Design

Erwan et Ronan Bouroullec, la Fresh Touch

Par Christian Simenc · L'ŒIL

Le 26 janvier 2011 - 1468 mots

PARIS

Célébré à Londres, à Los Angeles et à Rotterdam, le travail des deux designers français n’avait jamais été exposé en France. C’est désormais chose faite avec deux expositions en 2011, la première à Bordeaux et la seconde prochainement à Metz.

Que peut-on vous souhaiter pour l’an prochain ? » À la journaliste de l’émission de France 5 Un soir au musée qui lors de la sixième Nuit européenne des musées, le 15 mai 2010, lui posait cette question, Ronan Bouroullec répondit tout de go : « Une exposition en France. » Il est vrai qu’aucune institution « officielle » du pays n’avait encore jugé bon d’ouvrir ses portes au designer et à son associé de frère, Erwan, alors que le duo a déjà glané la reconnaissance de grands musées étrangers, tels le Museum of Contemporary Art de Los Angeles, le Design Museum de Londres ou le Boijmans Van Beuningen de Rotterdam. Ce vœu pieux est aujourd’hui bel et bien exaucé, et même doublement, puisque deux grandes expositions leur seront consacrées, cette année, en France : l’une au centre d’architecture Arc en rêve, à Bordeaux, du 27 janvier au 27 mars, l’autre au Centre Pompidou de Metz à l’automne prochain.  

De la fratrie au duo
Ce n’est que justice. À même pas quarante ans – chacun –, ils ont en effet déjà planté derrière eux un paysage d’objets et de meubles on ne peut plus singulier et identifiable. Et ce, en l’espace d’à peine une décennie. L’ascension est pour le moins fulgurante, mais loin d’être usurpée. Ronan Bouroullec (1971, Quimper) a suivi les cours de l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, Erwan (1976, Quimper) ceux de l’École nationale supérieure d’arts de Cergy-Pontoise. Le tandem œuvre de concert depuis 1998. Officiellement du moins. Car lorsque l’aîné présenta, d’abord au Salon du meuble de Paris, en 1997, puis l’année suivante au Salon du meuble de Milan, sous la célèbre enseigne italienne Cappellini, le projet de Cuisine désintégrée, personne ou presque ne sut que le cadet avait déjà mis la main à la pâte. De fait, le patronyme Bouroullec ne fut à l’époque associé qu’au seul prénom Ronan : « Humainement, ce fut un peu compliqué à gérer », assure ce dernier. Ne restait plus alors à Erwan qu’à se forger un prénom en prouvant illico sa parfaite autonomie. Ce qui fut fait avec quelques projets, disons, plus « personnels » – quoique le regard de Ronan ne rôdât jamais très loin… –, mais qui devinrent eux aussi rapidement notoires, comme le Lit clos (Galerie Kreo) ou la chaise longue Spring (Cappellini).  Dès lors – nous sommes en 2000 –, le duo prit véritablement sa vitesse de croisière, ses deux « composantes » cosignant désormais tous les projets comme un seul homme. 

Comment dessiner un objet juste
Travailler à deux, qui plus est « en famille », n’est certes pas de tout repos et nécessite une certaine gymnastique intellectuelle, doublée d’une indispensable souplesse. À les entendre, il n’y a pas une influence supérieure de l’aîné sur le cadet ou vice versa, mais un partage et une réflexion à parts égales. Un projet commence forcément par une discussion. Les échanges sont parfois vifs et les désaccords sérieux. « Nous vivons le désaccord comme une méthode de travail », observe Erwan, histoire de relativiser.  A contrario, il semble y avoir une harmonie parfaite quant à un médium de représentation indispensable : le dessin à main levée [lire encadré]. Quoique le cadet soit aussi friand de la palette graphique, les deux designers s’escriment à remplir quotidiennement leurs carnets à dessin respectifs de moult esquisses, plus ou moins abouties.  La recherche qui, pour l’heure, a poussé cette phase graphique à l’extrême est, à n’en point douter, la chaise Vegetal (Vitra, voir p. 45), comme en témoigne un joli portfolio publié par l’éditeur helvète de mobilier et qui réunit les croquis d’élaboration de ladite assise (« Une chaise qui pousserait comme une plante », dixit le duo). « C’est sans doute notre projet qui a été le plus dessiné, estime Erwan Bouroullec, car nous avons dû faire face à un problème de représentation de cette chaise. Elle fut d’abord très difficile à modéliser mentalement. Idem avec sa modélisation numérique en 3D, elle s’avéra également laborieuse. Ce fut, certes à une échelle moindre, comme la construction d’une cathédrale ou de la structure métallique d’une gare du début du xxe siècle. » Fidèles à l’adage du maître transalpin Ettore Sottsass (« Il n’y a aucune différence entre dessiner un cendrier et dessiner une maison. »), ils jonglent avec des projets foncièrement différents : d’un délicat bijou de joaillier à un vaste programme de mobilier de bureau à versions multiples. Passer d’une échelle à l’autre est, selon eux, « hygiénique ». En revanche, quelles que soient les dimensions du projet, la question est identique : comment dessiner un objet juste ? Vaste interrogation. Cette quête de la « justesse » passe, semble-t-il, par une forme de simplicité. Prenez, par exemple, le mobilier de bureau Joyn (Vitra). Souvent, un programme de bureau est une véritable usine à gaz, avec des éléments en quantité et dans tous les sens. Le système Joyn, lui, au contraire, est élémentaire : un long plateau qui, en fonction du nombre d’utilisateurs et grâce à une série de séparations mobiles, peut évoluer d’une version « bureau personnalisé » à une version « table de réunion ». La transformation s’effectue en un clin d’œil et sans le moindre tournevis. À preuve, cette anecdote que les Bouroullec relatent à l’envi et dont ils ne sont pas peu fiers : lorsque le juriste de la firme Vitra est, paraît-il, venu prendre des photographies du projet afin de le faire protéger juridiquement, il a seul, en une heure et sans aucune explication, su répertorier l’ensemble des configurations possibles. « Faire qu’un objet puisse être appréhendé sans mode d’emploi est pour nous fondamental », explique Erwan. D’où cette manière bien à eux d’« unifier », de « gommer les détails », de « rendre l’objet plus simple au regard ». Les pièces signées Bouroullec se découvrent d’ailleurs autour de peu de points de vue. Elles n’arborent que peu de matériaux, peu de couleurs, peu de formes. On les regarde pour ce qu’elles sont : elles-mêmes.

La production sur tous les modes
Si l’on tenait absolument à accoler quelque idiome fameux à leur travail, il faudrait sans doute aller chercher du côté du « Less is more » (« Moins, c’est mieux ») de l’architecte allemand Mies van der Rohe, mais aussi du « Form follows function » (« La forme résulte de la fonction ») de
l’architecte américain Louis Sullivan. La « griffe » Bouroullec, elle, tient en une phrase : « Rechercher l’expression et le caractère d’un objet à travers sa construction et son usage. » Aussi montrent-ils une réelle appétence quant à la compréhension des modes de production et des matériaux, de leur texture et de leur profondeur. Tout comme ils étaient allés chercher dans l’industrie automobile des peintures de carrosserie multicouches pour recouvrir le vase Honda ou la chaise Hole, ils ont, dans un autre registre, poussé loin la recherche au rayon textile pour élaborer le fauteuil Facett pour le Français Ligne Roset [voir p. 47] et, plus récemment, le fauteuil Quilt pour la société anglaise Established & Sons, moelleux comme une éponge de mer. La grande force de Ronan et Erwan Bouroullec est justement d’être à l’aise avec différents modes de production. Ainsi passent-ils, avec virtuosité, d’un travail mobilisant des savoir-faire ancestraux – la collection d’objets en laque japonaise Wajima – à une production en série – ligne de mobilier Steelwood chez l’éditeur italien Magis, la collection d’art de la table Ovale pour Alessi… –, en passant par l’édition limitée – les lampes Lianes pour la Galerie Kreo. Cette hybridation de mondes divers enrichit à coup sûr leur manière de travailler. De leur écriture tendue sourd une sorte de justesse du rapport entre formes et matériaux. Sans doute est-ce précisément dans cet équilibre ultime qu’il faut aller chercher la source de leur singularité. « Nous luttons contre la monotonie ambiante des formes », dit Erwan. Une philosophie que l’on ne peut que saluer à l’heure de la globalisation à outrance.

Repères

1971 Naissance de Ronan à Quimper. Il suivra des études aux Arts décoratifs de Paris.

1976 Naissance d’Erwan à Quimper. Il intégrera l’école des Beaux-arts de Cergy-Pontoise.

1998 Après le succès de la Cuisine désintégrée déplaçable de Ronan auprès de l’éditeur italien Cappellini, les deux frères s’associent. 2000 Erwan créée le Lit clos (chez Kreo) à la fois chambre et lit.

2002 Vitra édite leur système de bureau modulable Joyn. Ils sont élus Créateurs de l’année au Salon du meuble de Paris.

2011 Après plusieurs rétrospectives dans le monde, leur travail est présenté en France.

Autour des Bouroullec

Infos pratiques. « Ronan et Erwan Bouroullec album », jusqu’au 27 mars 2011. Arc en Rêve, Bordeaux. Tous les jours sauf lundi et jours fériés de 11 h à 18 h. Le mercredi jusqu’à 20 h. Tarifs : gratuit pour les expositions, 2,50 et 5 s pour l’entrepôt. www.arcenreve.com

Bordeaux ou Metz ? Les deux expositions dédiées en 2011 aux frères Bouroullec seront radicalement différentes. La première, à Bordeaux, consiste en un panorama en deux dimensions de leurs réalisations à travers près de 1 000 documents qui éclairent le processus de travail des deux créateurs. Outre un volet graphique, la seconde présentation intitulée « Ronan et Erwan Bouroullec », déployée à partir du 15 octobre prochain au Centre Pompidou-Metz, sera une vaste rétrospective de leur travail avec des objets.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°632 du 1 février 2011, avec le titre suivant : Erwan et Ronan Bouroullec, la Fresh Touch

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