Enquête

Quand les artistes sous-traitent

Par Roxana Azimi · L'ŒIL

Le 23 août 2010 - 1619 mots

Les pièces étant de plus en plus monumentales et transversales, la production est devenue depuis une dizaine d’années un élément incontournable de l’art contemporain. Artistes, galeristes et désormais producteurs inventent un nouveau métier.

Lorsque l’artiste minimaliste américain Donald Judd utilisa directement les produits manufacturés pour réaliser ses pièces, le milieu artistique le plus conservateur cria au scandale. Aujourd’hui, sous-traiter les pièces, utiliser le savoir-faire de l’artisanat ou de l’industrie est monnaie courante. Le « fait main » est devenu caduc. Il suffit de parcourir n’importe quel événement artistique pour mesurer la prépondérance de la production extérieure dans la fabrication des œuvres d’art contemporain.  

La production, une invention du marché américain
Vidéos, installations, sculptures monumentales n’existent pas grâce au seul génie créatif d’un auteur enfermé dans son atelier, mais par le travail d’équipe et la mise en branle de toute une chaîne de métiers. La production de l’art contemporain s’apparente ainsi de plus en plus à l’économie du spectacle vivant, nécessitant une expertise sur les questions techniques, mais aussi administratives et financières. Les artistes – et le marché – sont aussi devenus plus exigeants pour la finition des pièces.

Il s’ensuit aussi un travail d’accompagnement différent de la part des galeristes, de plus en plus impliqués en amont d’une œuvre. Même si la production semble être devenue un enjeu depuis les années 2000, elle existait dès la fin des années 1960, de manière certes marginale. Pionnière du genre, l’Américaine Ace Gallery fut l’une des premières à s’engager dans le processus de création en produisant les sculptures de Richard Serra, Bruce Nauman, Donald Judd et Robert Morris. 

Feu le galeriste marseillais Roger Pailhas fut l’un des premiers dans l’Hexagone à prendre la mesure de cet engagement. Celui-ci avait compris que pour obtenir les meilleures pièces et compenser l’éloignement de la province dans un pays aussi jacobin que la France, il devait proposer un « plus » aux créateurs. Grâce à son entreprise de menuiserie, il produisit en 1982 la Cabane éclatée n° 2 de Daniel Buren. 

Pour garder ses artistes, le galeriste doit prendre des risques
La production ne se fait plus au coup par coup. Produire est devenu aujourd’hui un métier. Un métier parfois à risques, qui peut étrangler financièrement le galeriste. Malgré tout, certains relèvent le gant. Le galeriste Jérôme de Noirmont s’était ainsi engagé en 1999 dans la production de la monumentale pièce de Jeff Koons, Split Rocker. Initialement, cette sculpture hybride et feuillue, qui a nécessité vingt mois de production, était destinée à l’événement « Les Champs de la sculpture » à Paris. Elle atterrira finalement en Avignon, devenant l’un des clous de l’exposition « La beauté » en 2000. 

La structure métallique fut produite en Australie, tandis que l’assemblage a été effectué en France. Le transport, l’installation, la plantation et le démontage fut pris en charge par « La beauté ». Mais Jérôme de Noirmont dut aussi avancer 2 millions d’euros de sa poche. « L’engineering était compliqué. C’était comme construire un immeuble de douze mètres de haut et de deux cent cinquante tonnes avec quatre-vingt mille fleurs. Avec cette pièce, j’ai vu beaucoup de corps de métiers », se remémore le galeriste. Et d’ajouter : « La production d’une sculpture de Koons peut prendre deux à trois ans. L’exposition qui a lieu actuellement à la galerie a nécessité quatre ans de préparation. » Ce qui signifie que ces quatre dernières années, le galeriste a dû avancer plusieurs centaines de milliers d’euros pour la réalisation des pièces.

« Si on ne prend pas de risques, on perd ses bons artistes. Une pièce comme Split Rocker est jouissive à produire. C’est à ce moment-là qu’on se dit qu’on n’est pas là pour mettre un tableau au mur et le vendre. On devient maître d’ouvrage. Pourquoi les galeries ne prendraient-elles pas de risques alors que les artistes en prennent ? » déclare le marchand. Celui-ci n’en était pas à son premier fait d’arme puisque deux ans auparavant il avait produit la vidéo Rapture de Shirin Neshat pour un coût de 250 000 francs, une somme alors énorme. Les trois derniers films de la série Women Without Men de Neshat ont été coproduits par de Noirmont et Barbara Gladstone pour un coût de 500 000 dollars.

Son confrère Emmanuel Perrotin a lui aussi très tôt mouillé sa chemise. Au point d’avoir caressé l’ambition d’une société entièrement dédiée à la production, Rêve d’artistes. Un projet qui restera dans les limbes. « Une galerie comme la mienne n’existe pas sans production. Beaucoup de mes artistes en ont besoin, et si on ne veut pas montrer systématiquement les mêmes œuvres de foire en foire, il faut produire », indique-t-il. L’an dernier, celui-ci a investi 500 000 euros pour produire l’exposition Xavier Veilhan à Versailles, laquelle a coûté 1,2 million d’euros en production.  

La Roumanie, prestataire internationale des sculpteurs
La production peut toutefois donner aux artistes la folie des grandeurs. Ainsi le pouvoir financier de la galerie Hauser & Wirth a permis à Paul McCarthy de réaliser quelques pièces spectaculaires comme L’Île des Pirates, mais aussi des objets surdimensionnés et plutôt creux. « Paul McCarthy ou Richard Jackson ont produit pendant trente ans. Leur pensée n’a pas changé à cause de nous. Ils ont juste pu réaliser des pièces qu’ils avaient en tête depuis longtemps, se défend Marc Payot, de la galerie Hauser & Wirth. La question est plus délicate pour des artistes en début de carrière et dont le travail n’est pas mûr. » 

Surtout, le recours aux mêmes fournisseurs provoque une uniformité dans la production. « La sculpture internationale sous-traitée en Roumanie m’énerve prodigieusement. Il y en a des milliers qui sortent. Tous les artistes passent par les mêmes fournisseurs. Les bonnes idées s’échouent stylistiquement sur un langage pauvre, celui du Ronald McDonald », grimace l’artiste Gilles Barbier.

 Les modalités de production peuvent varier d’une galerie à une autre. La majorité des galeries produisent les éditions au fur et à mesure, la vente d’un exemplaire servant à financer le suivant. À l’inverse, Emmanuel Perrotin a souvent privilégié l’économie d’échelle en produisant en une seule fois plusieurs exemplaires d’une même pièce. Cette méthode fut notamment appliquée à l’autruche de Maurizio Cattelan, les quatre exemplaires ayant été édités en une seule fois. 

Il est rare que des collectionneurs soient appelés à coproduire les œuvres. Perrotin a toutefois fait appel à un amateur pour le ballon géant de Takashi Murakami. De même, pour l’exposition à Versailles, un groupe de collectionneurs parmi lesquels Alexandre Allard, propriétaire du Royal Monceau, et Guillaume Houzé, héritier des Galeries Lafayette, y sont allés de leur porte-monnaie.  

La production, une activité désormais bien structurée
L’inflation a-t-elle fait grimper les coûts de production ? « Une sculpture comme Hiropon de Murakami nous avait coûté 8 000 dollars en 1997. Aujourd’hui elle coûterait 120 000-130 000 dollars, car les entreprises sont plus exigeantes », indique Emmanuel Perrotin. 

Le producteur Renaud Sabari [fondateur de la société AIA, lire encadré p. 29] ne partage pas forcément ce sentiment. « Les coûts n’ont pas changé. La Nuit blanche a ainsi le même budget de 1,1 million d’euros depuis 2004. Les œuvres ont peut-être un coût qui a relativement baissé car, les techniques ont évolué », déclare-t-il. Ainsi l’exposition de Xavier Veilhan à Versailles aurait été prohibitive voilà dix ans, de sorte que l’artiste n’aurait sans doute pas conçu des œuvres de cet acabit. « Xavier a fait intervenir des techniques qui, il y a dix ans, n’existaient pas, ou qui étaient dévolues à une certaine frange de l’industrie », précise Renaud Sabari. 

La crise a toutefois mis un bémol à toute extravagance. Aux États-Unis, un artisan réputé comme Carlson & Co, producteur du célèbre Balloon Dog de Jeff Koons, a dû tirer le rideau faute de contrats. Les budgets sont resserrés et chaque poste est inspecté à la loupe. Le mécénat privé est tout aussi difficile à trouver. Produire n’est pas une mince affaire !

Société AIA, productrice d’art contemporain

Evento, la Nuit blanche, Veilhan à Versailles… Quel est le point commun entre ces événements ? D’avoir eu comme maître d’ouvrage la société de production AIA créée en 2004 et associée à APC. Fondateur d’AIA, Renaud Sabari avait travaillé comme chargé de production indépendant, notamment avec l’artiste Pierre Huyghe lors de la Biennale de Venise en 1999. Il a alors très vite compris la nécessité d’une interface entre le créateur et les professionnels capables de donner vie à ses idées. « Les artistes travaillent moins par rapport à un médium qu’à un projet, un sujet, un processus. Ce sont des chefs d’orchestre qui s’intéressent à l’architecture, au film, au spectacle. Les projets se sont complexifiés, ils ont changé d’échelle. On propose aujourd’hui aux artistes de faire des longs métrages. Ils sont comme des réalisateurs qui s’adressent à des professionnels pour chacun de leurs projets », indique Renaud Sabari.
La gestion d’exposition, de A à Z
Le rôle d’AIA est de trouver les solistes facilitant la mise en musique du projet, libérant ainsi le créateur des questions techniques. Mais qu’est-ce qui distingue une boîte de production d’un assistant d’artistes ? L’assistant a souvent une expertise technique spécifique et son intervention est limitée à quelques œuvres. Un producteur est capable de gérer l’ensemble des éléments d’une exposition. Il peut aussi faire une avance de trésorerie dans le cadre du montage financier. « Le rôle d’un producteur est d’assumer le risque et d’assurer que l’exposition soit livrée en temps et en heure », poursuit Renaud Sabari. Un fonctionnement proche du producteur de cinéma. Cette profession n’est étrangement guère répandue. Soit les artistes comme Koons ou Murakami ont intégré les dimensions techniques au sein de leurs ateliers. Soit l’œuvre produite est suffisamment classique pour nécessiter l’intervention simple de quelques artisans.

Pour certains artistes, la liberté est dans l’autoproduction

Si les artistes semblent gagnés par une frénésie productive, certains préfèrent fabriquer eux-mêmes leurs œuvres sans impliquer leurs galeries dans le financement. Un budget de production ne fait pas une bonne idée C’est le cas de Johan Creten, Jean-Michel Othoniel et Tatiana Trouvé. « Le jour où je n’aurai rien, je saurai toujours faire des choses. Être artiste, c’est ce qu’il y a de plus stable et solide au monde. J’ai mon travail entre mes mains. C’est la seule zone libre que je possède. Le contrôle, c’est la garantie de la liberté », confie cette dernière. Et d’ajouter : « Ce ne sont pas les budgets de production qui font forcément les bonnes idées. Certaines de mes œuvres demandent un budget important, d’autres trois fois rien. Il faut savoir faire sans. Ce serait triste si je m’enfonçais dans la production qui rassure parce que ce serait un investissement d’argent. » Même ceux qui s’étaient lancés dans des projets faramineux tendent depuis la crise à réduire la voilure. Ainsi Loris Gréaud, qui menait plusieurs projets d’avance et en anticipait d’autres, a mis la pédale douce sans perdre en ambition. « Maintenant je prends plus le temps, c’est moins la course. Je suis prêt pour la prochaine crise ! »

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°627 du 1 septembre 2010, avec le titre suivant : Quand les artistes sous-traitent

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