Art moderne

Van Gogh, ses paysages à la lumière d’un nouveau jour

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 19 mai 2009 - 1409 mots

Que cachent les moulins de Van Gogh ? Quels secrets révèlent les prairies de Vincent ? Le peintre néerlandais est à l’évidence un immense paysagiste. Mais aussi un être à part, scrutant la nature comme il regarda la sienne : sans concession.

Dix années. La production de Vincent Van Gogh (1853-1890) se résume à cela. Dix années de peinture, dix années de voyages, dix années de souffrance. Car la souffrance n’empêche pas de voyager par la peinture. Au contraire. Et la peinture n’empêche pas de voyager dans la souffrance. Malheureusement. La preuve : si Vincent Van Gogh peint sur le motif pour s’évader vers des ailleurs géniaux, le chevalet demeure le dépositaire permanent de la douleur, fût-elle sublimée par un nuage halluciné ou par un soleil strident.
« Je laboure mes toiles comme eux leurs champs » : les soixante-dix paysages réunis au Kunstmuseum de Bâle déclinent, comme autant de chefs-d’œuvre inoubliables, la création d’un artiste souverain, véritable sillon dans la terre arable de la modernité. Quarante toiles contemporaines, de Monet à Renoir en passant par Gauguin et Cézanne, viennent en souligner l’incomparable fertilité. Cent dix œuvres, au total, pour explorer les paysages de Van Gogh, de l’alpha hollandais à l’oméga auversois. Une première au monde, tout simplement.

Aux Pays-Bas, Van Gogh peint des « paysages sociaux »
Puisqu’il peint des paysages par dépit, regrettant de ne pas suffisamment maîtriser la figure et le portrait, Van Gogh ambitionne de les dévisager. Il lui faut dépasser la physionomie apparente pour mettre au jour et mettre à nu le tempérament des plaines et le caractère des mers. À cet effet, la Hollande, riche de vastes étendues et de ciels bas, offre à l’artiste, dès ses débuts, un sentiment de recueillement et d’infini. Le recueillement nécessaire à l’ancien prédicateur, désormais soucieux d’infiltrer presque religieusement la moindre parcelle de terrain. L’infini indispensable au nouveau peintre, respectueux de la tradition hollandaise paysagiste, faite de panoramas latéralement illimités.
Avec Le Bateau à tourbe (1883), Van Gogh trahit son désir de célébrer une identité locale, volontiers mélancolique. Ici, les hommes s’affairent au milieu de vastes étendues silencieuses et sous des ciels bas ; là, ils répètent le labeur quotidien sans jamais perturber l’ordre des choses. Dans ces « paysages sociaux », peuplés de la seule habitude, rien à faire que répéter les mêmes gestes, les mêmes évidences (L’Église de Nuenen, 1884).
Les couleurs sourdes et les cernes noirs ankylosent les personnages tandis qu’une ligne médiane, comme dans les dessins d’enfants, vient partager à parts égales la nature entre ciel et terre. Mais ici rien d’une naïveté primesautière : le pittoresque ressemble souvent à la misère, le printemps à l’automne et le repos au répit (Champs de fleurs en Hollande, 1883).

Arrivé en France, à Paris,  il éclaire sa palette
Installé à Paris dès 1886, Van Gogh découvre l’impressionnisme et, avec, un nouveau monde, frivole et aérien. Théo, en frère bienveillant, lui vante les toiles de Monet, Pissarro ou Renoir, leurs couleurs juxtaposées et leurs lumières scintillantes. Dont acte : Vincent éclaircit sa palette et éclaire sa vision. À jamais.
Familier des zones périphériques – Montmartre, Asnières – quand les impressionnistes plébiscitent aussi les havres centraux, le peintre expérimente en plein air les innovations contemporaines. Les tons terreux deviennent solaires, les eaux troubles ont maintenant des reflets, les ciels brumeux ménagent de bleues trouées. La nature, qui paraissait jusqu’alors éteinte, semble inondée par la joie d’un premier été (Journée ensoleillée, 1887). Promeneurs, badauds, amoureux et touristes peuplent des paysages solaires qu’exaltent une touche vibratile et une couleur pure. Pour toujours.
Loin de n’être qu’une période d’incubation, le séjour parisien de Van Gogh permet à l’artiste de réinventer les motifs hollandais traditionnels, au rang desquels les moulins et les fleurs. En effet, le moulin n’est plus le morne automate d’hier, perdu dans un pays aussi plat que sombre. Le Moulin de la Galette (1886) n’est autre que le « portrait » radieux d’une société rompue aux récréations oisives.Les tulipes, elles, sont devenues des coquelicots. Elles deviendront bientôt des tournesols.

Brûlé par le soleil arlésien, Vincent se consume à Auvers
En février 1888, Van Gogh quitte l’effervescence parisienne pour le tropique arlésien. Sous le soleil exactement, le peintre exacerbe le pouvoir expressif de la couleur. Intensifiant les contrastes et le jeu des complémentaires, il célèbre une nature primitive et presque biblique. Seul le rythme millimétré des saisons peuple les paysages de moissonneurs, semeurs et vendangeurs (Le Semeur, 1888). Comme aux premiers temps. Là, le Batave embrasse et embrase le monde. Les jaunes brûlent et les bleus foudroient, les verts crient et les rouges crissent (L’Entrée du jardin public d’Arles, 1888).
Fascinants, ces champs magnétiques en viennent à étouffer. La ligne d’horizon étreint le ciel tandis que la touche est devenue un empâtement calligraphique. Comme Van Gogh, le paysage souffre : « Plus je me fais laid, vieux, méchant, malade, pauvre, plus je veux me venger en faisant de la couleur brillante. » Et la vengeance, chez l’artiste, est un plat qui se mange bouillant (Entrée de ferme, 1888).
L’ami Gauguin perdu et l’oreille coupée, Vincent entend bien se refaire une santé à Saint-Rémy. Rien à faire : tous les champs de blé ressemblent à des champs de bataille. Le soleil, lui, a laissé place à une nuit violentée par des étoiles ardentes comme des boules de feu (Les Oliviers, 1889). L’horizon et la toile étouffent. Comme Van Gogh. Encore.
Le séjour à Auvers-sur-Oise, en 1889, n’y changera rien. Tout brûle, car tout irradie. Quel que soit désormais le motif, Vincent Van Gogh devient l’artificier de la nature. Quand il implose sous la douleur, le paysage explose sous la couleur (Champ aux meules de blé, 1890).
La perspective s’affole et ménage une bande de ciel dérisoire, écrasée par la terre qui monte comme une marée. Il n’y a plus de nature à proprement parler, mais un ordre cosmique qui dé-nature la réalité. Dedans/dehors : qui, du monde ou de l’artiste, infiltre l’autre ? La campagne est tourmentée et la végétation, bouleversée (Vue d’Auvers, 1890). L’œil du peintre chahute et est chahuté. Œil du cyclone, toujours.
Le 27 juillet 1890, Vincent se tire une balle dans la poitrine. Dernières douleurs et dernières souffrances. Celles qui, pour avoir inondé dix années durant ses paysages, semblaient plus vraies que nature.

Les cadrages ont une intuition photographique Certes, le rayonnement solaire des paysages de Van Gogh éblouit jusqu’à l’aveuglement. Certes, les coups de pinceau entrelardent la nature jusqu’à son démembrement. Certes, les couleurs éclatantes éreintent les formes jusqu’à l’épuisement. Mais la peinture centrifuge du « fou roux » ne doit jamais masquer son incomparable talent en matière de « cadrage ». Ce talent qui lui permit de contenir entre les quatre murs du tableau une réalité débordante, fuyante et excessive. Aux toiles hollandaises nées de saisissantes visions panoptiques (Champs de fleurs en Hollande, 1883. Voir p. 69), les tableaux réalisés à Paris opposent des solutions nourries de japonisme. Ainsi ces cadrages audacieux qui dressent un rideau de végétation à travers lequel filtre, dissimulé, un paysage bucolique (La Pêche au printemps, 1887). Ainsi ces étonnantes diagonales du Pont sur la Seine, reproduit ci-dessous, comme autant de troublantes innovations dynamiques. À compter du séjour arlésien, l’expérience rétinienne de l’artiste alterne les menus détails et les amples panoramas, les indices microscopiques et les plans macroscopiques (Soir d’été, 1888). Usant d’une perspective surbaissée ou zoomant sur le motif jusqu’à l’amputer (Les Cyprès, 1889), Van Gogh semble photographier le paysage. Contre nature et loin des clichés. Avec un sens aigu de l’inédit. Qu’importe le contre-jour halluciné. Et qu’importe s’il fait nuit : il « flashera » le ciel follement luminescent (Les Oliviers, 1889).

Repères 1853
Naissance aux Pays-Bas.

1858
Naissance de Théo, son frère.

1869
Début de son apprentissage chez un marchand d’art du Havre.

1877
Émet le souhait de devenir pasteur ; sa famille l’envoie à Amsterdam étudier la théologie.

1880
Décide d’embrasser une carrière artistique. S’inscrit à l’académie de Bruxelles.

1881
S’installe à Etten avec sa famille et y réalise de nombreux paysages.

1886
Se rend à Paris où il rencontre les impressionnistes.

1888
À Arles, il découvre la lumière de la Provence. Se mutile l’oreille après une dispute avec Gauguin.

1889
Interné près de Saint-Rémy. Poursuit la peinture de sa chambre, puis en plein air. Série des Champs de blé. Période caractéristique des remous et spirales. Nuit étoilée.

1890
Soigné par le Docteur Gachet, il s’installe à Auvers-sur-Oise et y peint de nombreux paysages. Se suicide.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Vincent Van Gogh, entre terre et ciel : les paysages » jusqu’au 27 septembre. Kunstmuseum de Bâle (Suisse). Tous les jours de 10 h à 17 h. Tarifs : 8 et 3,5 e. www.kunstmuseumbasel.ch

Van Gogh à la Géode. Réalisé par François Bertrand et Peter Knapp, le documentaire Moi, Van Gogh au format Imax retrace, en 40 minutes, la carrière de l’artiste à travers un récit imaginaire raconté par la voix de Jacques Gamblin. Immersion dans le monde de Van Gogh, voyage aux sources de son inspiration, la projection sur les 1 000 m² d’écrans plonge le spectateur au cœur des toiles du Batave et des paysages que celui-ci a peint. Mais, original dans sa forme, le film n’échappe pas aux « clichés » qui entourent la vie chaotique de Vincent et qui restent au centre de la narration… Un brin décevant (www.lageode.fr).

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°614 du 1 juin 2009, avec le titre suivant : Van Gogh - Ses paysages à la lumière d’un nouveau jour

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