« Kertész était un marginal de la photographie »

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 10 décembre 2010 - 1358 mots

Aujourd’hui l’égal des plus grands photographes du xxe siècle, l’artiste hongrois, né Andor Kertész en 1894, a pourtant failli passer à la trappe de l’histoire, comme le raconte l’historien, co-commissaire de l’exposition du Jeu de paume, Michel Frizot.

L’œil : André Kertész fait partie des plus grands photographes du xxe siècle. Cornell Capa en a fait l’un des pères du photojournalisme et Cartier-Bresson a écrit à son sujet : « Ah, Kertész, nous lui devons beaucoup. » Comment expliquer qu’il n’ait pas la notoriété qu’il mérite ? 
Michel Frizot : Cartier-Bresson, qui ne reconnaissait pas grand monde, a en effet reconnu Kertész et Munkácsi comme étant deux photographes importants pour lui. Son opinion témoigne certes de quelque chose, mais, à vrai dire, elle est tout à fait isolée dans l’histoire.
Quant à Cornell Capa, c’est différent. Il a monté en 1967, après la mort de son frère Robert Capa, ami proche de Kertész – et dont on sait que Kertész a réalisé la maquette de son premier livre sur la guerre d’Espagne, Death in the Making, en 1938 –, une exposition itinérante sur le photojournalisme appelée : « The Concerned Photographer ». Dans cette entreprise d’historicisation du photojournalisme, Cornell Capa a choisi de montrer six reporters, dont quatre étaient déjà décédés (Robert Capa, Chim, Werner Bischof et Dan Weiner) et deux étaient encore vivants : Leonard Freed, le plus jeune, et André Kertész, alors beaucoup plus âgé [Kertész est né en 1894]. Cette exposition a voyagé dans le monde entier. C’est elle qui a installé Kertész comme l’un des pères du photojournalisme, ce que lui n’a jamais pensé être.
Kertész était un marginal de la photographie, quelqu’un qui ne souhaitait pas faire de la photo comme tout le monde. Il se disait lui-même amateur, c’est-à-dire indépendant de tout courant, de tout professionnalisme…

L’œil : Kertész a côtoyé Léger, Csaky, Tzara, Mondrian, Seuphor… Pourquoi ne fait-il pas partie de l’histoire des avant-gardes artistiques ? 
M. F. : Tout simplement parce qu’il s’est lui-même mis à l’écart de cette histoire-là. Je viens de le dire, il s’est toujours voulu en marge ! Il y a beaucoup de malentendus sur la nature de sa pratique photographique. Par exemple, il a bien été l’un des créateurs du photoreportage, mais sans l’avoir vraiment cherché. C’est Lucien Vogel, le fondateur du magazine VU, qui, après l’avoir découvert lors de l’exposition « Au sacre du printemps » en 1927, lui a demandé de faire des reportages. Mais c’est autant Vogel qu’André Kertész, Germaine Krull ou Éli Lotar qui ont créé le photoreportage en 1928. Comme Kertész était un obsessionnel de la perfection, il est devenu très vite l’un des meilleurs, sinon le meilleur photographe de VU. Mais toujours presque malgré lui… Il ne cherche pas à être d’avant-garde, il veut être lui-même, c’est-à-dire singulier. 

L’œil : Comment expliquer sa redécouverte tardive, dans les années 1960 ? 
M. F. : Le premier facteur de son oubli a été son « exil » aux États-Unis en 1936. Kertész avait plus ou moins l’intention de rentrer en France, après un essai. Mais il s’est retrouvé démuni financièrement. De plus, cela se passait de moins en moins bien en Europe, en particulier pour les juifs, ce qui l’a contraint à rester en Amérique. Et ce qui fait que, en Europe, Kertész a été complètement oublié. Ensuite, il y a eu la guerre, qui a tout effacé.
Kertész sera redécouvert en Europe en 1963, au moment même où il prend sa retraite à près de 70 ans, et après avoir été salarié du magazine House and Garden de 1947 à 1962, pour lequel il a photographié les belles maisons de gens célèbres, ce qu’il appelait son « travail d’esclave ». Si Kertész était décédé à 70 ans, il n’existerait pratiquement pas dans l’histoire de la photographie…
Sa redécouverte a commencé avec Camera. À la suite d’un article paru dans la revue, Roméo Martinez a en effet invité Kertész à la Biennale de photographie de Venise. À son retour de Venise, en 1963, le photographe est passé par Paris, où on lui a monté très vite une exposition. Il va finalement séjourner trois mois en France, sans l’avoir prévu. C’est ce que j’appelle le « renouveau » de 1963. 

L’œil : D’autres artistes se sont installés à New York sans pour autant tomber dans l’oubli… 
M. F. : Mais là encore, c’est à cause de lui. Son cœur était à Paris et, il faut le dire, il haïssait les États-Unis. Toutes les personnes qui l’ont connu et que j’ai rencontrées me l’ont confirmé. Il parlait anglais avec un mélange de français, de verbes non conjugués, parfois avec des mots hongrois… Il avait du mal à s’exprimer. Kertész était quelqu’un de timoré, d’émotif, qui se disait sentimental, et qui s’est volontairement mis à l’écart socialement et esthétiquement. La seule chose qui l’intéressait, c’était faire de la photo pour lui-même. Il disait qu’il s’exprimait davantage par la photographie que par le langage. 

L’œil : L’exposition du Jeu de paume montre pour la première fois en France des tirages originaux. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour les exposer ? 
M. F. : Lors de son séjour en France, en 1963, il a remis la main sur les négatifs qu’il avait confiés avant son départ aux États-Unis à une amie, et dont il ne savait pas ce qu’ils étaient devenus. Il les a retrouvés dans le Lot-et-Garonne en décembre de la même année. Les négatifs, et des tirages-contacts, ont été ensuite acheminés à New York en 1964 et ont alors servi à l’exposition du MoMA. En 1977, à la mort de sa femme Élisabeth, se sentant français de cœur et d’adoption, Kertész décide, d’abord, de créer une fondation à New York et, par la suite, de donner ses négatifs et ses archives papier à la France. 
À la mort du photographe [en 1985], la situation a donc été la suivante : les tirages étaient conservés dans les collections américaines (collections privées, MoMA, Met, etc.) et à sa fondation, et les négatifs en France, ne pouvant donner lieu qu’à des tirages modernes. Par la suite, il y a eu des frictions entre les deux parties, en particulier sur la question des droits, qui reste aujourd’hui encore en suspens… 

L’œil : Cela va-t-il remettre les pendules à l’heure sur le travail de Kertész, et notamment sur les polémiques nées à la fin des années 1980 autour des recadrages posthumes ? 
M. F. : Cette exposition au Jeu de paume est une bonne base. Nous avons reproduit dans son catalogue les tirages originaux, avec leurs cadrages, puisque l’on sait que la question du cadrage est primordiale pour comprendre l’œuvre de Kertész. C’était quelqu’un qui recadrait une même épreuve-contact, parfois en deux ou trois étapes successives, donnant à chaque fois un sens nouveau à son image. Les tirages originaux qui permettraient de vérifier ses cadrages n’étant pas en France, l’exploitation des négatifs originaux est parfois un peu difficile. 

L’œil : Reste-t-il des découvertes à faire sur l’œuvre de Kertész ? 
M. F. : Je pense qu’avec Annie-Laure Wanaverbecq [co-commissaire de l’exposition, directrice artistique de la Maison Doisneau à Gentilly], nous avons beaucoup avancé sur le sujet, sur toutes les périodes de la vie de Kertész, notamment sur la période hongroise. Les périodes française et new-yorkaise sont étudiées in extenso, ainsi que le travail qu’il a réalisé pour les magazines, à la fois le reportage, pour VU, et l’illustration, effectuée pour Art et médecine… Il reste des découvertes à faire, notamment du côté de sa correspondance, qui n’a pas encore été entièrement traduite du hongrois.

Repères

1894 Naissance d’Andor Kertész à Budapest. Son père est libraire, sa mère tient un salon de thé.

1912 Premier appareil photo. Il sera mobilisé durant la guerre.

1925 Kertész arrive à Paris. Prend le prénom d’André.

1936 Débarque avec sa femme Élisabeth, qu’il a épousée en 1933, à New York.

1944 Obtient la nationalité américaine.

1963 À la retraite, expose à Venise et à Paris, puis au MoMA en 1964.

1977 Décès de sa femme.

1985 Kertész décède à New York après avoir fait don de ses négatifs et de ses archives à la France.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « André Kertész », jusqu’au 6 février 2011. Jeu de Paume, Paris VIIIe. Le mardi de 12 h à 21 h. Du mercredi au vendredi de 12 h à 19 h. Les samedi et dimanche de 10 h à 19 h. Fermé le lundi, le 25 décembre et le 1er janvier. Tarifs : 5,50 et 8,50 euros. www.jeudepaume.org

À Tours, l’autre exposition Kertész. « Émile Zola photographe » et « André Kertész. L’intime plaisir de lire », jusqu’au 29 mai 2011. Château de Tours. Du mardi au dimanche de 13 h à 18 h. Fermé le lundi, le 25 décembre et le 1er janvier. Tarifs : 1,50 et 3 euros.

Le catalogue du Jeu de paume. L’ouvrage publié chez Hazan (360 p., 49 e) est appelé à faire date. Outre qu’il retrace pour la première fois tout le parcours d’André Kertész, il reproduit les vintages de l’exposition avec les différents cadrages voulus par le photographe. Précieux !

Légende photo :
André Kertész lors de l'ouverture de son exposition à Budapest (1984) - Photographe Takkk - Licence CC BY SA 3.0

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°631 du 1 janvier 2011, avec le titre suivant : « Kertész était un marginal de la photographie »

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