Eugène Leroy - La relecture d’une référence

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 26 octobre 2010 - 1764 mots

Trop souvent méconnue, l’œuvre d’Eugène Leroy, décédé en 2000, s’inscrit dans la grande tradition picturale d’un Courbet. L’exposition du centenaire de sa naissance en 1910, que lui consacre le musée de Tourcoing, la replace à sa hauteur.

Dire que Leroy ne cherche pas à tout prix à faire des tableaux, mais à fixer de la lumière vraie dans de la couleur peinte (vraiment peinte, pétrie de main d’homme sur la toile), c’est peut-être justifier son œuvre en risquant le moins de confusion. » Ces lignes datées de 1956, signées de Jacques Bornibus, alors conservateur du musée de Tourcoing, figuraient en tête du texte ronéotypé rédigé à l’occasion de l’exposition qu’il consacrait cette année-là à Eugène Leroy. Quoique écrites à mi-temps de la vie de l’artiste, elles sont l’écho de toute l’œuvre accomplie. C’est dire non seulement la vision presciente de l’homme de musée sur le travail d’un artiste dont il a été le premier d’entre les fidèles, mais aussi souligner la pertinence et la rigueur d’une œuvre en quête d’un objectif dont elle ne s’est jamais départie.

Son voyage décisif en Flandre et aux Pays-Bas
Peintures et dessins de figures, de nus, de cieux, de bords de mer, portraits et citations, l’art d’Eugène Leroy en appelle à un registre iconographique convenu, voire classique. Originaire du Nord, né à Tourcoing en août 1910, mort dans sa maison de Wasquehal en mai 2000, Eugène Leroy compte parmi ces artistes essentiels, à l’instar d’un Music, d’un Gasiorowski ou d’un Rebeyrolle, qui ont dû attendre parfois très longtemps avant d’être reconnus à la hauteur de leur mérite. Bien peu qui se sont targués de l’avoir découvert dans les années 1980 n’avaient rien vu à la Fiac en 1979, alors qu’il y était présent avec une puissante exposition personnelle. Mais ce sont là les conséquences d’effets de mode qui oblitèrent le regard de certains.

S’il n’est plus temps de faire la critique de la critique, il est toujours celui de dire la force de la peinture d’Eugène Leroy. C’est qu’il y a chez lui – comme l’a écrit Bornibus – « cette monumentalité alliée à l’exubérance baroque, cette émotion toute nourrie d’humanisme, cette sensibilité purement picturale de la lumière qui en font tout simplement un peintre en soi. »

Orphelin de son père dès sa toute petite enfance, Leroy commence à peindre dès l’âge de dix-sept ans. S’il suit les cours de l’école des beaux-arts de Lille puis de celle de Paris, il ne s’y attarde pas. Marié en 1933, puis père de famille, il s’installe à Croix près de Roubaix où il enseigne, profitant de son temps libre pour effectuer de nombreux voyages en Flandre et aux Pays-Bas. La découverte qu’il y fait tant de Rembrandt que de Malevitch déterminera pour une grande part son choix d’une peinture absolue.

Il expose dès la fin des années 1930 à Lille, puis à Paris en 1943, chez Else Clausen, et réalise une peinture murale sur le thème de la crucifixion pour la chapelle du collège Notre-Dame-des-Victoires à Roubaix, mais son travail reste encore confidentiel. Encouragé par Pierre Loeb qui lui achète en 1951 une dizaine de toiles, Leroy poursuit obstinément la route qu’il s’est tracée d’une peinture de figure et de matière. Il multiplie les voyages en Espagne, en Allemagne et en Italie où il est notamment impressionné à Castelfranco Veneto par La Vierge à l’Enfant de Giorgione.

La reconnaissance étrangère avant celle de la France
L’exposition que Jacques Bornibus lui consacre en 1956 à Tourcoing est l’occasion d’une plus grande visibilité qui lui vaut de recevoir l’année suivante le prix Émile-Othon Friesz et d’entrer au Salon de Mai auquel il participe jusqu’en 1968. Installé à Wasquehal, il découvre Proust avec lequel il se sent en complète affinité.
Au début des années 1960, Eugène Leroy entame une collaboration avec la galerie Claude Bernard qui attire sur lui l’attention du peintre allemand Georg Baselitz et du marchand Michael Werner, sans que ce dernier lui propose de collaboration. Il décide alors d’élargir le champ de ses pratiques en entamant une œuvre gravée et une série de dessins à l’acrylique et à l’aquarelle aux motifs de paysages. Les voyages qu’il fait sont chaque fois pour lui l’occasion d’un éblouissement : ainsi de la peinture de Rothko aux États-Unis ou de celle d’Alexis, le peintre d’icônes, à la galerie
Tretiakov à Moscou.

Davantage repérée et sollicitée par l’étranger, l’œuvre de Leroy rencontre notamment un certain succès dans les pays du Nord et c’est Jan Hoet, directeur du musée de Gand, qui, en 1982, lui offre sa première rétrospective. Il a 73 ans quand Michael Werner se décide enfin à le représenter dans sa galerie. Dès lors, dans la foulée d’une vague internationale qui s’intéresse à nouveau à la peinture et à la figure, l’œuvre d’Eugène Leroy ne cesse d’être réclamée. Galeries privées et institutions se le disputent : Springer à Berlin, la Galerie de France à Paris, le musée d’Art moderne de Villeneuve-d’Ascq (1987), le Van Abbemuseum d’Eindhoven et le musée d’Art moderne de la Ville de Paris (1988), la Documenta IX de Cassel (1992), la Biennale de Venise (1995), etc. De plus, Eugène Leroy reçoit l’appui du critique d’art Denys Zacharopoulos, lequel l’invite à exposer en 1996 – l’année où le peintre reçoit le Grand Prix national de peinture – au Domaine de Kerguéhennec qu’il dirige.

Il disparaît l’année même où la Albright-Knox Art Gallery de Buffalo lui consacre une importante exposition (2000) et alors que sa fortune critique commençait à connaître une véritable ascension. Depuis lors, son œuvre s’est imposée comme incontournable aux yeux de tout le milieu de l’art international, peintres, conservateurs, critiques et collectionneurs confondus.

Deux ans avant de mourir, Eugène Leroy fait à Paris une exposition à la Galerie de France, dont il n’avait pas caché avoir appréhendé l’enjeu comme un vrai « chemin de croix ». Il voulait relever le défi d’exécuter une vingtaine de portraits d’un mètre sur un mètre. Dit comme ça, cela n’a rien d’extraordinaire, mais le choix d’un format carré est à mettre au compte de la recherche, qui a toujours animé l’artiste, d’un tableau dans son expression la plus sublime quand il s’appelle « icône ».

La réussite fut totale. Fidèles à sa manière d’un travail de la figure qui s’incarne dans la charge matérielle du pigment coloré et l’épaisseur d’une succession de couches picturales, ces portraits s’offraient à voir dans une béance, l’entre-deux de cette « transmutation de la lumière en couleur » dont parle Jacques Bornibus. « Anneau passé au doigt entre la chair et l’air, noce mystique de la peau avec la lumière », note l’écrivain Renaud Camus.

Une peinture de la tentative d’être, bien supérieure au sujet
Parler de transmutation à l’endroit du peintre, c’est vouloir souligner la part d’expérience dont sa peinture procède pour ce que celle-ci, considérée d’un point de vue ontologique, n’est réductible à aucun questionnement formel. Si l’art de Leroy se cantonne à quelques motifs simples, c’est qu’il est requis par une instance supérieure à la notion de sujet. Porté par le soin de dire une présence, il s’avère une tentative d’être, au sens philosophique du mot. D’où cette charge incarnée qui le caractérise dès le premier regard et quel que soit le prétexte de la peinture. Cette quête confère non seulement à son œuvre une implacable unité, mais elle l’installe en résistance au regard dans cette façon où sa peinture sculpte le temps bien plus qu’elle ne s’en fait l’enregistreur ou le chroniqueur.
Quelque chose d’incompréhensible est à l’œuvre dans le travail d’Eugène Leroy contre quoi le regard bute tant il apparaît que l’on ne sait jamais comment il a été fait. Incompréhensible mais non mystérieux, l’étrangeté n’étant pas son fait. Bien au contraire. Face à ses œuvres, nous nous trouvons d’emblée en situation d’appel. Elles nous interrogent sans savoir exactement à propos de quoi. Elles nous remuent sans savoir exactement par où. Elles nous remettent en question sans savoir exactement à quelle fin. Et cela vaut pour toutes les époques, pour sa peinture comme pour ses dessins, pour ces champs labourés de couleurs comme pour ces figures émergées des profondeurs du noir et blanc.

À juste titre, le musée de Tourcoing a choisi de fêter le centenaire de l’artiste en organisant une grande exposition et, pour ce faire, d’inviter Jan Hoet et Denys Zacharopoulos à en être les commissaires. Concentrée sur le détail, la matière, le geste et la lumière, celle-ci fait l’éloge d’une aventure de création qui conjugue esthétique et éthique, le beau et le bien dans une paradoxale fraternité avec quelqu’un comme Mondrian. De même que chez le Hollandais, l’œuvre d’Eugène Leroy déroute et fascine à la fois, soit parce qu’elle entraîne la peinture dans ses bas-fonds, soit parce qu’elle en révèle la substance même.

À Tourcoing, l’union d’un artiste et d’un musée

Depuis 2009, le nom d’Eugène Leroy est lié à celui du musée des Beaux-Arts de Tourcoing et le label « MUba Eugène Leroy/Tourcoing » a été créé pour en sceller l’union indéfectible. Rien de plus normal puisque le peintre adorait ce lieu, qu’il était pour lui comme un terrain de travail, qu’il résonne encore de toutes les discussions échangées avec Jacques Bornibus, ancien conservateur du musée et ami de l’artiste. D’autant que la Donation Eugène-Jean et Jean-Jacques Leroy, les deux fils de l’artiste, a considérablement étoffé la collection déjà importante du musée, et qu’un laboratoire éponyme y a été créé, lieu de conservation de la donation ouvert et visible au public. L’actuelle directrice du MUba, Évelyne-Dorothée Allemand, a donc bien fait d’avoir voulu y organiser l’exposition du centenaire.

Une exposition chronologique
Constituée de quelque cent cinquante œuvres issues de collections internationales, privées et publiques, l’exposition est exemplaire à plus d’un titre. Elle met en exergue la nécessité de peindre de l’artiste, l’obstination avec laquelle il n’a cessé de poursuivre ses recherches sur la lumière et le ton absolu, la générosité enfin de son rapport à la matière. En cela, elle fait écho au credo de l’artiste qui disait : « Je crois que je n’ai pas voulu faire une bonne toile, j’ai simplement voulu faire de la peinture. »
Conçue sur le mode polyphonique sans tomber dans l’éclectisme, l’exposition de Tourcoing s’applique à montrer la complexité et la richesse de l’œuvre de Leroy. Les deux commissaires l’ont pensée au regard de l’histoire de la muséologie. Ainsi, elle se segmente en différentes séquences : la grande galerie du musée, le cabinet de dessins, la salle d’exposition, le laboratoire de l’œuvre et la chronologie de la création. Une façon de replacer l’œuvre du peintre dans l’histoire de sa propre histoire.

Repères

1910
Naissance à Tourcoing.

1927
Sa première œuvre datée et signée est un portrait.

1936
Découvre Rembrandt et Malevitch.

1956
Exposition au musée des Beaux-Arts de Tourcoing.

1960-1963
Baselitz découvre l’œuvre de Leroy à la galerie Claude Bernard à Paris.

1968
Débute un travail à l’acrylique et à l’aquarelle sur papier.

1972
Est impressionné par l’œuvre de Rothko à New York.

Années 1980
Premières rétrospectives de son travail.

1996
Reçoit le Grand Prix national de la peinture.

2000
Leroy décède à Wasquehal.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°629 du 1 novembre 2010, avec le titre suivant : Eugène Leroy - La relecture d’une référence

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