Louvre

Un vent de maniérisme souffle sur la lagune

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 23 septembre 2009 - 994 mots

L’émulation entre les trois titans vénitiens – Titien, Tintoret et Véronèse – stimule, à grands coups de concours, les recherches picturales sur fond d’influences maniéristes.

Les deux peintures sont du même artiste et traitent du même sujet. Elles sont dues au pinceau de Titien (Tiziano Vecellio, 1488-1576), peintre officiel de la Sérénissime depuis 1516, et représentent Danaé que son amant Zeus vient honorer dans sa tour d’airain sous la forme d’une pluie d’or. L’une est datée de 1544 (Naples, musée de Capodimonte, voir ci-dessus), l’autre vers 1552-1553 (Madrid, Musée national du Prado, voir ci-contre), soit moins de dix années qui illustrent parfaitement l’évolution de l’art du premier peintre de Venise. Si les deux tableaux témoignent d’un même goût naturaliste qui a fait la réputation des peintres de la lagune, le coloris brillant du premier et sa composition parfaitement lisible dénotent avec la palette austère et les formes moins nettes du second. En quelques années, la peinture vénitienne a subi de profonds changements. Dans les années 1540, Venise n’échappe pas à l’influence du maniérisme venu d’Italie centrale. « À la fin des années 1530, avec l’arrivée de l’influence du dessin, le style se fait plus graphique, plus tourmenté et tout le monde se conforme à cette nouvelle mode », explique Arturo Galansino. Si Titien demeure la figure incontournable, il laisse aussi davantage de champ aux autres peintres et se consacre à ses grands commanditaires, tel Charles Quint ou le pape.

Une lutte fratricide pour la supériorité artistique
Parmi ces nouveaux talents figurent Jacopo Robusti dit Tintoret (1518-1594) et Paolo Caliari dit Veronèse (1528-1588). Les deux peintres, qui nourrissent mutuellement une cordiale inimitié, se confrontent à plusieurs reprises lors des concours les plus prestigieux. Ainsi, pour l’exécution du décor de la salle du Maggior Consiglio, au Palais des Doges. Véronèse remporte le concours, ex-aequo avec Bassano, mais ne pourra exécuter la commande avant sa mort. Celle-ci échoit finalement à Tintoret qui exécute son célèbre Paradis. Auparavant, pour le plafond de la bibliothèque Marciana, un jury présidé par Titien passe commande honorée d’un prix Véronèse à sept peintres. Tintoret, qui n’a pas été sollicité, obtiendra finalement une commande grâce à ses appuis politiques… « L’exposition permet de mesurer l’émulation et la rivalité qui ont pu exister entre artistes », souligne Vincent Dieulevin. Présentée de manière chronothématique, l’exposition permet aussi de prendre la mesure du chemin parcouru par chacun. Si le genre du portrait reste dominé par les modèles livrés par Titien, comme en témoigne le Portrait de Paul III, tête nue (Naples, musée de Capodimonte), avec ses prodigieux effets de texture, la question du paragone, débat théorique portant alors sur l’existence d’une hiérarchie entre les arts, donne lieu à des interprétations originales. Pour démontrer leur supériorité sur les autres artistes, les peintres vénitiens s’attachent alors à illustrer, par le jeux des reflets dans un miroir, une armure ou un plan d’eau, que la peinture est capable de figurer les trois dimensions. Le modèle de la femme au miroir, prototype inventé par Titien à la suite de Giorgione, est le sujet de nombreux tableaux. L’exposition offre ainsi l’occasion unique de confronter la Femme au miroir du Louvre et la Vénus au miroir de Washington (National Gallery, voir ci-dessous), à la puissante charge érotique, toutes deux dues à Titien, au célèbre tableau de Tintoret, Suzanne et les vieillards (1557, Vienne Kunsthistorisches Museum, voir page suivante), où s’exprime la concupiscence des vieillards, tableau exposé en France pour la première fois. D’autres thèmes comme les scènes nocturnes donnent également lieu à des recherches diverses. « Il s’agit souvent de sujets religieux liés à la vie du Christ, explique Arturo Galansino, de scènes tragiques et violentes, dans un style lié à la peinture nordique auquel seul Véronèse semble rester insensible. » L’un de ses derniers tableaux fait ici figure d’exception, le Christ mort avec la Vierge et un ange (Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage) avec sa palette empreinte de noirceur. Prêté exceptionnellement par le Prado, la Mise au tombeau de Titien (1559) s’inscrit dans une veine similaire avec son pathétisme exacerbé. Que dire enfin de la très étonnante Prière au jardin des Oliviers du même Titien (Madrid, Musée national du Prado), toile dans laquelle le sujet principal est relégué au second plan, formant une tâche de lumière sur un fond qui semble inachevé. On sait pourtant que le tableau a été livré tel quel au roi d’Espagne.

Bassano enfin réhabilité parmi ses pairs vénitiens
Outre quelques peintres moins connus – trop peu –, comme Palma le Jeune, Schiavone ou Savoldo, l’exposition met aussi en lumière un artiste un peu plus marginal, Jacopo da Ponte, dit Bassano (vers 1515-1592). Actif sur la terre ferme à Bassano del Grappa, ce dernier a manifestement fortement influencé les peintres de la lagune. Quelques-uns de ses tableaux sont ici presque inédits. Ainsi du Baptême du Christ (1592, New York, Metropolitan Museum of Art, voir ci-contre), son dernier tableau, ou encore d’un puissant Saint Jérôme (Venise, Galerie de l’Accademia), longtemps attribué à l’Espagnol Ribeira. Sa peinture constitue pour le public l’une des vraies découvertes de cette exposition. 

Autour de l’exposition
Informations pratiques. « Titien, Tintoret, Véronèse… Rivalités à Venise », jusqu’au 4 janvier 2010. Musée du Louvre, Hall Napoléon, Paris. Tous les jours, sauf le mardi, de 9 h à 18 h, le samedi à 20 h, les mercredi et vendredi à 22 h. Tarif : 11 €. www.louvre.fr
Au banquet de Véronèse. Par ses dimensions exceptionnelles (plus de 67 m2), Les Noces de Cana de Véronèse (ci-contre) ne peuvent être déplacées dans l’espace d’exposition temporaire du Louvre. Butin des troupes napoléoniennes entré au musée en 1798, ce chef-d’œuvre fut peint en 1562-1563 pour le monastère de San Giorgio Maggiore à Venise. Il est aujourd’hui visible dans la salle des États (aile Denon). Un choc esthétique à ne pas manquer en complément de l’exposition « Titien, Tintoret, Véronèse… », même si ce « choc » à un coût : celui du billet jumelé exposition collections (14 et 12 €).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°617 du 1 octobre 2009, avec le titre suivant : Un vent de maniérisme souffle sur la lagune

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