Art moderne

Chtchoukine et Morozov de passage à Amsterdam

Par Lina Mistretta · L'ŒIL

Le 19 mai 2010 - 867 mots

AMSTERDAM / PAYS-BAS

L’Ermitage d’Amsterdam expose un ensemble exceptionnel de tableaux modernes, provenant de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg et acquis en leur temps par deux industriels visionnaires : Morozov et Chtchoukine. Un hommage posthume en somme.

L' Ermitage de Saint-Pétersbourg est au plan muséal l’œuvre de Catherine II de Russie. C’est sous son règne que commencent les acquisitions d’art d’Europe occidentale. Collectionneuse passionnée et soucieuse du prestige culturel de son pays, elle acquiert tout au long de son règne des collections prestigieuses qui feront de l’Ermitage un musée de réputation mondiale pour l’art ancien.
Mais ce n’est qu’au milieu du xxe siècle que l’Ermitage va constituer l’un des plus grands ensembles d’art moderne au monde, et ce, grâce aux collections de deux industriels russes Morozov et Chtchoukine. Ces deux hommes d’affaires dominent à leur époque la vie artistique moscovite.

Dotés d’un extraordinaire jugement artistique et d’un rare sens de l’observation, Morozov comme Chtchoukine souhaitent engager l’art russe sur une nouvelle voie. Ils sont proches de marchands de tableaux français et non des moindres : Durand-Ruel (Chtchoukine lui achète son premier tableau, un Monet) Vollard, Kahnweiler, et n’hésitent pas à visiter durant leurs voyages à Paris les ateliers des peintres. Cela explique le caractère unique de leur collection.

Morozov est plus prudent. Il s’intéresse plutôt à Cézanne, Bonnard, Renoir ou Pissarro. Chtchoukine se tourne davantage vers les pionniers de l’avant-garde, Derain, Picasso et plus particulièrement Matisse. Il est incontestablement le plus remarquable collectionneur de son temps.

En 1918, les deux collections deviennent propriété du peuple
En 1905, la tempête soulevée par le fauvisme au Salon d’automne parvient jusqu’à Chtchoukine. L’année suivante, il rencontre Matisse à Paris et revient à Moscou avec une grande nature morte, Vaisselle à table. En 1908, il fait l’acquisition des Joueurs de boules, de La Dame sur la terrasse et de La Chambre rouge. Matisse vient à Moscou décorer son palais et y réalise le panneau célèbre de La Danse.

Lorsqu’il ouvre ses collections au public, sa galerie devient rapidement le lieu qui fait connaître l’avant-garde française en Russie, notamment auprès des jeunes artistes. Bien qu’au départ il n’apprécie pas vraiment le cubisme, le collectionneur prend rapidement conscience de la signification prophétique de l’œuvre de Picasso. Il acquiert cinquante et une toiles du génie espagnol, beaucoup plus que pour aucun autre peintre. Puis il décide d’étoffer les périodes plus anciennes de Picasso. Il acquiert des pièces maîtresses de la période bleue et rose et la Buveuse d’absinthe entre dans sa collection.

Au début du xxe siècle, une seule collection est capable de rivaliser avec celle de Chtchoukine, la collection de Léo et Gertrude Stein, dont les tableaux furent par la suite dispersés. C’est ainsi que Trois Femmes, œuvre majeure de Picasso, se retrouve dans le giron de Chtchoukine. La guerre met un point final à l’activité des deux collectionneurs.

Après la Révolution russe de 1918, les collections privées sont saisies par le gouvernement. Par décret, celles de Morozov et Chtchoukine sont proclamées propriété du peuple sans indemnités. Chtchoukine quitte son pays et émigre en Allemagne, puis s’installe en France où il meurt en 1936. En 1948, les deux collections sont réparties entre le musée de l’Ermitage et le musée Pouchkine. En 1954, après la mort de Staline, quarante Picasso sont pour la première fois exposés à Paris. La fille de Chtchoukine demande alors la saisie de trente-sept toiles, première revendication des ayants droit, encore d’actualité aujourd’hui.

De Matisse à Malevitch : sur les pas de l’abstraction

Soixante-quinze chefs-d’œuvre de l’art moderne, cela fait une superbe exposition pour l’Hermitage d’Amsterdam. Pour le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, détenteur et prêteur de ces trésors, c’est une partie de l’une des plus grandes collections au monde de peinture française du xxe siècle, constituée essentiellement grâce aux collections Morozov et Chtchoukine. Le thème proposé n’est pas original il est vrai, l’intérêt de cette exposition étant qu’elle s’attache à l’inspiration qui anime ces pionniers du modernisme. Et qu’elle est présentée pour la première fois aux Pays-Bas.

Le fauvisme, phénomène européen dans les pas de l’abstraction, se taille la part belle. Les œuvres présentées montrent à l’envi ses principales caractéristiques : la couleur pure et l’aplat, la simplification des formes, la texture grossièrement visible de la toile. Vlaminck, et son « dynamitage chromatique », est présent avec plusieurs toiles dont Le Port de 1905, peint au moment où il se rapproche de Matisse. Dans les paysages solaires de Derain, le ciel et la mer sont jaune et vert, la touche est fluide, le dessin sommaire. La splendeur visuelle de La Chambre rouge signe le plus audacieux des « intérieurs symphoniques » de Matisse. A contrario, Femme à l’éventail de Picasso, d’une veine purement cubiste, prend le contre-pied du « bariolage matissien » dans une gamme colorée restreinte aux ocres, noir et blanc.

L’avant-garde russe ne propose pas moins que les pionniers de l’abstraction. De Murnau à Composition VI, Kandinsky montre comment l’autonomie expressive de la couleur l’amène progressivement sur le chemin de l’abstraction. Jawlensky applique sur la toile ses taches amples aux couleurs violentes et Malevitch ferme le banc avec Carré noir sur fond blanc qui réduit le monde à un plan géométrique. Même si on l’a déjà vu, on ne s’en lasse pas.

Repères

1897 Chtchoukine acquiert Les Lilas au soleil de Monet.

1903 Morozov achète sa première toile, un Sisley, la Gelée à Louveciennes.

1907 Tous les dimanches, Chtchoukine ouvre ses collections au public moscovite.

1909-1910 Matisse peint La Danse et La Musique pour le palais de Chtchoukine à Moscou.

1914 Chtchoukine a la réputation de posséder plus de Picasso que Picasso lui-même.

1918 Les collections de Chtchoukine et de Morozov sont nationalisées par un décret de Lénine.

1921 Décès de Morozov à Karlsbad en Tchécoslovaquie.

1936 Mort de Chtchoukine à Paris.

1948 Les collections sont réparties entre le musée Pouchkine et celui de l’Ermitage.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°625 du 1 juin 2010, avec le titre suivant : Chtchoukine et Morozov de passage à Amsterdam

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