Nicolas Seydoux - « Le patrimoine doit être défendu »

Par Jean-Christophe Castelain · L'ŒIL

Le 22 décembre 2009 - 1941 mots

Patron de Gaumont, Nicolas Seydoux préside aussi le Forum d’Avignon, le « Davos de la culture » dont la deuxième édition vient de se tenir.

Vous avez présidé dernièrement le Forum d’Avignon, sorte de Davos de la culture qui traite des relations entre celle-ci et l’économie, pourquoi avoir accepté cette mission  ?
Nicolas Seydoux  : Renaud Donnedieu de Vabres avait eu l’idée d’une rencontre internationale, informelle, qui permettrait de rapprocher le monde de la culture avec ceux des médias et de l’économie. C’était très excitant. C’est sans doute parce que le cinéma est le secteur culturel qui vit le plus dans ses « tripes » ce rapport avec l’argent que les membres de l’association m’ont choisi comme président. Malraux disait du cinéma que c’est par ailleurs une industrie…
 
En 2008, la première session du Forum a été une des manifestations officielles de la présidence française de l’Union européenne. Le thème en était la culture, facteur de croissance. De nombreuses personnes se sont déplacées, à commencer par le Premier ministre, et la manifestation a été considérée par tous les participants comme un succès.

Qu’y a-t-il eu de nouveau cette année en Avignon  ?
Les thématiques, donc les participants. Nous avions pour thème général les stratégies culturelles pour un nouveau monde. À côté des artistes, des chefs d’entreprise et des responsables politiques, des philosophes et des économistes étaient présents pour tenter de mieux sensibiliser le monde aux solutions de demain.

Par ailleurs, nous avons tenu à ce que le Forum ne soit pas seulement une réflexion entre professionnels venus d’ailleurs, mais que les Avignonnais y soient associés. Axel Ganz a animé un débat à la chambre de commerce, en présence d’une cinquantaine d’entrepreneurs de la région d’Avignon, sur l’économie et la culture et un autre à l’université, en présence de plusieurs centaines d’étudiants, sur le nouveau modèle des médias à l’heure d’Internet.

Votre famille s’est impliquée plusieurs fois dans le financement de la presse. C’est un sujet sensible pour vous ?
Ma famille s’est toujours intéressée à la presse à des moments particuliers quand son indépendance pouvait être menacée  : l’un de mes grands-oncles s’est penché sur L’Humanité, mon père sur L’Express et Le Nouvel Observateur, mon frère Jérôme sur Libération, moi sur Le Point quand il est tombé dans l’escarcelle de Jean-Luc Lagardère. Je voudrais préciser qu’entre Gaumont et Le Point, il n’y a jamais eu d’ingérence, de synergie non plus.

L’argent vous semble-t-il un sujet toujours aussi tabou dans les milieux culturels  ?
Les milieux culturels ne veulent généralement parler que de culture. Ramener Rembrandt ou Monet à leur seule valeur chez Sotheby’s, je conçois que cela puisse être exaspérant. Il n’empêche, les biens et services culturels constituent un enjeu majeur pour la croissance, la relance et le dynamisme harmonieux de nos sociétés.
 
Au-delà de la crise financière actuelle, il y a une crise des valeurs. Un honnête homme est un homme cultivé. J’espère que ce n’est pas une espèce de plus en voie de disparition. Au cours des dernières décennies, une crise existentielle a gagné la France et les pays occidentaux, la finance l’emporte maintenant sur l’économie. L’objectif du Forum d’Avignon est de montrer que la culture est un élément clé de la vie des sociétés, de rappeler que l’économie n’est pas indépendante des valeurs.

La culture n’est-elle pas devenue d’ailleurs un élément fort d’attractivité des territoires  ?
Bien sûr, et au Forum 2008, c’était merveilleux de voir côte à côte les responsables d’Angkor et de Bilbao. L’un a eu la chance d’hériter d’un patrimoine exceptionnel, l’autre l’a créé avec le musée Guggenheim. L’architecture de Gehry vit indépendamment des œuvres de la fondation.
 
L’initiative d’Abou Dhabi de construire cinq grands musées, réalisés par cinq architectes prestigieux tels Jean Nouvel ou Zaha Hadid, montre à quel point la culture est perçue comme majeure. Les réflexions menées aujourd’hui à Singapour, à la Nouvelle-Orléans, autour du Grand Paris intègrent cette dimension qui a été l’un des thèmes forts de l’édition 2009.

L’impact des nouvelles technologies sur les stratégies culturelles a été aussi l’un des thèmes du Forum ?
Le cinéma, la musique, la littérature, connaissent des mutations technologiques majeures. En même temps, force est de constater que le cinéma, seul art né d’une technologie, a peu évolué grâce à elle. Méliès, Léon Gaumont et leurs contemporains ont fait les découvertes essentielles de l’art comme de l’industrie. L’image et le son peuvent être meilleurs avec le numérique, mais la technologie ne transforme pas le talent en génie. Le livre électronique ne fait pas l’écrivain. Le principal impact de la technologie sur la création résulte des bouleversements qu’elle suscite dans la diffusion des œuvres.

La technologie a néanmoins des incidences lourdes sur certaines disciplines artistiques…
Encore une fois, l’impact majeur est sur les conditions de la diffusion. Après la musique, qui a vu son chiffre d’affaires divisé par deux à cause du téléchargement illicite, puis le cinéma sévèrement affecté, l’édition risque d’être menacée. La numérisation du patrimoine écrit est une question essentielle. Il ne s’agit pas de faire le procès de Google, mais, sans être franco-français, d’affirmer haut et clair qu’il ne peut y avoir de monopole du savoir.
 
Pour le citoyen, c’est inacceptable. Il faut pouvoir comparer les encyclopédies britanniques, françaises, américaines…, offrir une palette de couleurs et de pinceaux pour que chacun dans sa réflexion prenne le meilleur, être attentif à la hiérarchie proposée par un moteur de recherche électronique  : en tapant il y a quelque temps « procès de Pétain », le premier site que j’ai trouvé était un site négationniste  !

Qui peut payer la numérisation des œuvres pour la BnF  ?
Comment imaginer que, dans un domaine aussi essentiel, l’État ne s’en donne pas les moyens  ! L’investissement est de quelques dizaines de millions d’euros par an pour numériser ce patrimoine et offrir une alternative à Google. Ce patrimoine est celui des citoyens  : confier la propriété pour une durée aussi longue à une entreprise privée en situation de monopole n’est pas acceptable. L’État doit être arbitre, acteur régalien. Les Japonais ont décidé d’investir 100 millions d’euros pour leur bibliothèque, associons-nous éventuellement à eux  !

Êtes-vous favorable à une économie de marché réglementée  ?
Je crois à l’économie de marché, mais j’ai peine à voir une quelconque création de valeur chez le trader. Le prix du pétrole ne doit pas résulter de la spéculation, mais de la loi de l’offre et de la demande. La communauté financière a dérapé. La bourse doit être au service de l’investissement, pas de la spéculation, sinon elle doit être encadrée. Il est regrettable que Barack Obama n’ait pas été plus rapide pour faire adopter ses mesures par le Congrès.

Êtes-vous agacé aussi par les excès du marché de l’art  ?
À la différence de la Bourse qui peut ruiner les banques et les épargnants, le marché de l’art a le mérite de ne concerner que ceux qui s’y intéressent. Et quel artiste ne serait pas satisfait de constater que son œuvre a de plus en plus de valeur  ! On peut regretter que les impressionnistes ou les surréalistes n’aient pas été appréciés en leur temps, la valeur économique d’un artiste dépendant du talent que d’autres lui attribuent à un moment donné.

N’est-on pas aujourd’hui dans une société davantage caractérisée par les dérives du marketing culturel que par l’éthique  ?
Un film peut être lancé à grand renfort de marketing et s’avérer un désastre auprès du public. À l’inverse, il y a peu de films dont on dit, cent ans après, que c’était un chef-d’œuvre mal distribué dans les salles  : L’Atalante de Jean Vigo est peut-être l’exception qui confirme la règle, mais dans le cinéma je ne connais pas de génie méconnu.
 
En revanche, seul le temps donne au film qui a eu du succès la mention de grand film. Ainsi, Les Tontons flingueurs, que la critique n’a pas aimé à sa sortie, est aujourd’hui considéré comme un des dix films cultes du cinéma français, à la grande satisfaction de Georges Lautner. Seul le temps dit si une œuvre est majeure. Nos grands-parents sont passés à côté d’Impression, soleil levant.

Mais, cinquante ans plus tard, à sa mort, Claude Monet était un artiste reconnu. Avec la multiplication des canaux de diffusion, il y a peu de chance qu’un génie soit désormais ignoré.

Vous êtes vice-président d’Arte, est-ce pour mieux défendre le cinéma  ?
Au sein d’Arte, je m’interdis d’intervenir sur le cinéma. Mon implication dans Arte est d’abord liée à mon amitié pour Jérôme Clément et Bernard-Henri Lévy. Ensuite à la nécessité du rapprochement franco-allemand dont la culture doit être le pivot. L’enfant que je suis est nourri de deux guerres fratricides et jeune témoin de la troisième dont l’horreur est exponentielle. Il faut arrêter cette confrontation, la transformer en amitié et respect mutuel. L’Allemagne jouera un rôle fondamental dans la culture européenne demain. La diversité culturelle de l’Europe doit lui permettre de mieux comprendre les problèmes et de proposer des solutions acceptables sur les grands sujets du monde. Arte contribue à créer cette réflexion commune.

Le ministère de la Culture a 50 ans. Êtes-vous favorable à son maintien  ?
J’ai une vision très positive de l’action du ministère depuis 50 ans, même si, comme président de Gaumont, j’ai eu parfois des relations tendues avec lui. Le ministère a permis une politique volontariste grâce à laquelle le cinéma français fait jeu égal dans les salles avec le cinéma américain. Les airs de musique français sont plus écoutés que les américains et le prix unique du livre a sauvé l’édition française. La culture ne peut relever de la seule économie de marché. Le patrimoine historique doit être défendu.

Avoir un homme de télévision et de cinéma et non un politique à la tête du ministère de la Culture, cela vous convient-il  ?
Frédéric Mitterrand, cinéaste, romancier, s’intéresse aux autres disciplines artistiques comme sa nomination à la tête de la Villa Médicis l’avait démontré. Plusieurs ministres de la Culture sont issus de la société civile comme Michel Guy, Françoise Giroud ou Maurice Druon. Le succès réside dans le lien étroit établi avec le chef de l’État, comme de Gaulle et Malraux ou François Mitterrand et Jack Lang. Dans un pays comme la France, il est indispensable que la classe politique comprenne le rôle fondamental du ministre de la Culture.

Avez-vous déjà produit des films sur des artistes  ?
Gaumont a notamment produit Van Gogh de Maurice Pialat. Ce n’est pas simple de s’attaquer aux icônes de l’art, car chacun d’entre nous en a sa propre vision.

Quels sont vos artistes préférés  ?
Michel-Ange, Houdon, Rodin, sont parmi les plus grands sculpteurs du monde. J’ai du mal à trouver aujourd’hui des sculpteurs de ce niveau. J’ai des difficultés avec la peinture très moderne et davantage d’affinités avec les artistes de Montparnasse, Montmartre, Auvers-sur-Oise, ou de la Normandie. Les premiers des peintres sont à mes yeux Rembrandt depuis quatre cents ans et Picasso pour le XXe siècle. Je ne cours pas les galeries à la recherche du dernier minimaliste. Lorsque je suis au MoMA à New York, je préfère l’étage des impressionnistes, j’ai du mal à voir de l’art dans la Campbell Soup de Warhol. Mais dans la vie, il ne faut pas oublier de douter, ne jamais être blasé.

Biographie

1939
Naît à Paris.

1967
Diplômé de la New York Business School et de Sciences Po, il devient directeur juridique de la Compagnie internationale pour l’informatique.

1970
Conseiller financier à la Morgan, Stanley & Co à New York et à Paris.

1975
P-dg de Gaumont.

2002
Président de l’Alpa (Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle).

2003
Vice-président du conseil de surveillance d’Arte France.

2004
Président du conseil de surveillance de Gaumont.

2009
Président du Forum d’Avignon depuis 2008.

Le musée virtuel Gaumont
Fondé en 1989 afin de collecter et conserver le patrimoine de la société depuis sa création, en 1895, jusqu’à nos jours, le musée Gaumont, niché dans les sous-sols du siège social à Neuilly-sur-Seine, n’est pas ouvert au public. Mais un musée virtuel présente, sur Internet, les pièces les plus significatives de la collection. Ce site permet de visiter les expositions conçues à partir du riche fonds, mémoire vive de la doyenne mondiale des sociétés de cinéma. www.gaumont-le-musee.fr

Le Forum d’Avignon, Davos de la culture
Du 19 au 21 novembre dernier, s’est tenu, au Palais des Papes, le deuxième Forum d’Avignon, présidé par Nicolas Seydoux. Près de 300 personnalités des mondes de la culture, de l’économie, des médias et de la politique ont débattu autour des « stratégies culturelles pour un nouveau monde » et une sortie de crise. Trois thématiques ont particulièrement été abordées : la question du numérique qui a modifié la façon de créer et la relation du créateur à ses publics, les stratégies fiscales dans la promotion de la culture et l’enjeu économique de la culture dans l’attractivité territoriale. www.forum-avignon.org

Extrait du discours de Frédéric Mitterrand sur la numérisation, en ouverture du Forum d’Avignon
« Ce "monde nouveau", nous sommes ici pour le construire. Son "levier d’Archimède", […], c’est la numérisation et la révolution qu’elle provoque dans tous les aspects de notre existence, mais plus particulièrement dans nos pratiques culturelles […]. Car le numérique doit être le nouveau vecteur de notre stratégie […]. Il est à la fois le formidable instrument d’un développement exponentiel et véritablement sans précédent de l’offre culturelle, une chance unique inouïe de nous rapprocher de ce que j’appelle la "culture pour chacun" […]. Le numérique est ce que les Grecs appelaient un "pharmakon", à la fois un poison et un remède […]. Mal employé, il peut devenir la décharge d’une sous-culture pour tous […] ; mais bien utilisé, il peut au contraire devenir le levier historique d’une "culture pour chacun". C’est cet enjeu qui m’a conduit à me saisir […] de la question de la numérisation du patrimoine littéraire de l’Europe par l’entreprise américaine Google. L’extraordinaire force de frappe et puissance d’innovation des universités californiennes a permis à Google de franchir avec une rapidité étonnante les étapes de la croissance qui […] transforment une "jeune pousse" ([une] "start up") en […] une plante dont on peut se demander si elle ne tend pas à devenir carnivore. Pour autant, je l’ai dit d’emblée : cette question est trop complexe pour être laissée aux oppositions frontales, aux caricatures ou aux invectives. […] C’est pour y voir plus clair […] que j’ai décidé de lancer une mission de réflexion sur le thème de la numérisation des bibliothèques. »

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°620 du 1 janvier 2010, avec le titre suivant : Nicolas Seydoux - « Le patrimoine doit être défendu »

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