Vanités - Des "crâneurs" invités chez Maillol

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 23 février 2010 - 1574 mots

La vanité pourrait-elle se résumer aux simples motifs du squelette et du crâne ? C’est ce que semble avancer « C’est la vie », l’exposition du musée Maillol qui s’est choisi ces seuls emblèmes pour aborder le thème de la vanité à travers les siècles.

Appartenant au genre de la nature morte, les vanités se sont popularisées sous la Réforme et durant la Contre-Réforme jusqu’à devenir un sous-genre indépendant. Fonctionnant comme une sorte de leçon morale autant que comme un rébus intellectuel, une gymnastique de haute volée tant l’intrication des symboles peut devenir complexe, ces mises en garde contre les artifices d’une vie futile ramenaient inéluctablement le sujet à la question métaphysique de la disparition.
 
L’historien de l’art Louis Marin décrivit parfaitement le dessein de telles natures mortes : « La vanité dit d’abord la métamorphose, l’instabilité des formes du monde, des articulations de l’être, la perte d’identité et d’unité qui le livre au changement incessant ; elle dit le monde en état de chancellement, la réalité en état d’inconstance et de fuite, et du même coup, liée à ce statut, la relativité de toute connaissance et de toute morale. »

Des mises en garde
L’exposition remonte bien plus avant dans le temps, jusqu’à l’époque pompéienne pour être précis, avec une mosaïque d’une incroyable fraîcheur qui témoigne de l’apparition précoce du thème et d’une telle inquiétude existentielle. Si le crâne et, par extension, le squelette constituent les symboles les plus prégnants de la vanitas, le sablier ou la chandelle à demi consumée, la mèche parfois encore fumante, incarnent le passage inexorable du temps jusqu’à l’extinction finale. Avant de prémunir le lecteur-spectateur contre les leurres que pouvaient représenter le pouvoir, la richesse, les plaisirs terrestres de la bouche, de la vue ou de l’ouïe, ces peintures d’objets foisonnaient d’éléments apparemment désordonnés et organisés à partir d’obliques et de diagonales fortes, comme pour mieux rappeler l’équilibre instable sur lequel repose toute existence.
 
La transparence d’un verre à pied comme la danse gracieuse d’une éphémère bulle de savon constituaient autant d’éléments pour symboliser cette même idée de fragilité. Une corbeille de fruits dont certains seraient déjà piqués discrètement par la pourriture, la flétrissure d’un pétale de fleur incarnaient la fuite du temps, le vieillissement. La vanité requérait ainsi une érudition profonde avant de laisser percer tous les secrets de ses compositions et de son iconographie.
 
Expression d’un détachement vis-à-vis des biens terrestres, la vanité pouvait aussi être porteuse de signes de résurrection. Dans cet univers sursignifiant et codifié, la logique combinatoire raffinée ne laissait nulle place au hasard.

L’exposition ne donnera pas l’occasion de plonger dans un tel foisonnement. Toute focalisée qu’elle est sur le « motif » du squelette, débordant parfois largement du strict genre de la vanité, elle a en effet délaissé les autres symboles. L’exposition est ainsi saturée d’ossements comme dans ces danses macabres médiévales où des silhouettes graphiques entraînent, dans une sarabande joyeuse, riches et pauvres, paysans et hobereaux. Elles offraient d’apprivoiser la mort, de s’en réjouir pour mieux accepter l’inacceptable.

Mais comment la vanité a-t-elle évolué au cours des siècles ? Après un âge d’or qu’on pourrait circonscrire aux XVIe et XVIIe siècles et localiser notamment en France et en Hollande (la ville de Leyde fut la capitale mondiale de la vanité en « bon » bastion calviniste qu’elle était alors), le sous-genre eut tendance à se faire plus discret et moins démonstratif après des décennies de surimpression symbolique.
 
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’on le voit réapparaître dans quelques toiles de Cézanne et un étonnant tableau de Vincent Van Gogh de 1886 figurant un squelette fumant une cigarette. La tabagie était en effet dans le registre de la nature morte une des illustrations possibles de cette illusion de plaisir que procurait le tabac.

Jus de crânes contemporains
Au xxe siècle, le thème, plus constant, laïcisé, ressurgit violemment au moment de la Seconde Guerre mondiale et semble perdurer jusqu’à aujourd’hui. Mais est-on bien sûr que lorsque Damien Hirst, l’enfant terrible de la scène britannique, recouvre un crâne de diamants et le met aux enchères [voir p. 48], il s’agit bien de vanité ? Dès 1991, il n’hésitait pas à poser avec morgue, hilare, à côté de la tête coupée d’un gros homme chauve, barrée d’un rictus monstrueux.
 
Une certaine prédisposition pour la mort qui fut aussi une des marques de fabrique des frères Chapman, friands de thèmes macabres. Mais lorsqu’ils réalisent un crâne de résine semblant en putréfaction, plus vrai que nature, qui n’épargne pas au spectateur l’hyperréalisme des vers et des mouches, que cherchent-ils à dire ? Il semblerait que la symbolique de la vanité connaisse donc encore un certain succès, vu le nombre d’œuvres contemporaines rassemblées dans l’exposition, mais la plupart sont débarrassées de toute charge moralisatrice. En France, Xavier Veilhan a fait appel plusieurs fois au motif du squelette : sculpture de rotin, ronde de silhouettes génériques ou sculptures de crânes, noirs ou orange, laqués comme des Lamborghini. Apprivoiser la mort ? Toujours et encore, le motif semble ne pouvoir échapper à ce sens. S’il s’est allégé de la mise en garde un peu sentencieuse des siècles précédents, le thème reste marqué par quelques lignes maîtresses.

Dans ce carnaval somme toute assez joyeux et éclectique malgré l’omniprésence du « personnage principal », la peinture semble avoir rétrocédé sa place de médium privilégié, même si elle reste bien présente, supplantée par la sculpture habile à semer un trouble saisissant par le biais de la ressemblance quasi mimétique. La vidéo et la photographie affirment une excellence certaine dans le domaine. Car avec ces deux médiums « mécaniques » s’exerce la dimension temporelle au fondement de la vanité : l’écoulement inexorable du temps et le processus inhérent de vieillissement peuvent être exprimés par le truchement de la technique.
 
Sam Taylor-Wood ou François-Xavier Courrèges auront ainsi tous deux filmé le pourrissement de fruits dans de très belles allégories mélancoliques de la disparition. Dans les années 1930, Erwin Blümenfeld joue des ciseaux et superpose dans un photomontage violemment critique une tête de mort au visage d’Hitler. Les images obtenues par radiographie renvoient d’ailleurs avec acuité à la condition de mortel. Wim Delvoye l’a bien compris en réalisant toute une série de baisers et faveurs sexuelles avec l’imagerie médicale : le plaisir et la mort dans la fugacité de l’instant et un poil d’impertinence amusée.

Les limites de la « tête de mort »
Quelle que soit la discipline choisie, l’image de la mort est matérialisée le plus souvent par le crâne, la « tête de mort ». Presque désubstantialisée à force de répétition, elle est devenue un motif inoffensif, encore vaguement subversif, mais si peu.

En cent soixante-cinq peintures, sculptures, objets, photographies, vidéos, une étrange collection monomaniaque de bijoux signés du Vénitien Codognato, « C’est la vie » s’amuse des dialectiques entre présence et absence, trace et oubli, vide et sacré. Tantôt pessimiste à tendance mélancolique et méditative, tantôt joyeux jusqu’à l’irrévérence agressive, l’art se plaît à décliner depuis des siècles de nombreuses versions de la mort. Andy Warhol, Robert Mapplethorpe, Annette Messager ou Jan Fabre ont ainsi succédé au Caravage, à Georges de La Tour, Zurbarán, ou encore Simon Renard de Saint-André. Ils se retrouvent réunis pour l’occasion.
 
Bien sûr, dans ce genre d’exercice de style, certains absents de marque, de l’école de Leyde par exemple, font cruellement défaut. On comprend aisément la difficulté à obtenir des prêts d’œuvres anciennes, peut-être un peu moins la défection d’autres plus contemporaines.
 
L’exposition « C’est la vie » ne prétend à aucune exhaustivité ni même à une quelconque rectitude académique sur le sujet des vanités. Cependant, avec un tel parti pris, elle ne manquera pas de raviver les débats entre ceux, comme Claudio Strinati dans le catalogue, qui voient derrière chaque squelette une vanité, et la position affirmée par des spécialistes comme Christine Buci-Glucksmann dans un ouvrage dédié aux vanités contemporaines en 2005 : « Explorer le paradoxe des vanités dans l’art contemporain ne se limite pas à exposer un crâne. »

Souvenons-nous que nous allons mourir

Si la vanité est plutôt une peinture vide de toute présence humaine, elle peut cependant être narrative. À partir du XIIIe siècle, des ordres mendiants comme celui des franciscains enjoignaient les fidèles à se préparer à la mort. Il n’est donc pas rare de voir saint François en train de méditer, vêtu d’une robe de bure élimée et tenant un crâne dans ses mains dans un décor dépouillé.

Le Caravage comme Zurbarán ont construit leurs toiles respectives sur des schémas similaires : des diagonales fortes, appuyant le dénuement du cadre comme pour mieux souligner la profondeur de la réflexion. Marie-Madeleine, elle aussi, fut souvent représentée dans l’accablement profond d’une réflexion sur la mort comme en témoigne le célèbre tableau de Domenico Fetti. Agenouillée, elle est entourée de nombreux instruments du savoir (livres, astrolabe, compas, pinceaux), mais ils ne lui sont d’aucune utilité pour mieux accepter l’inéluctable.

Délaissant la figure du saint, Giovanni Martinelli mit en scène un banquet dont un des convives est rappelé brusquement par la mort avant même d’avoir entamé une part de tarte. Memento Mori : La mort vient à table (1635) offre une situation glaçante, le peintre ayant particulièrement saisi l’effroi et la surprise du jeune fat assis en bout de table qui avait oublié, avec sa jeunesse, la certitude de la mort. Diablement didactique, la toile est une parfaite traduction visuelle du titre : Souviens-toi que tu vas mourir.

Repères

Quelques artistes exposés
Abdessemed ; Abramovic ; Alberola ; Armleder ; Barceló ; Baselitz ; Basquiat ; Blumenfeld ; Boccanfuso ; Boltanski ; Braque ; Buffet ; Le Caravage ; Cézanne ; Les frères Chapman ; Clemente ; Cognée ; Delacroix ; Delvaux ; Dietman ; Ernst ; Fabre ; Genovesino ; Géricault ; Gordon ; Gulliver ; Gupta ; Haring ; Hélion ; Hermann ; Hirst ; Holbein le Jeune ; Huan ; Journiac ; Laget ; Levine ; Lüpertz ; Mapplethorpe ; McDermott et McGough ; McGill ; Messager ; Modotti ; Nadar ; Newton ; Orozco ; Oursler ; Paolini ; Parmiggiani ; Pasqua ; Pei-Ming ; Penck ; Penn ; Picasso ; Pignon-Ernest ; Quinn ; Raynaud ; Richter ; Rubinstein ; Sachs ; Niki de Saint-Phalle ; Saura ; Sherman ; Spoerri ; Trevisani ; Trouille ; Tsykalov ; Uklanski ; Veilhan ; Warhol ; Witkin ; Yoshida ; Zumbo ; Zurbarán.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « C’est la vie ! Vanités, de Caravage à Damien Hirst », jusqu’au 28 juin 2010. Musée Maillol, Paris. Tous les jours sauf le mardi de 10 h 30 à 19 h, jusqu’à 21 h 30 le vendredi. Tarifs : 11 et 9 €. www.museemaillol.com
Dietman face à la mort au MAM de Saint-Étienne. En contrepoint de l’exposition sur les vanités, le musée d’Art moderne de Saint-Étienne rend hommage à Erik Dietman en présentant une série de grands dessins réalisés quelques années avant sa mort. Sa Sainte Famille à poil, nature morte pour carême, visible au musée Maillol, est contemporaine de ces figures morbides exécutées par l’artiste suédois, déjà atteint par la maladie. Mort en 2002, Dietman associait volontiers humour et mort. « Dessins sans regarder » jusqu’au 18 avril 2010. Musée d’Art moderne, Saint-Étienne. www.mam-st-etienne.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°622 du 1 mars 2010, avec le titre suivant : Vanités - Des "crâneurs" invités chez Maillol

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