Dreamlands - Et les rêves devinrent réalité

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 17 mai 2010 - 1775 mots

Des expositions universelles aux extravagances de Dubaï, en passant par les parcs d’attractions et autres délires d’artistes « paranoïaques », ces « espaces de rêves » ont façonné l’imaginaire de nos villes. Jusqu’à parfois devenir réalité.

L' exposition menée tambour battant par Didier Ottinger et Quentin Bajac, « Dreamlands », se penche avec une délectation hirsute et affolante sur l’imaginaire de la ville depuis les grandes expositions universelles du xixe siècle jusqu’à la modélisation par l’Américain Mike Kelley de la ville de naissance de Superman, Kandor [lire p. 49]. Le ton est donc donné : il sera question de fiction et d’extrapolation visuelles nous catapultant dans les délires architecturaux de pacotille des premières grandes manifestations internationales, en passant par les parcs d’attractions, jusqu’aux débordements de Dubaï, les mégalopoles-champignons du golfe Persique ou les collages outranciers érigés en Chine.

Lorsque Paris se retrouve dupliqué et « résumé » à Las Vegas ou à Shanghaï, lorsque Venise « flotte » dans un climat et un niveau des eaux constant entre le Nevada et Macao, où va le monde ? Dans cette période plutôt normée par la crise et repue de « raisonnable », l’exposition ouvre une boîte de Pandore, celle des aspirations au futur, aux utopies, au positivisme et au progrès, à cette inconscience débridée qui fit faire des folies aux architectes et aux décideurs. Des illusions, certes, mais aussi des rêves et une certaine vision de la ville-monde que Didier Ottinger qualifie dans le catalogue de « pré-postmoderne ».

Avec les expos universelles apparaissent les villes décors
Ancrée sur les premières expositions qui virent le monde s’installer temporairement à Paris en 1867, 1878, 1889 puis en 1900 et attirèrent jusqu’à 50 millions de visiteurs, « Dreamlands » montre comment la logique de la démonstration technique (l’objectif originel de ce type d’événement) bascula vers celle du divertissement en 1889. Les ambitions énormes, le rythme spectaculaire des constructions temporaires constituent en soi la première raison de se plonger dans ce vaste sujet.
Depuis la Tour Eiffel, « mère putative » des bâtiments-signes du xxe siècle et marqueur « définitif de l’esprit d’exposition », c’est une apologie du faux, de l’imitation et du miniature qui est ici entérinée. La ville fait décor, ce que n’avait pas manqué d’écrire Walter Benjamin : « Dans l’hausmannisation de Paris, la fantasmagorie s’est faite pierre. »

En 1889, une rétrospective de « l’habitat humain » avait résumé l’histoire à coups de reconstitutions d’un abri préhistorique, d’une maison Renaissance, d’un village javanais en passant par une rue cairote. Du pittoresque de synthèse aux bulles stabilisées des Center Parcs français, la réalité a depuis bien longtemps dépassé la fiction. « Dreamlands » présente donc autant de raisons de s’émerveiller, d’admirer des entreprises titanesques et éphémères que de redouter la dégénérescence actuelle de ces précédents.

Et comme si l’actualité lui donnait raison, les Oscars ont cette année récompensé Logorama, court-métrage des Français H5, uniquement construit à partir de logos. Une prouesse technique qu’il serait effrayant de voir devenir réelle.

« Dreamlands » s’appuie sur quelques lectures séminales dont les auteurs et les sources sont appelés à sous-tendre la démonstration. Au détour de salles chevillées aux écrits de Venturi, Izenour et Scott-Brown (L’Enseignement de Las Vegas, bible parue en 1972), de Walter Benjamin (Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, 1939) et de Rem Koolhaas (New York Délire, 1978), il ressort que tous ces ouvrages affichent des qualités prémonitoires.

L’authenticité selon « Sodome-sur-Mer »
Parce qu’il prête son nom à l’exposition, il fallait revenir sur l’histoire et la destinée d’un des parcs d’attraction de Coney Island, à New York. Alors que les Luna Park et Steeplechase avaient déjà fait de cette zone en bord de mer le temple du divertissement new-yorkais au tournant du xixe siècle, l’ouverture de Dreamland a renforcé la légende. À ce qui était déjà surnommé « Sodome-sur-Mer » depuis 1890 s’ajoutèrent des montagnes suisses, des chutes d’eau (Shoot-the-chutes), une tour de 113 mètres, la reconstitution d’un Nuremberg de carton-pâte du xve siècle peuplé de nains habillés comme au siècle dernier (Lilliputia la bien-nommée qui préfigure le récent et odieux parc de nains ouvert en Chine) et des canaux de Venise avec gondoles. Le succès prit une ampleur considérable. L’architecture se faisait. Le kitsch, l’avènement du décor en staff et contreplaqué, voilà ce qu’était Dreamland. Un délire qui fit passer le parc d’une fréquentation de 100 000 visiteurs en 1900 à un million en 1914.

Entre 1904 et 1911, date à laquelle un gigantesque incendie fit tout disparaître en une nuit et attira le lendemain un million de curieux – des visiteurs payants bien entendu ! –, Dreamland incarna le climax d’une mutation opérée depuis l’exposition universelle de Chicago en 1893. Le parc lunaire en découle directement, se substituant alors aux trop simples champs de courses et spectacles aquatiques. Les tunnels de l’amour, trains « scéniques » et pittoresques, pléthore de villages-mondes, condensations oniriques de villages allemands, irlandais et esquimaux, sont tout droit inspirés de l’expérience de Chicago. Le tout « saupoudré » d’un théâtre chinois et d’un marché indien !

Dreamland vantait « l’authenticité » de ses reconstitutions. On croit rêver. Et bien sûr, le sordide n’était jamais très loin comme avec cette exposition publique d’une clinique pour prématurés. Elle attira les foules. Deux millions de dollars auront été investis par l’homme d’affaire William H. Reynolds pour parachever son fantasme. Un grand pavillon de verre pouvait accueillir jusqu’à 500 clients tandis que 8 000 convives pouvaient se restaurer assis simultanément. Pas étonnant que, parmi les visiteurs célèbres, on compte Charles Dickens qui disait que Coney Island était la seule chose qu’il aimait en Amérique et Sigmund Freud. On sait qu’il visita les lieux à la faveur d’un court séjour à New York en 1908. Mais on sait peu de choses sur ses impressions quant à l’exhibitionnisme de ces pulsions populaires « arrosées » d’adrénaline parfois primaire. Tout juste que Freud avait qualifié l’Amérique « de gigantesque erreur ».

Dalí, Vénus et le rêve, héros d’une fête foraine
Quelques décennies après que Dreamland a été avalé par les flammes, Salvador Dalí débarquait à New York. Boulimique de projets, il adhéra immédiatement à celui de son galeriste Julien Levy de proposer aux organisateurs de la Foire internationale de 1939 qui se déroulait dans la ville, d’ériger une « maison surréaliste ». Dalí éreinta ses partenaires et, associé à un magnat du caoutchouc souple de Pittsburgh (spécialisé dans la fabrication de queues de sirènes), il entreprit la construction de son « rêve de Vénus », palais surréaliste et érotomane inventé en seulement huit semaines. Implanté en pleine zone foraine de la foire, loin des aspirations futuristes et technologiques, Dalí mettait en scène l’érotisme, les pulsions, dans une architecture molle archaïque, entre grotte et cavité utérine.

À Buñuel, Dalí avait écrit qu’il ferait exploser de vraies girafes dans ce pavillon mais il n’en fut rien, tout juste une vache empaillée y trônait au milieu de téléphones géants, après qu’on se fut acquitté de 25 cents payés à la caisse camouflée dans une tête de piranha. À l’intérieur de cette sorte de récif corallien, s’ébattaient des jeunes femmes dénudées, la poitrine dardant dans des costumes outranciers. Photographiée par Horst, une femme les yeux masqués comme un bandit, le cou et la taille étranglés, voit son pubis orné d’un gros homard en latex, glissant son corps oblong entre ses cuisses.

Dalí n’avait aucune difficulté à frayer avec le marketing, le loisir et le divertissement. On redécouvre cette audace effrontée avec un peu de culpabilité. Dans ce pavillon régressif et quasi sauvage, trois dioramas mettaient en scène ces drôles de sirènes dans une chambre rose, un taxi pluvieux et un bassin délirant. Bien que fâché avec ses commanditaires après l’ouverture, Dalí écrira un manifeste : La Déclaration de l’imagination et des droits de l’homme à sa propre folie.

Un goût de l’extravagance qu’on a bien du mal aujourd’hui à reconnaître dans quelques rejetons de ces grands courants comme le façadisme, cette maladie de la restauration qui veut qu’on ne garde que la peau d’un bâtiment qu’on rénove. Souvenir des pavillons nationaux à la Foire de 1900 sans doute. Rendez-vous donc à « Dreamland » avant un détour par l’exposition universelle de Shanghaï, histoire de voir si le monde est toujours raisonnable.

Repères

1851 Première Exposition universelle à Londres.

1889 Construction de la Tour Eiffel pour l’Exposition universelle de Paris.

1904 Construction de « Dreamland », gigantesque parc d’attractions sur Coney Island (New York).

1931 Construction des premiers hôtels-casinos à Las Vegas.

1939-1940 Foire internationale de New York ayant pour thème « Le monde de demain ».

Années 1940 Batman veille sur Gotham City, ville imaginaire inspirée de New York.

1955 Disneyland, en Californie.

2003 À Dubaï, début de la construction de The World, archipel d’îles artificielles représentant un planisphère.

2010 Shanghai 2010.

À lire
Le catalogue de l’exposition dirigé par Quentin Bajac et Didier Ottinger. Dreamlands, Éditions du Centre Pompidou, 320 p., 260 ill., 49,90 euros.

Les extrapolations de Mike Kelley sur Kandor
Pour ceux qui ne seraient pas des lecteurs assidus des aventures de Superman, le nom de Kandor ne signifiera rien. Il s’agit de la capitale de la planète Krypton, berceau du super-héros. L’affreux Brainiac décida un jour de réduire la ville pour qu’elle entre dans une bouteille avec tous ses habitants. Depuis, Superman conserve la relique de son enfance perdue et à jamais réduite dans sa « Forteresse de la solitude ». Kandor incarne ainsi l’emblème de la nostalgie.

Une ville poreuse aux souvenirs et aux fantasmes
Il n’en fallait pas plus pour séduire le Californien Mike Kelley passé maître dans les super-installations, condensation de sa propre mémoire et du passé culturel, ses matériaux fétiches. « Il est difficile de faire la différence entre la mémoire personnelle et la mémoire culturelle car, par exemple, je fonctionne par mode associatif et la matière provient de ma propre expérience. Tout se mélange. Au final, je ne fais plus tant de distinctions et je vois tout cela comme une sorte de fiction. »
 
Détail qui a son importance : Kandor n’a jamais vu son apparence scellée dans le marbre. Sa forme n’a cessé de varier au cours des épisodes, aiguisant la curiosité. Une ville recomposée à chaque aventure, une ville poreuse aux souvenirs et aux fantasmes. C’est bien ce que livre Kelley en épilogue de « Dreamland », ses versions de Kandor, mutables, instables, évoluant comme dans un laboratoire.
Didier Ottinger et Quentin Bajac, les commissaires, ont eu l’idée de confronter l’artiste à des étudiants en architecture. L’espace-temps entre ces deux générations pourrait-il avoir transformé drastiquement Kandor, la ville-souvenir ? Le vaisseau-amiral du Centre Pompidou en préserve jalousement le secret.

Un parcours en 13 stations

Comme dans un voyage dans le temps, la visite de « Dreamlands » compresse les époques et les domaines. L’exposition doit articuler entre elles plus de trois cents œuvres, avec des documents d’architectes, des films et toutes sortes d’objets. Treize sections boulimiques mêlent ainsi l’architecture à l’art, le sociétal au fantasme, à travers de grandes thématiques. L’entrée en matière annonce tout de suite la couleur. « Fantasmagories » enchaîne les diaporamas avant de plonger dans le « Rêve de Vénus ». « Théâtre des mondes », « Fun Palace », « Learning from Las Vegas » et « Las Vegas » qui brassent les kilomètres et les ruptures de style.

Les salles « Phantasma », « Delirous New York » servent quant à elles d’introduction à une réflexion sur les « Monuments » et le « décor ». Epcot (parc Disney), Dubaï et la délocalisation servent d’écrin éclectique au film de Pierre Huyghe avant que de ressortir en basculant dans les affres mémorielles de Kelley. Le voyage s’annonce dense et étourdissant, hétérogène assurément.

AUTOUR DE L’EXPOSITION

Infos pratiques. « Dreamlands », jusqu’au 9 août 2010. Centre Pompidou, Paris. Tous les jours sauf le mardi, de 11 h à 21 h. Tarif : 12 et 9 euros. www.centrepompidou.fr

Le monde merveilleux des expositions universelles aux Archives.
Si « Dreamlands » plonge le visiteur dans l’utopie des villes du xxe siècle, l’exposition « Exotiques expositions… », aux Archives nationales à Paris, propose un voyage au temps des expos universelles parisiennes de la période coloniale (1855-1937). Jusqu’au 28 juin, plans, gravures, photographies et documents d’époque font revivre ces événements internationaux où le monde occidental découvrait « l’Autre » en se promenant sur le Champ-de-Mars entre une pagode chinoise et un pavillon mauresque. Ce théâtralisme onirique n’est-il toujours pas d’actualité à l’heure de Shanghai 2010 ?

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°625 du 1 juin 2010, avec le titre suivant : Dreamlands - Et les rêves devinrent réalité

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