Edgar Degas - Le mouvement perpétuel

Par Lina Mistretta · L'ŒIL

Le 29 septembre 2010 - 1507 mots

Degas fut à la fois peintre, graveur, dessinateur, photographe et sculpteur. Si l’amour de l’art résume sa vie, l'obsession du mouvement résume son art, comme en témoigne la première exposition de son oeuvre en 3D…

Ce que Monet a fait pour un coucher de soleil, Degas l’a fait pour un geste. » Élève au prestigieux lycée Louis-le-Grand de 1845 à 1853, Edgar Degas se fait déjà remarquer par ses talents de dessinateur. Le jeune homme veut peindre. Le soutien et les conseils avisés de son père, ami de grands collectionneurs, ainsi que des rencontres enrichissantes constituent un environnement favorable à ses ambitions artistiques. En 1855, il fait la connaissance d’Ingres qui lui recommande de « faire des lignes… beaucoup de lignes… ». Il appliquera longtemps ses conseils à la lettre.

En 1856, il effectue un voyage de trois ans en Italie à la rencontre des maîtres italiens. Il réalise jusqu’en 1860 des centaines de copies d’œuvres des génies du quattrocento, de la Renaissance italienne et du classicisme français. S’il recueille l’héritage du passé, Degas se prête néanmoins aux sollicitations de son temps. Il est considéré à son époque comme un peintre à la fois traditionaliste et novateur. Son œuvre est tout entière portée sur cette opposition des deux tendances classique et moderne. S’il est un classique, c’est à la façon des primitifs de la Renaissance qui épurent la ligne pour donner à la forme sa densité et son dynamisme. Le dessin, dit-il, « est la manière de voir la forme… l’altération particulière que la façon de voir et d’exécuter d’un artiste fait subir à une représentation exacte ». 

Capter le monde moderne
Insatiable de perfection, il reprend inlassablement le même dessin jusqu’à ce que la ligne ait trouvé son équilibre. C’est par l’équilibre qu’il construit la forme. Comme l’élan d’une danseuse prend toujours un point d’appui afin qu’elle s’élève dans l’espace. Degas possède des gravures d’Hokusai. Ses œuvres empruntent aussi à l’art japonais le schéma de leur composition : surface plane, mise en page coupée qui ajoute à l’illusion du mouvement. La hardiesse de sa mise en page étonne encore le regard tant ses réalisations restent audacieuses.

Dès 1855, il se consacre durant une dizaine d’années à une série de tableaux historiques dont le plus marquant reste Petites Filles spartiates provoquant des garçons (1860). Il réalise aussi de nombreux portraits dont La Famille Bellelli (1859), d’une profonde vérité psychologique et où transparaît déjà l’idée d’instantané. Il se tourne ensuite vers les thèmes contemporains. Il se réfère peut-être à « l’héroïsme de la vie moderne » que Baudelaire définit comme thème de l’art moderne. Peu d’artistes savent voir et peindre leur époque comme il le fait. Doté d’un don inné d’observateur et d’un sens critique aigu, il pratique son art de façon implacable. Ses ouvrières modestes, ses danseuses chétives, ses gentilshommes compassés, ses buveurs contemplatifs sont autant de types humains universels que son esprit sagace a plongés dans l’atmosphère particulière de son époque. Ses personnages, ses scènes évoquent les codes de la bourgeoisie, l’âge d’or de la bohème, les cafés enfumés. Aux antipodes de l’exubérance romantique d’un Delacroix, l’art précis de Degas écarte l’emphase.

Il fait de son œuvre une synthèse réaliste de la société d’alors. Il nous introduit dans le spectacle de la vie quotidienne : le matin, il surprend l’intimité de la femme à sa toilette ou l’activité des ouvrières aperçues dans l’entrebâillement des portes des ateliers ; l’après-midi, il nous emmène aux courses, puis nous entraîne le soir au théâtre, au café-concert ou à l’Opéra, dans l’ambiance excitante des coulisses, vers les répétitions des musiciens et des danseuses. La danse devient son domaine de prédilection dont il exprime le répertoire inépuisable de grâces, d’arabesques mais aussi de crispations. Il aime ce monde paradoxal où la magie naît d’une rigueur et d’une discipline de fer. 

Un vif observateur de l’opéra
Degas peint ses premières danseuses autour de 1869. Elles apparaissent pour la première fois, nimbées de lumière, dans la superbe toile Musiciens à l’orchestre, mais c’est vers 1874 qu’il se consacre entièrement à cette partie de son œuvre la plus connue. Garnier vient de construire l’Opéra revêtu de pourpre et d’or. Degas en fait d’emblée son fief. Il en explore tous les étages dans les moindres recoins : coulisses poussiéreuses, fosse d’orchestre bruissante, corridors sombres distribuant les salles de répétition où les ballerines travaillent et se reposent, les unes s’exerçant à la barre, les autres se détendant assises, bras ballants, jambes de chiffon. Puis, par la magie des lumières artificielles, ces « petits rats » se métamorphosent sur scène en étoiles. Nul ne sait comme lui recréer cette lumière et surprendre le moindre geste inédit. Ses compositions sont de véritables instantanés photographiques qui captent et fixent au passage la cambrure d’un pied, un sourire crispé par l’effort, la grâce d’une révérence ou la fuite aérienne du ballet de la scène, tandis que l’une des danseuses reste prise au bord de la toile par un bout de tutu.

À l’époque de Degas, la photographie est en pleine évolution. L’artiste fait lui-même de la photo et il est sans doute le premier à peindre d’après l’image photographique. Il connaît certainement les décompositions photographiques du mouvement réalisées par Muybridge, très proches de sa propre vision [voir p. 103]. Très tôt, Degas a cherché à introduire le mouvement dans le champ immobile du tableau. Il l’ébauche avec le bras tendu de Jeune Fille spartiate (1860) et le fait jaillir de façon magistrale dans Miss Lala au cirque Fernando (1879). Mais le plus beau dessin reste selon lui en deçà de la vérité pour l’interprétation d’une forme en action, qu’elle soit animale ou humaine. Le dessin apporte une traduction qui manque de justesse : des silhouettes sans épaisseur, des formes sans volume. Degas veut exprimer le mouvement dans son exacte vérité : « Pour arriver […] à une exactitude si parfaite qu’elle donne la sensation de la vie, il faut recourir aux trois dimensions […] parce que l’à-peu-près n’y est pas de mise. »

Il modèle dans la cire des danseuses qui regardent la plante de leur pied, se reposent, saluent, se livrent à des exercices d’assouplissement ; des femmes sortant du bain qui s’asseyent, s’étirent, se coiffent ; un cheval qui évite l’obstacle, cet autre qui galope et dont seul le pied postérieur gauche touche le sol. 

La Petite Danseuse
Lors de l’exposition impressionniste de 1881, Degas présente La Petite Danseuse de quatorze ans pour la première – et ­unique – fois. Jusqu’à présent, cette pratique de sculpteur était demeurée ignorée du public. On ne sait pas exactement quand il s’est mis à modeler ses sujets dans la cire, mais il a vraisemblablement commencé dès le milieu des années 1860. Le modelage est pour lui un travail expérimental des formes pour la peinture – la sculpture se retrouve dans sa peinture –, un exercice personnel, dit-il, non destiné à lui survivre. Ses sujets reposent sur des structures improvisées.

À sa mort, on trouve dans son atelier près de cent cinquante modèles dont la moitié est en piteux état. Le plus achevé d’entre eux est la petite danseuse. « Je me suis acharné sur la ressemblance et même quelque chose de plus. » La Petite Danseuse d’origine est une sculpture de cire sur base de bois. Comme certains artistes primitifs, Degas l’a revêtue de vrais vêtements, en l’occurrence d’un corset de lin et d’un tutu de gaze. Son visage aux traits réguliers mais austères est levé, ses – vrais – cheveux sont retenus sur la nuque par un ruban de satin blanc. Ses pieds chaussés de véritables chaussons reposent à plat vers l’extérieur, sa jambe droite avancée occupe l’espace avec assurance, comme pour s’apprêter à rebondir, ses mains aux doigts croisés reposent sur les fesses, ses épaules anguleuses sont tendues : « Cette danseuse qui s’anime semble prête à quitter son socle », dit Huysmans. Elle illustre de façon magistrale un art dépouillé d’artifice que domine l’équilibre des formes.

Lors de sa présentation, les réactions sont partagées. Les uns parlent « d’idéal de laideur », lui prêtant « un visage où tous les vices impriment leurs détestables promesses », les autres évoquent une « révolution de la sculpture ». Le réalisme sans concession de cette petite danseuse marque à l’évidence une rupture dans le style de Degas, rupture entre les pastels des petits rats en répétition d’une réalité esthétique et cette adolescente qui « propose un mystère ». Comme celui de son ami Manet avec Le Déjeuner sur l’herbe.

Biographie

1834 Naît à Paris.

1855 Apprend le dessin dans l’atelier d’un disciple d’Ingres.

1865 Crée ses premières sculptures en cire qui participent de son étude du mouvement.

Vers 1869 Peint ses premières danseuses.

1874 Première exposition impressionniste.

1881 La Petite Danseuse de quatorze ans, seule sculpture exposée de son vivant.

Années 1890 Atteint d’une maladie des yeux, il se consacre exclusivement au modelage.

1917 À sa mort, 150 cires sont découvertes dans son atelier. Seules 73 sont restaurées et tirées en bronze, « cette manière pour l’éternité » que Degas rejetait.

Autour de l’exposition

Informations pratiques.
« Degas sculpteur », du 8 octobre au 16 janvier 2011. La Piscine, Roubaix. Du mardi au jeudi de 11 h à 18 h, jusqu’à 20 h le vendredi, samedi et dimanche de 13 h à 18 h. Fermé le 1er novembre, le 25 décembre et le 1er janvier. Tarifs : 3,50 et 4,50 euros. www.roubaix-lapiscine.com

À lire, le hors série de L’oeil.
À l’occasion de l’exposition, L’oeil édite un hors série de 20 pages sur la vie et la carrière de Degas, cet artiste à part. Né dans une famille bourgeoise, à Paris, Degas a observé et portraituré son monde. Mais ses repasseuses ou ses danseuses témoignent aussi de sa passion pour les petites gens. Il admirait l’art classique pour sa maîtrise de la ligne, son usage de la couleur l’a pourtant rapproché des impressionnistes. Vendu à la librairie de l’exposition et sur artclair.com, le hors série de L’oeil fouille la complexité de l’homme pour mieux pénétrer son oeuvre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°628 du 1 octobre 2010, avec le titre suivant : Edgar Degas - Le mouvement perpétuel

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