Le nu depuis le XIXe, cet obscur objet du désir

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 26 août 2009 - 398 mots

Fidèle à son refus des systématisations, l’espace culturel Les Dominicaines, à Pont-l’Évêque, livre une démonstration savante.

L’exposition, riche de pièces majeures, interroge la courbe, fluctuante, que dessine le nu dans la création. Longtemps, le nu se résuma à un rapport étroit entre anatomie et vénusté, comme si le quotient esthétique de ces deux critères suffisait à induire des notions d’harmonie, de joliesse ou de vraisemblance. Le corps en était l’abscisse, la beauté, l’ordonnée.
Loin de cette mathématique de la beauté, la fin du xixe siècle inspecte différemment la nudité. Le nu n’est plus un simple genre, un expédient académique soumis à des schèmes conventionnels, il est le cœur de la peinture, le nerf de la sculpture. Ainsi, quand Carlos Schwabe déshabille son exceptionnelle figure du Peuple (1906) afin d’exploiter les ressorts formels de l’effeuillement, Paul Cézanne entend structurer géométriquement ses Baigneurs (1896-1897) noyés dans l’espace. Quand Auguste Rodin décapite et démembre un nu athlétique (L’homme qui marche, 1899-1900), Antoine Bourdelle exacerbe l’érotisme de son modèle par une pose improbable (Baigneuse accroupie, 1906-1907).
Il ne s’agit donc plus de faire beau ou vrai, joli ou exact. Le nu devient un prétexte pour altérer l’image du corps, autrement dit l’image du monde. À la suite de Moïse Kisling, André Masson et Francis Bacon jouent d’une monstrueuse crudité et d’une merveilleuse cruauté. De son côté, Sam Szafran fouille les chairs de son noir fusain (Nu allongé, 1967). Qu’il jouisse ou qu’il souffre, le nu devient le terrain d’opérations dénaturantes. Désarticulé par Suzanne Hay (Guillaume Tell, 1991), scarifié par Antoni Tàpies (Série latex VII, 1999) ou esthétisé par Yves Buclet (Nu impossible, 2008), le corps mis à nu est souvent mis à mal.
Le pinceau est un bistouri, le ciseau, un scalpel. On le sent bien vite : le nu permet de disséquer le monde. Sa beauté n’est pas nécessairement épidermique ou superficielle. Elle peut être intérieure, voire organique. Avec ce nu écorché, presque entrelardé, par des couleurs somptueuses (Nude # 29, 1995), Karel Appel se souvient-il de cette inoubliable phrase de Füssli : « Isolée, la beauté vire à l’insipide ; et comme la jouissance, elle lasse » ?

« Autour du nu. Entre académies et avant-garde du XIXe siècle à nos jours », espace culturel Les Dominicaines, place du Tribunal, Pont-l’Évêque (14), et musée Langlois, rue du Paradis, Beaumont-en-Auge (14), tél. 02 31 64 89 33, jusqu’au 27 septembre 2009.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°616 du 1 septembre 2009, avec le titre suivant : Le nu depuis le XIXe, cet obscur objet du désir

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