Patrick Zelnik - Irréductible naïf !

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 16 décembre 2010 - 1933 mots

Patron de Naïve, chargé d’une mission sur la création et l’Internet par le ministère de la Culture, Patrick Zelnik préside la nouvelle Gaîté-Lyrique qui ouvrira le 2 mars.

Pourquoi avoir accepté de présider la Gaîté-Lyrique, qui sera désormais axée sur les arts numériques ?
Patrick Zelnik : Voilà longtemps que je dénonce la concentration des médias et le problème de visibilité que cela pose aux artistes : des playlists de plus en plus étroites diffusées par les radios, des ventes de livres qui se centrent sur des best-sellers médiatiques, l’arme marketing qui crée une offre à deux vitesses. C’est pourquoi je m’intéresse aux lieux qui permettent d’exposer de nouveaux talents. Car ce problème concerne aujourd’hui toutes les disciplines artistiques, y compris les peintres émergents qui ne peuvent tous exposer à Saint-Germain-des-Prés ou dans le Marais !  Il y a de vrais goulets d’étranglement, un effet entonnoir. Songez que, dans le secteur du disque, cinquante à soixante directeurs artistiques de majors ou de labels indépendants, et autant de disquaires, décident de ce qu’il faut faire écouter à des millions de consommateurs. 

La question de la visibilité des artistes est-elle si aiguë ?
Je suis parfois poursuivi dans la rue craignant pour mon argent ou mon portable, alors qu’en fait, on veut me proposer la maquette d’un album ! Le problème est réel. La culture est un marché d’offre, ne l’oublions pas. Aujourd’hui, s’il y a une crise du disque, je ne l’attribue pas à Internet, mais à l’offre qui n’est plus séduisante. La Gaîté-Lyrique va tenter de répondre à cette pénurie de lieux d’exposition, en multipliant les événements, les occasions de rencontre avec le public.

La Mairie de Paris, propriétaire de la salle, apporteur de l’essentiel du budget, partage-t-elle vos ambitions par ces temps de restrictions ?
La Ville de Paris a une vraie volonté de faire émerger des talents, avec sur ce site des résidences d’artistes, des studios d’enregistrement, une chambre sonore, des outils multimédias, etc. Nous allons nous intéresser à tout : le livre numérique, les arts visuels, le spectacle vivant, le jeu vidéo… Quand j’ai créé Naïve en 1998, j’ai précisé que je n’ouvrais pas une maison de disques, mais une entreprise culturelle amenée à développer des savoir-faire dans la musique, l’écrit, l’image, et j’ai décliné Naïve Musique, Naïve Livres, Naïve Vision qui réalise des documentaires, des captations, des DVD, etc. 

Pourquoi avoir appelé votre entreprise culturelle « Naïve » ?
Il faut l’être pour créer une maison de disques au moment même où numérique et haute technologie nous bousculent. Y aurait-il une vie au-delà du Wi-Fi, de l’Internet et du mp3 ? Il existe des irréductibles, dont je suis, qui croient toujours à la belle ouvrage, à l’odeur du papier fraîchement imprimé, aux pochettes que l’on contemple, à la beauté de la voix humaine et des cordes pincées. Des artisans, en somme, qui donnent du temps au temps et laissent éclore les talents, sans les cloisonner. Ce sont les industriels qui ont segmenté la création, car celle-ci est indivisible !  Regardez, à la Renaissance, Léonard de Vinci était à la fois un peintre et un scientifique très pointu. Il n’y a plus cela à présent. À Montparnasse, les surréalistes réunissaient toutes les disciplines. Personnellement, je n’ai jamais rencontré d’artiste qui ne s’intéresse pas à tous les champs de la création. Beaucoup de musiciens se passionnent aussi pour la peinture, le cinéma. Même une pochette de disque permet une expression artistique.

Donc nous allons retrouver ces métissages à la Gaîté-Lyrique ?
Oui, la Gaîté-Lyrique sera un lieu de croisements artistiques, de transversalité. Pour moi, les arts numériques ne constituent pas un champ disciplinaire supplémentaire qui s’ajouterait aux autres. D’ailleurs la dénomination d’origine «  Arts numériques et musiques actuelles » était trop étroite à mes yeux, trop segmentante. La nouvelle appellation est « La technologie au service de la création ». À l’image des frères Lumière dont l’invention a donné naissance au cinéma, ou de Méliès qui a permis les effets spéciaux. Juste retour des choses : à l’époque où la Gaîté-Lyrique a été créée, au xixe siècle, les scientifiques imaginaient de nouveaux outils pour la création. 

Certaines mauvaises langues disent que votre projet est déjà obsolète tant le chantier a traîné…
Entre 2004 et aujourd’hui, il s’est passé beaucoup de choses en matière de NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication), et les mentalités ont évolué. Dans les années 1990, on parlait « d’autoroutes de l’information » et les labels indépendants pensaient que le Net allait leur donner de la liberté. Du moins si on n’était pas d’accord avec cette pensée unique, on passait pour un ringard.  À présent, les choses ont changé : on s’aperçoit que le phénomène de concentration est encore plus grand dans l’univers du Net par rapport à celui du monde physique. Apple, Microsoft, Google, Yahoo… des monstres sont apparus, des opérateurs essentiellement américains, et il y en aura d’autres. On est dans un univers de culture purement anglo-saxon. Quand Google devient propriétaire des livres numérisés de la bibliothèque de Lyon, on sacrifie le long terme ! Le patrimoine culturel est principalement en Europe, mais l’Amérique domine la technologie et s’empare ainsi de notre richesse culturelle. À la Gaîté-Lyrique, nous avons l’ambition de nous pencher sur tous ces débats, d’être aussi un lieu de réflexion par rapport au numérique et à ses usages.

Comment la Gaîté-Lyrique sera-t-elle aménagée ?
Il y aura des espaces d’exposition pour toutes les disciplines artistiques, mais aussi des bureaux et des loges mobiles, des bars, une boutique… Nous n’avons pas eu le choix des espaces, car l’architecte Manuelle Gautrand était déjà sélectionnée, mais nous apprécions son projet. Nous n’avons pas choisi non plus l’emplacement, longtemps considéré comme maudit après l’échec du projet précédent, ce parc d’attractions « La planète magique ». Mais pour ce que nous voulons y faire, la localisation est parfaite, proche du Conservatoire national des Arts et Métiers, de Beaubourg, de l’Ircam…  Notre ambition est de faire de la Gaîté un lieu à la fois parisien, régional, national et international. Nous allons tisser des partenariats avec des institutions culturelles du monde entier. 

Sur les 10 millions d’euros de budget de fonctionnement, la Ville de Paris en apportera 55 %. C’est la première fois que vous participez à un projet mêlant argent public et privé ?
Je n’ai jamais travaillé pour le secteur public, effectivement. Pour moi, une subvention n’est pas une recette, à la différence de la billetterie ou des ventes de la boutique. Mais l’association public-privé fonctionne bien. Cela permet au secteur public de comprendre le raisonnement d’un entrepreneur privé et à ce dernier de mieux appréhender l’intérêt général, l’accueil d’un large public. Avoir le temps de conforter de nouveaux talents, ne pas être orienté vers la rentabilité à court terme, c’est la réponse au tout-marketing qui a créé la fast-culture.  Aujourd’hui, les industries dites « culturelles » sont avant tout industrielles. Si on privilégie la rentabilité à court terme, on ne peut créer de manière pérenne. Regardez la pyramide du Louvre, cela a représenté un coût énorme, François Mitterrand a été très attaqué. Mais cet investissement a été récupéré des millions de fois grâce à la fréquentation que cela a drainé. Malheureusement, ce couperet du profit à court terme a même gagné des entreprises familiales.

Quel est le financement idéal de la culture ?
Le rapport entre l’argent et la culture est complexe. La Bourse n’est pas le bon système. Les financements publics apportent des obligations, mais les actionnaires privés donnent des contraintes aussi ! Le mécénat est contraignant aussi, car il faut plaire aux mécènes : aux États-Unis, il y a certes des mécènes privés richissimes, mais ils sont souvent plus exigeants que l’État lui-même. Google voulait que l’on soit sa vitrine, nous avons refusé. Le rythme de l’administration n’est pas celui du marché, mais un partenariat public-privé me paraît un bon compromis.

Mais aujourd’hui l’État et les collectivités locales n’ont plus d’argent dans leurs caisses…
Il y a certes des problèmes conjoncturels d’économies liées à la crise et de désengagement, mais cela ne remet pas en cause le rôle des pouvoirs publics dans le domaine culturel, même les libéraux l’admettent. Ça ne va pas s’arrêter demain, le ministère de la Culture doit avoir une influence et des budgets. Quand on m’a confié cette mission sur « Création et Internet », certaines actions préconisées ont été défendues par la Culture, puis bloquées par Bercy.  Le ministre de la Culture doit être un ministre d’État qui bénéficie d’une plus grande autonomie par rapport aux Finances. Jack Lang a été le seul à avoir autant de pouvoir, car sa relation avec le président de la République était privilégiée : sa loi sur le prix unique du livre a sauvé les libraires, idem pour le cinéma ou la loi de 1985 sur les droits d’auteur et les droits des artistes-interprètes… 

Vous êtes partisan d’un Internet civilisé, d’une offre légale de téléchargement. Mais après tout, il y a toujours eu de la copie, selon les supports existants : on pouvait déjà enregistrer sur une cassette un tube écouté à la radio…
Ce qui change avec Internet, c’est l’échelle. La différence, c’est l’engouement comme jamais suscité par la Toile. Au-delà du bouleversement technologique, on est là dans un phénomène de société et même de civilisation. Regardez d’ailleurs comme le vocabulaire est totalement accaparé par les Anglo-Saxons : ainsi, on parle de « digital natives »…  Deux garçons avaient 24 ans lorsqu’ils ont créé Google et se sont retrouvés à la tête d’une multinationale. Cela a un côté monstrueux. Ce sont des ingénieurs brillants, certes. Mais là où il n’y avait pas de règle, ils ont tout empoché, comme les oligarques russes. Leur chiffre d’affaires est leur profit ! Leur régie publicitaire avec 800 millions d’euros devient la première de France et Google ne paie pas d’impôts ici ! Il faut que ces géants contribuent au financement des industries de contenus. De nouvelles technologies doivent s’accompagner de règles pour éviter les abus de position dominante. Comme le disque, la presse écrite crève, après avoir prôné le tout-gratuit sur Internet parce que c’était la mode. On ne peut prôner la gratuité que s’il existe une rémunération pour les ayants droit. Le Net, c’est aujourd’hui le far west.

Donc la Gaîté-Lyrique sera aussi un lieu au cœur de l’actualité ?
Oui, la Gaîté-Lyrique ouvre au moment où le réseau social Facebook a atteint le demi-milliard d’internautes ! Les investissements en matériel, ordinateurs, logiciels… n’ont pas encore été faits, on attend d’établir un partenariat concernant les projecteurs 3D pour disposer justement du meilleur équipement pour le meilleur usage au meilleur moment… Le bâtiment est vivant, capable d’évoluer en fonction du projet. Nous explorerons toutes les formes hybrides de la culture visuelle et musicale, produirons et diffuserons concerts, conférences, expositions, interviews, ateliers… Nous irons de l’amont à l’aval, des résidences artistiques jusqu’à l’exploitation et la vente dans les espaces librairie, galerie, disquaire… Ce ne sera surtout pas Disney ou le Futuroscope, mais un lieu d’artistes, ancré sur le contemporain et l’international, où la création sera confrontée à la technologie. Un lieu ouvert, connecté et connectable.

Biographie

1946 Naissance à Paris.

1973-1980 Il est engagé dans la maison de disques Polydor dont il devient directeur marketing international.

1988 Président de Virgin Stores, filiale de distribution du groupe Virgin.

1998 Il fonde Naïve, société d’édition, de production et de diffusion.

2006 Préside l’Impala (Syndicat européen des sociétés phonographiques indépendantes).

2008 Nommé président de la Gaité-Lyrique qui ouvrira en mars 2011.

2010 Remet le rapport de la mission « Création et Internet » que lui avait confiée le ministère.

La Gaîté-Lyrique, un théâtre de tradition populaire
En 1862, les grands travaux engagés par Haussmann déplacent l’ancien théâtre des Grands Danseurs du Roi du boulevard du Temple en face des Arts et Métiers. Devenu théâtre de la Gaîté-Lyrique, installé près du café Biard, le lieu est vite reconnu et fréquenté pour ses opérettes et accueille entre 1921 et 1925 les ballets-russes de Diaghilev. Identifiée comme un théâtre populaire, la Gaîté-Lyrique perdure dans cette veine avec sa transformation en école de cirque en 1974 puis sa destruction presque complète pour un projet de parc d’attractions à l’existence éclair. Seuls la façade, le vestibule et le foyer Second Empire ont survécu et sont préservés au sein de l’espace actuel réinventé par Manuelle Gautrand Architectes dont on aperçoit la coupe ci-contre.

La Gaité Lyrique de Manuelle Gautrand Architectes
Architecte de l’extension du LaM, rouvert cette année à Lille, Manuelle Gautrand fut sélectionnée en 2003 par la Mairie de Paris pour restructurer la Gaîté-Lyrique. Les 13 000 m2 de surface répartis sur dix niveaux sont agencés de façon à être modulables et interconnectés. Présidé par Patrick Zelnik, ce lieu destiné à accueillir la création visuelle et musicale de l’ère du numérique est entièrement équipé de matériels haute technologie.

Rapport « Création et Internet »
En septembre 2009, le ministère de la Culture et de la Communication a confié à Patrick Zelnik, Jacques Toubon et Guillaume Cerutti une mission « Création et Internet » dans le but de réfléchir à la diffusion des contenus culturels sur le Net, à la rémunération des créateurs et au financement des industries culturelles. Leur rapport, remis au ministre il y a près d’un an, le 6 janvier 2010, proposait vingt-deux mesures. La première de ces mesures vient d’être mise en place par le ministère. Il s’agit de la carte « musique en ligne » à destination des 12-25 ans. Son prix, subventionné pour moitié par l’État, est inférieur aux services légaux existants. Concernant le livre, le rapport préconisait d’étendre le prix unique à Internet et de préparer sa numérisation en investissant massivement aux côtés des éditeurs. L’application iBooks disponible sur les iPad commercialisés en France dès mai 2010 a devancé une machine gouvernementale plus longue à mettre en route.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°631 du 1 janvier 2011, avec le titre suivant : Patrick Zelnik - Irréductible naïf !

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