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Rustique, mais pas brut !

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 21 décembre 2009 - 1122 mots

Inventif, rudimentaire… L’art de Chaissac a été étiqueté Art brut par Dubuffet. Pourtant, son travail ne colle en rien à la définition qu’en a donné le théoricien. L’artiste lui même ne s’y reconnaissait pas.

En l’intégrant au sein de sa Compagnie de l’Art brut, Dubuffet a faussé le jeu de la lecture de l’œuvre de Gaston Chaissac. Son art relève d’une pure et simple liberté de la figure. « D. est quelqu’un de remarquable et c’est bien domage [sic] qu’il sombre dans la folie art brut. » Extraite d’une lettre adressée en 1947 par Gaston Chaissac à la veuve du peintre Otto Freundlich, cette formule en dit long sur la position de l’artiste par rapport au concept créé par « D. », à savoir Jean Dubuffet.
 
En effet, si celui-ci se flattait d’être l’ami de celui-là, il n’en reste pas moins que persista longtemps entre eux une discordance sémantique. Quoique aspirant tous deux à se débarrasser de l’idée d’un art cultivé pour faire valoir la richesse et la beauté d’une production davantage rudimentaire, ils différaient sur la façon d’en parler. Quand Chaissac parlait d’art « rustique moderne », Dubuffet, lui, parlait d’« Art brut », associant l’expression à celui des fous. Aussi Chaissac ne pouvait se sentir concerné, car, fou, il ne l’était pas. Il ne l’a jamais été.

Dubuffet, un lointain cousin
Aussi, dans la préface du catalogue de l’exposition Chaissac dont il est le commissaire, Guy Tosatto, le directeur du musée de Grenoble, prend-il soin de recaler tout de suite les choses  : « Car il apparaît avec évidence, à mesure que son œuvre se révèle dans toute sa richesse, qu’elle n’a rien à envier à celle notamment d’un Dubuffet. Lequel, dans son enthousiasme à faire connaître son “cousin de Vendée”, l’associa un peu trop vite à l’Art brut, un rapprochement malheureux qu’il rejeta par la suite, mais qui cependant cantonna durablement Chaissac dans une famille d’artistes certes fascinants, mais à laquelle il n’appartenait pas. »
 
Voilà qui est dit et il faudrait que ce soit une bonne fois pour toutes. La critique a en effet toujours tendance à vouloir ramener la démarche du Vendéen à l’ordre exclusif de cet Art brut, comme si quelque chose lui échappait qu’elle ne pouvait rattraper autrement qu’en classant Chaissac dans cette catégorie.

Picasso, un proche parent
À ce propos, Guy Tosatto relève que cela tient sans doute au fait que Chaissac s’est toujours montré « réfractaire à la très institutionnelle école de Paris » dont il était contemporain et qui faisait alors autorité. Les efforts de cette dernière pour reprendre à son compte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale la dynamique interrompue de l’abstraction étaient à mille lieues des préoccupations de l’artiste.
 
En revanche, il ne cessait de rêver « d’un dialogue compli­ce avec Picasso » (G. Tosatto). À l’œuvre, tous deux partageaient une même liberté et une même invention. Comme celui-ci se saisissait d’un guidon et d’une selle de bicyclette pour en faire une tête de taureau, Chaissac n’avait pas son pareil pour se servir de n’importe quel objet de rebut pour en faire le support d’une image. Comme Picasso transgressait toute référence au réel et pliait la forme à ses besoins plastiques, Chaissac se moquait bien de l’idée de ressemblance, l’essentiel étant pour lui dans la puissance expressive du signe.

« Dessinateur, peintre, sculpteur, poète et épistolier intarissable », tels sont les mots qu’emploie Guy Tosatto pour qualifier l’artiste. Intitulée « Chaissac, un et multiple », le titre de sa préface fait penser à celui d’une nouvelle de Pirandello – Uno, nessuno e centomila (1926) – qui conte l’histoire d’un homme qui, à sa grande surprise, se rend compte que ceux qui le connaissent ont une idée de lui n’ayant rien à voir avec ce qu’il pense être lui-même. La tentation est grande d’assimiler le héros pirandellien à la figure de Chaissac. Non pour en faire un être incompris, mais pour inviter le regard à en repenser l’approche par rapport à cette étiquette d’Art brut.

Doué d’une « culture artistique »
Imaginée par Dubuffet dès 1945, l’expression « Art brut » s’inscrit dans le prolongement des travaux entamés par le docteur Hans Prinzhorn dans les années 1920 sur l’art des fous. Comme il l’écrit en 1949 dans le manifeste accompagnant la première exposition collective de l’Art brut à la galerie Drouin, il désigne sous ce label « des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fonds et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode […] De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non, celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. »

Parce qu’il n’était pas indemne de culture artistique, on peut comprendre que Chaissac ait choisi de se tenir à distance de tels propos. Parce qu’il était doué d’une invention « intarissable », Dubuffet le classait dans l’Art brut. Quel curieux amalgame  ! D’autant plus que Dubuffet entendait par « Art brut » un art spontané, sans prétention culturelle et sans démarche intellectuelle, ce qui n’était pas le cas de Chaissac. Il suffit de se plonger dans ses écrits pour en prendre la mesure. « J’ai vu dernièrement un album de reproductions de peintures de Matisse, écrit Chaissac à un correspondant dans une lettre sous l’Occupation, cela m’a beaucoup plut [sic], et ayant parfaitement conscience de mes possibilités, cela m’a fait regretter que je n’aurais probablement jamais les possibilités matérielles de faire autre chose que quelques barbouillages de bouts de papier. »
 
Il n’est pas de témoignage plus émouvant de la part d’un artiste qui, s’il avait choisi son camp d’une peinture « rustique et moderne », n’en est pas moins l’un des esprits les plus éclairés du XXe ­siècle.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Gaston Chaissac. Poète rustique et peintre moderne », jusqu’au 31 janvier 2010. Musée de Grenoble. Tous les jours sauf le mardi et le 1er janvier, de 10 h à 18 h 30. Tarifs : 5 et 3 €.
www.museedegrenoble.fr

Les WC de Chaissac. Insolite ! Les latrines de l’ancienne école publique de Sainte-Florence-de-l’Oie, où l’épouse de Gaston Chaissac fut institutrice, sont inscrites à l’inventaire des monuments historiques depuis 1998. Et pour cause, l’artiste y a peint des graffitis en 1952, activité immortalisée par l’objectif de son ami Doisneau.
Cette école abrite aujourd’hui l’espace Gaston Chaissac et « La Boîte à sucre bleue », scénographie réalisée par le peintre-scénariste Xavier de Richemont faisant découvrir la vie et l’œuvre du « peintre rustique ».
www.chaissac.sainteflorence.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°620 du 1 janvier 2010, avec le titre suivant : Rustique, mais pas brut !

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