Art contemporain

Aux États-Unis

Gorky, premier héros post-moderniste

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 18 novembre 2009 - 1121 mots

« Une succession de dialogues avec les maîtres du XXe siècle. » Cette formule est peut-être celle qui définit le mieux le travail d’un artiste inclassable qui ne revendiquait aucune appartenance à un groupe.

Qualifiées d’« hybrides » par André Breton, les formes que décline Arshile Gorky dans les années 1940 et qui font la marque de son style le doivent, selon l’expression de l’écrivain, au fait qu’elles se composent « avec le plus de souvenirs d’enfance et autres ». Elles semblent en effet émerger du tréfonds de la mémoire tant elles sont dans un espace fluide et mouvant, reliées entre elles par un trait fin et léger, souple et discontinu, qui assure à l’œuvre son unité plastique. Un espace qui n’est pas sans similitude avec celui d’artistes comme Matta et Masson. Il n’est que de voir la Décoration murale chez Pierre David-Weill que ce dernier réalise en 1930 pour en prendre la mesure.

En fait, le terme d’hybride est le qualificatif le plus approprié pour spécifier l’œuvre de Gorky tant elle n’a cessé de se nourrir des exemples du passé pour constituer sa propre identité. Sa démarche est à considérer, écrit Bernard Blistène, « comme une succession de dialogues avec les maîtres du  siècle ».

La libération progressive d’avec l’œuvre de Picasso
Autodidacte, l’artiste a d’abord réalisé toute une production de peintures aux motifs les plus divers – paysages, natures mortes, portraits – s’inspirant de l’exemple cézannien avec une franchise déconcertante, puis il s’est tourné vers le cubisme synthétique avant d’adopter ces formes à caractère organique qui le signent. Dans cette exploration transversale des avant-gardes expérimentales qui déterminent la modernité, le surréalisme occupe une place prépondérante. Si, en cette mesure, Gorky a toujours reconnu devoir plus particulièrement à Miró, qu’il considérait comme un maître et dont il appréciait la totale liberté – cf. Le Jardin d’Arlequin (1924-1925) du Catalan –, force est d’observer que le modèle picassien l’a poursuivi jusque très tardivement, notamment tout au long des années 1930. Comme en témoignent les formes outrées de Nighttime, Enigma and Nostalgia (1932-1934).
   
À cette époque, on trouve cependant dans son œuvre un double portrait de sa mère avec lui enfant dont la transparence de la matière picturale traitée en aplats est tout à fait remarquable. D’une absolue singularité, cette peinture fascine par la tristesse nostalgique qui s’en dégage et la force d’effigie du souvenir dont elle est le vecteur. Quelque chose d’un puissant ressenti y est à l’œuvre qui en dit long de la personnalité de l’artiste et du travail de mémoire qu’il s’applique à accomplir au regard de ses attaches originelles et de son identité. Au fil du temps, cela conduit Arshile Gorky à se libérer radicalement des tutelles
du début.
   
Porté doublement par ses relations avec la colonie surréaliste et par une effusion quasi empathique avec les forces vives de la nature, l’artiste va peu à peu élaborer les termes d’une esthétique personnelle faite d’une écriture rapide de lignes biomorphiques et de pictogrammes éclatés. Son art gagne dès lors une nouvelle ampleur que caractérise un espace proprement cosmique à l’intérieur duquel la peinture s’adonne à des brassées et des coulées d’une rare fluidité, dont Waterfall (1943) est emblématique. Tout s’y joue dans une dilution qui frise parfois la déliquescence, le tout balançant subtilement entre ordre et chaos, entre lieu natif et paysage intérieur trouble.

Gorky, inclassable parmi les  expressionnistes abstraits
De cette dualité émerge un langage pictural neuf, sensuel, instinctif, qui ne tardera pas à se présenter comme la synthèse idéale et possible en direction d’un art américain spécifique. Il reviendra à André Breton en 1945 de trouver les justes mots pour célébrer ce qui fait toute l’originalité du peintre : « Pour la première fois, écrit-il dans Le Surréalisme et la Peinture, la nature est traitée ici à la façon d’un cryptogramme sur lequel les empreintes sensibles antérieures de l’artiste viennent apposer leur grille, à la découverte même de la vie. »
   
Si dès qu’il le découvre en exil à New York, Breton a tôt fait de le considérer comme l’un des derniers surréalistes, il faut se méfier de vouloir classer trop vite Arshile Gorky au sein d’un groupe ou d’un mouvement. Il n’a jamais revendiqué son appartenance au surréalisme et s’il en fut proche, ce n’était pas sur le plan idéologique mais du fait de ses relations privilégiées avec certaines des figures qui le constituaient. De même il n’est pas possible de le classer parmi les expressionnistes abstraits américains. Non seulement il a disparu avant même qu’on en parle en ces termes mais, trop influencé par les modèles européens, son art n’exprime pas pleinement la volonté, l’esprit et le caractère de son pays d’adoption. Vouloir en faire « le premier héros du post-modernisme », comme le propose Matthew Spender, est peut-être en effet la meilleure façon de le situer au regard du concept d’hybride.

Un artiste humble et passionné

La sorte de discrétion dans laquelle a toujours été tenue l’œuvre d’Arshile Gorky est inversement proportionnelle à la considération qu’elle a rencontrée dans le milieu de l’art. D’autant que son influence a été considérable. Comment alors expliquer telle situation ? Parce que la raison de sa brutale disparition ne peut suffire, d’aucuns jugent que la faute en revient à l’artiste lui-même. À sa manière de se présenter, voire de se cacher. Son statut d’émigré, son état de survivant du génocide arménien, le recours à un pseudonyme, les nombreux drames traversés ont été pour lui autant d’obstacles à surmonter et cela l’a conduit à se comporter souvent en porte-à-faux au regard des autres en inventant certaines situations.
Il se disait parfois russe, il laissait croire ceux qui le pensaient apparenté à Maxime Gorki, il prétendait avoir été l’élève de Kandinsky, il s’effaçait volontiers, voire se minimisait, jusqu’à se qualifier de simple disciple des aînés qu’il admirait.
En fait, Arshile Gorky était quelqu’un de fondamentalement humble et passionné. Tout entier préoccupé à assimiler et incuber les modèles qui le fascinaient, il œuvrait à l’écart de toute ambition personnelle, animé du seul souci d’atteindre une forme d’universalité sensible. « L’esthétique ou l’art vrai est l’art de la profondeur et du sentiment, disait-il. C’est le produit d’un artiste sensible qui exprime ses sentiments universels pour aucune autre raison que le désir très humain de communiquer ses pensées profondes à son semblable. »

Biographie

1904
Naît à Khorkom (Arménie).

1920
Émigre aux États-Unis.

1926
Enseigne à la Grand Central School of Art de New York.

1929
Se lie avec De Kooning.

1939
Rencontre Matta qui aura une influence décisive sur son évolution artistique.

1944
Première exposition à la Julien Levy Gallery. André Breton préface le catalogue.

1948
Atteint d’un cancer, quitté par sa femme, il se pend à Sherman (Connecticut).

Autour de l'exposition
Informations pratiques. « Arshile Gorky : rétrospective », jusqu’au 10 janvier 2010. Philadelphia Museum of Art, Philadelphie. Du mardi au dimanche de 10 h à 17 h, le vendredi à 20 h 45. Tarifs : 11 € environ. www.philamuseum.org

Itinérance de l’exposition à Londres. Plus proche de nous, l’exposition de Philadelphie voyagera au printemps prochain à Londres. C’est la Tate Modern qui accueillera la rétrospective du 10 février au 3 mai 2010. À cette même période et en ce même lieu, sera également présentée l’exposition « Van Doesburg et l’avant-garde internationale : construire un nouveau monde ». Réunissant, autour de Theo Van Doesbourg, fondateur de De Stijl, plus de 300 œuvres de 80 artistes d’avant-garde, elle constitue une autre bonne raison de faire le voyage à Londres.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°619 du 1 décembre 2009, avec le titre suivant : Gorky, premier héros post-moderniste

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