, c’est devenu l’uniforme. Beaucoup de créateurs ont vendu leur âme au diable et perdu leur nom, ceux qui dans les années 1970 à 90 ont fait beaucoup d’argent, comme Mugler ou Montana, sont aujourd’hui coincés. Il n’y a plus guère que Pierre Cardin et nous à garder le contrôle !

Marithé et vous, c’est la complémentarité ou l’osmose ?
F.G. : Souvent je suis un peu Géo Trouvetout : j’ai une idée, mais elle n’est pas aboutie. Le temps passe, j’abandonne, et un jour Marithé me dit : c’est le bon moment. Et elle a raison, elle a du flair. C’est la plus dingue de nous deux. Moi comme tout Cathare, je suis hérétique, rebelle.

Dessinez-vous vos modèles ?
F.G. : Je ne fais pas de dessins de mode à proprement parler, je communique en 3D avec mon modéliste. Et je rentre dans la matière avec le ciseau. Actuellement, je travaille toutes les possibilités du laser, qui permet de reproduire n’importe quoi. Je travaille notamment la céramique au laser et je réfléchis à de nouveaux objets de design dans mon atelier en Toscane.

À l’automne, vous avez été partenaire d’une curieuse exposition : « le Maître de la toile de jeans » [lire L’œil n° 628]. Quel point commun entre un peintre du XVIIe siècle et le jean ?
F.G. : La galerie de Maurice Canesso [lire son portrait dans L’œil n° 632] est orientée exclusivement vers des tableaux exécutés entre le XVe et le XVIIIe siècle par des artistes italiens ou étrangers ayant résidé en Italie. Elle a organisé pendant la Biennale des antiquaires [à Paris] une exposition présentant huit toiles d’un peintre italien anonyme du XVIIe siècle récemment découvert, des scènes de la vie populaire dans lesquelles on peut remarquer une étoffe bleue portée par différents personnages : ce peut être le tablier déchiré d’une mère cousant avec ses enfants, ou la veste d’un petit mendiant. La trame de cette étoffe composée de fil blanc montre une structure typique de la futaine de Gênes, dite « jeans » aujourd’hui. Cela remet en cause l’histoire du denim : le jean, symbole des temps modernes, fut en réalité apprécié bien avant le XIXe siècle.

Êtes-vous collectionneur ?
F.G. : J’ai toujours eu envie d’écrire sur les murs. Très tôt, dans le premier appartement dans lequel nous avons vécu à Paris, j’ai peint puis imaginé des totems. Mon goût démesuré pour les affaires indiennes m’a poussé à collectionner des panoplies, des coiffes de plumes et des parures. J’ai collectionné aussi les soldats de plomb avec des uniformes rutilants m’arrêtant aux bandes molletières et à la couleur kaki des camouflages… Il y avait là quelque chose de déloyal. Se cacher pour se fondre… J’aimais la parade. J’ai réalisé à un moment que le massacre des Amérindiens n’était peut-être pas ce que le cinéma m’avait raconté. J’ai rangé mes rêves d’enfant, mon uniforme de sudiste.

Quels artistes vous ont le plus marqué ?
F.G. : Nous avons aussi habité au Mexique : j’ai été très impressionné par les Murales de Diego Rivera sans trop le connaître tout d’abord. Puis nous sommes revenus souvent, nous avons suivi le parcours de Frida Kahlo. J’aime la culture toltèque, les masques, les pierres, les sites… J’ai également eu un coup de cœur pour le travail de Torres-García. Cette rencontre m’a bousculé, je découvrais un artiste dont le trait avait quelque chose de proche du mien, mais avec une construction dont j’étais bien incapable. Son univers trouvait écho en moi, la façon dont il abordait la représentation symbolique a été un véritable choc ; nos univers se chevauchaient et cela a donné naissance à un catalogue historique dont les photos ont été prises en Amérique du Sud. Les murs de Montevideo, les graffitis politiques semblent l’emporter dans mes choix. La Havane, Buenos Aires, Porto Alegre vont compléter mon inspiration.

N’êtes-vous pas aussi un fan de bande dessinée ?
F.G. : Les bandes dessinées ont couvert les murs de ma bibliothèque pendant trente ans. Je me suis longtemps replongé à chaque occasion dans les albums brochés de la « ligne claire », école belge de préférence. Mon trait vient de là. Je ne fais pas des croquis de mode, il y a toujours une trace qui est restée. Un jour Marithé et moi avons eu l’occasion, via Western House, de collaborer avec Gotlib, Mandryka et Bretecher, après avoir été ceux qui ont importé Peanuts de Charles Shultz en France.

Votre goût pour la musique a-t-il induit une autre collection ?
F.G. : Oui, j’ai collectionné les guitares. Dans chacune de mes maisons, elles se sont accumulées ; cela fait la joie de mon petit-fils aujourd’hui. Un accord secret semble me lier à ce qui est devenu sa collection. Aujourd’hui, cela paraît une autre vie. Pourtant, cette culture est à la base de ce que nous allions devenir. J’ai perdu des vinyles par centaines au hasard des déplacements, puis par manque d’attention. J’ai racheté « ma madeleine de Proust » en format CD, en réédition Juke Box Magazine.

Vous qui vivez ici et ailleurs, qu’accrochez-vous aux murs de vos maisons ?
F.G. : Vivant effectivement comme des nomades et en tribu, nous avons un certain goût pour les collectifs, cela se traduit dans les accrochages sur les murs de nos maisons. Notre ami Elio Fiorucci a été le découvreur de tellement de mouvements ou de talents dans les années 1980 qui font référence aujourd’hui. Nous n’allions pas nous encombrer de ce qui n’était que des échanges (Club 54, Basquiat, Madonna, etc.). Ce qui nous plaisait plutôt fut le mouvement des Futuristes, découvert en Italie. J’ai emprunté le manifeste de Giacomo Balla et Umberto Boccioni pour le détourner. Cy Tombly m’a aussi libéré. Actuellement, je suis installé près de Leonardo da Vinci à Montelupo Fiorentino, vivant le palio à Sienne et les étranges piazzale Giorgio De Chirico. Devenu Florentin, j’aime ces cieux hantés par le parfum de Lorenzo le Magnifique, des Médicis.

À quels designers êtes-vous sensible ?
F.G. : Nous avons fait appel pour notre maison de New York (que nous voulions dans la tradition très américaine des « brown stone house ») à des designers français rencontrés par l’intermédiaire de Gérard Dalmon et Pierre Staudenmeyer de la galerie Néotù. Olivier Gagnère nous a séduits par son mélange entre fiction et réel et ses créations me faisaient penser à mon univers de bandes dessinées. L’univers d’Eric Schmitt nous avait été dévoilé alors que nous travaillions avec Patrick Rétif sur des bijoux et accessoires. À l’époque, ils faisaient partie tous deux du groupe des designers néobaroques « En attendant les Barbares », qui utilisaient beaucoup le fer forgé et la pierre. Mélangé à l’univers améridien que je voulais retrouver dans cette maison, son style y a trouvé toute sa place. Il y a même du Philippe Stark !

Biographie

1942 Naissance de Marithé Bachellerie à Lyon.

1945 Naissance de François Girbaud à Mazamet (Tarn).

1964 Ils se rencontrent chez Western House, à Paris. Début de leur collaboration.

1985 Ouverture du magasin.

1989 Inventent le streetwear.

1995-1996 Inventent la technique du laser-blading, de la technofusion et de l’ultrason pour assembler leurs vêtements.

2005 Scandale de leur publicité reprenant le thème de la Cène de Léonard de Vinci.

2011 Nouveau concept du Wattwash.


Légende Photo :
François Girbaud - 2011 - © Photo Jacques Gavard pour L'oeil

En attendant les barbares
Drôle de nom pour une société d’édition de meubles et d’objets. Il s’agit, en fait, du titre d’un poème de l’auteur grec Constantin Cavafy (1863-1933), jadis traduit en français par… Marguerite Yourcenar. L’entreprise a été fondée, en 1989, autour d’une pièce : la lampe Lune d’Élisabeth Garouste et de Mattia Bonetti, objet poétique et symbolique qui avait pour objectif de réintroduire la présence de la nature dans l’univers domestique. Autour des deux designers se forge alors une équipe éclectique et néanmoins solide – Migeon & Migeon, Éric Schmitt, Jarrige, Chérif… –, laquelle donnera même son nom à un « style barbare ». L’accent est porté sur la qualité de fabrication mise en œuvre par des artisans d’art et l’utilisation de matériaux nobles, comme le bronze, le fer battu à la main ou la feuille d’or.
 
Olivier Gagnère
À 59 ans, Olivier Gagnère est un créateur reconnu. Après avoir collaboré avec le groupe italien Memphis au début des années 1980, il part à la découverte des techniques artisanales – le verre à Murano, la céramique au Japon… – afin de traduire une esthétique contemporaine épurée. Auteur du mobilier du Café Marly (Paris, 1994), il a élaboré un vocabulaire personnel qui mixe design et artisanat d’art. Feu le galeriste Pierre Staudenmeyer, qui l’a jadis édité, avait trouvé les mots juste pour définir son travail : « Olivier Gagnère a su inventer […] une attitude originale où le designer côtoie l’artisan pour une plus grande visibilité de l’art et de la manière, loin du chant des sirènes de l’industrialisation comme de l’expressionnisme outrancier du meuble d’artiste. » (in catalogue de l’exposition « Olivier Gagnère, designer français », musée Mandet, Riom, aux Éditions Somogy).

Christian Simenc

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°635 du 1 mai 2011, avec le titre suivant : François Girbaud, maître de la toile de jean

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque