Art contemporain

Matière grise sur fond noir

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 27 octobre 2009 - 1400 mots

Sans être l’auteur d’un ouvrage manifeste spécifique, Soulages a publié plusieurs écrits et propos, de même qu’il a donné de nombreux entretiens. Ses paroles, simples et justes, sont un vrai guide pratique à l’explicitation de son œuvre. Nous avons fait le choix d’en glaner quelques-unes, de les grouper par sujet et de les livrer ici dans la plénitude de leur sens. Une façon d’affronter la peinture que fait l’artiste, mais aussi de se placer à son écoute.

À propos de peinture

« Le premier musée où j’ai commencé à regarder vraiment de près les tableaux, c’est le musée Fabre à Montpellier. Il y a là des couleurs qui m’ont fortement impressionné, des portraits surtout, L’homme à la pipe et L’autoportrait au col rayé […] je me souviens de Zurbarán, Véronèse. J’allais le voir le plus souvent possible. »

« Trois éléments contribuent à faire une œuvre : le premier, c’est celui qui la réalise ; le deuxième, c’est la chose qu’elle est – la chose pas le signe, insiste-t-il de son index pointé ; la troisième, c’est celui qui la regarde… »

« Le sens d’une peinture, ce n’est pas sa matérialité. C’est sa réalité. »

« Je ne crois pas qu’une lecture linéaire soit valable en ce qui me concerne, dit-il, le tableau que je peins découle peut-être du précédent mais pas de façon systématique. Je travaille sans plan préétabli, ce n’est pas la toile que je viens de peindre qui me renseigne sur ce que je vais faire après… »

À propos du noir
 
« Le noir m’a d’abord intéressé par son rapport aux autres couleurs, c’est un contraste. À côté de lui, même une couleur sombre s’illumine. Pour intensifier un blanc, c’est pareil. Quant au noir absolu, il n’existe pas. Ou n’existe que dans les grottes. Je trouve d’ailleurs fascinant que les hommes soient descendus dans les endroits les plus sombres, dans le noir total de la grotte pour y peindre avec… du noir. La couleur noire est une couleur d’origine. Et aussi de notre origine. Avant de naître, avant de "voir le jour", nous sommes tous dans le noir. Et le premier à avoir fait un carré noir, c’est Robert Fludd en 1617. C’était un Rose-Croix. Les rosicruciens pensaient, je crois, que le monde avait commencé et finirait dans le noir. »
- Catalogue Pierre Soulages, Éditions du Centre Pompidou, entretien avec Hans-Ulrich Obrist, 2009.

« J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Son puissant pouvoir de contraste donne une présence intense à toutes les couleurs et lorsqu’il illumine les plus obscures, il leur confère une grandeur sombre. Le noir a des possibilités insoupçonnées et, attentif à ce que j’ignore, je vais à leur rencontre. Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême, j’ai vu en quelque sorte la négation du noir. Les différences de textures réfléchissaient plus ou moins faiblement la lumière et du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre. J’aime que cette couleur violente incite à l’intériorisation. Mon instrument n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. D’autant plus intense dans ses effets qu’elle émane de la plus grande absence de lumière. Je me suis engagé dans cette voie, j’y trouve toujours des ouvertures nouvelles. Ces peintures ont d’abord été appelées Noir-Lumière désignant ainsi une lumière inséparable du noir qui la reflète. Pour ne pas les limiter à un phénomène optique, j’ai inventé le mot Outrenoir, au-delà du noir, une lumière transmutée par le noir et, comme outre-Rhin et outre-Manche désignent un autre pays, Outrenoir désigne aussi un autre pays, un autre champ mental que celui du simple noir… »
- Annie Mollard-Desfour, série Le Dictionnaire des mots et expressions de couleur, XXe et XXIe siècles : Le Noir, préface de Pierre Soulages, CNRS éditions, coll. « CNRS Dictionnaires », Paris, 2005.

« Avec l’Outrenoir, le regardeur est encore beaucoup plus impliqué, beaucoup plus seul. » « Je crois que je fais de la peinture pour que celui qui la regarde – moi comme n’importe quel autre – puisse se trouver, face à elle,
seul avec lui-même. »
- Pierre Encrevé, Soulages, 90 peintures sur toile, Gallimard, 2007.

À propos de : Peinture, 162 x 127 cm, 14 avril 1979, huile sur toile

« C’est une toile caractéristique de la rupture accomplie en 1979 […]. Non seulement le reflet est pris en compte, mais il est partie intégrante de l’œuvre : il y intègre la lumière que reçoit la peinture – lumière changeante si c’est la lumière naturelle – et la restitue avec sa couleur transmutée par le noir. On voit l’intérêt pour la luminosité de la toile de l’opposition des textures : une grande surface lisse barrant horizontalement de part en part le haut de la toile s’oppose à toute sa surface, dynamisée dans des directions quasiment parallèles à cette barre. Selon le point de vue de celui qui regarde ou selon l’incidence de la lumière, la partie sombre peut basculer dans le clair et les parties claires dans le sombre. Il ne s’agit pas de la vision classique de la peinture, ni du monochrome qui s’y rattache, mais d’une peinture autre : le noir unique cesse d’être un unique noir et toute l’œuvre est fondée sur la façon dont le noir échappe à la monochromie noire … »
- Pierre Soulages au musée Fabre, décembre 2006.

À propos des vitraux de Sainte-Foy de Conques (Aveyron)

« Loin de tout Moyen Âge reconstitué, imité ou rêvé, j’ai cherché avec des technologies de notre époque, un produit verrier en accord avec l’identité de cette architecture du XIe et de ses pouvoirs d’émotion artistique. »

« C’est une lumière que j’ai cherchée, pas un verre. »

À propos de « peinture debout »
 
« Je fais une peinture debout. Je ne fais pas une peinture destinée à être vue au sol, ni au plafond. Il y a toujours l’idée du haut et du bas. Mais je dis aussi que je fais une œuvre qui fait front, c’est-à-dire une œuvre qui affronte le regard. Je n’aime pas voir mes toiles alignées sur un mur ; j’ai l’impression qu’elles cherchent à fuir. Je fais une peinture qui est à aborder de face. J’aime beaucoup ce passage du Voyage au bout de la nuit où Céline dit : "… Toutes les villes sont des femmes couchées au bord d’un fleuve. New York, c’est une ville de bout… Ma peinture, c’est un peu ça…" »
- Philippe Piguet, in « L’œuvre au noir de Pierre Soulages se livre à la lumière », La Croix-L’Événement, 14 mai 1996.

Autour de l’exposition
Informations pratiques. « Soulages », jusqu’au 8 mars 2010. Musée national d’art moderne, Centre Pompidou. Tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h ; le jeudi jusqu’à 23 h. Tarifs : 12 et 9 €. www.centrepompidou.fr
Le musée Soulages à Rodez. De l’importante donation faite par l’artiste en 2005 à la communauté d’agglomération du Grand Rodez, est né un projet de musée qui ne cesse de diviser les élus et la population. D’un budget initial de 13,5 millions d’€ passé à 25 millions d’€, la belle initiative s’est muée en projet pharaonique dont les retombées économiques restent, pour les détracteurs, incertaines. Si l’ouverture prévue en 2012 a été repoussée d’un an, la maquette du musée sera tout de même exposée au mois de décembre à la Cité de l’architecture et du patrimoine, à Paris.
L’autre rétrospective Soulages à la galerie Lansberg. Jusqu’au 12 décembre, la galerie Lansberg, à Paris, organise sa propre rétrospective de l’œuvre de Soulages. Pascal Lansberg, lui-même collectionneur de l’artiste, expose régulièrement les toiles du peintre depuis l’ouverture de sa galerie en 1992. La présente exposition montre une trentaine d’œuvres, des premières créations en 1949 jusqu’aux plus récentes, celles-ci privilégiant le travail à l’acrylique et l’opposition des noirs mats et brillants. La période des années 1950 et ses toiles aux larges tracés noirs jouant de superpositions avec la couleur sont ici largement représentées. La galerie a édité un catalogue pour l’occasion. « Rétrospective Pierre Soulages », jusqu’au 12 décembre. Du lundi au samedi, de 10 h 30 à 13 h et de 14 h 30 à 19 h. Galerie Pascal Lansberg, 36, rue de Seine, Paris VIe. www.galerie-lansberg.com

À lire
À signaler, la parution, aux éditions Hermann, d’un recueil des écrits et des propos de Pierre Soulages. Indispensable pour saisir toutes les subtilités de son œuvre.
Pierre Soulages, Ecrits et propos, 200 p., 25 euros.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°618 du 1 novembre 2009, avec le titre suivant : Matière grise sur fond noir

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