Rebeyrolle - Un regard inquiet sur le monde

Par Colin Cyvoct · L'ŒIL

Le 19 mai 2009 - 1180 mots

La vingtaine d’œuvres exposées à Valenciennes décochent toutes un trait acéré qui va droit au but. Écorché vif, Paul Rebeyrolle (1926-2005) témoigne des malheurs du monde dans une veine très expressionniste, tout en mordant la vie à pleine dents.

Irrémédiablement allergique aux petits compromis précédant d’inévitables grandes concessions, rien ne lui semble insignifiant, y compris tous ces événements tragiques qui se déroulent loin de nos regards. Jamais il ne voulut ou ne put s’abstraire des fracas du monde et des outrages que l’homme inflige inlassablement à autrui, avec une conscience claire que l’indifférence est parfois la forme la plus sournoise et violente de la barbarie.
Après une enfance passée dans le Limousin – il en conservera toute sa vie une passion pour la nature –, Rebeyrolle gagne Paris dans « le premier train de la Libération ». À 18 ans, il sait qu’il sera artiste et découvre la peinture moderne  : Soutine à la Galerie de France, Picasso au Salon d’automne, Rouault, Fernand Léger…
À partir de 1947, le jeune homme se rend tous les dimanches au Louvre, jour de gratuité. Il y voit pour la première fois des tableaux de Titien, Rubens, Le Caravage, Rembrandt, Ribera, Delacroix, Géricault, Courbet. Le choc est fondateur  : « La réouverture du Louvre a été un vrai bouleversement. Je croyais savoir des choses, et je m’aperçois que je ne sais rien du tout. La grande peinture m’arrive en plein dessus, d’un coup. »

« Le décoratif, c’est simplement le contraire de la peinture »
Pour Rebeyrolle, peindre, c’est appréhender intensément la réalité, sans souci du beau ou du décoratif. À la question  : « Le décoratif, c’est l’horreur absolue  ? », il répondra avec virulence  : « Non, ce n’est pas l’horreur absolue, parce que ce n’est pas désagréable. Mais c’est tout simplement le contraire de la peinture. J’ai beaucoup d’admiration pour la peinture, c’est un art très riche et qu’on a beaucoup appauvri pendant une période, disons les impressionnistes, Cézanne et post-Cézanne en particulier. Je trouve qu’on a ôté beaucoup de grandeur à la peinture à ce moment-là. »
Au début des années 1950, Rebeyrolle est une figure centrale de la jeune peinture figurative engagée. Opposé tout autant à l’abstraction qu’au réalisme socialiste, il choisit des thèmes qui donneront naissance à des séries aux titres explicites : Guérilleros (1967-1969), Les Prisonniers (1973), Faillite de la science bourgeoise (1974-1975), etc.
Emmanuelle Delapierre, commissaire de l’exposition, a judicieusement choisi des œuvres dans cinq séries emblématiques. Le Trou et La Fosse de la série « Coexistences » font référence au partage du monde entre les grandes puissances avant la chute du mur de Berlin. À l’occasion d’une exposition à la galerie Maeght en 1970, Jean-Paul Sartre commente ces toiles  : «(…) deux objets sont représentés, tous deux inconnus, tous deux pesants. L’un est rouge  ; parfois c’est une étoffe  ; l’autre on dirait une dalle, en fait c’est un parallélépipède rectangle tantôt opaque, tantôt vitreux, quelquefois transparent  : sa fonction principale est d’écraser. En dessous, broyé, mou, désossé, un corps nu coule (…) Et surtout pas de bourreaux  : tout juste ces deux choses, ces deux systèmes, qui s’associent pour triompher de l’homme. »
Homme tirant sur ses liens, d’une autre série intitulée « Les Évasions manquées », évoque avec violence une douleur ordinaire  : l’impuissance d’un corps blanc et nu, les bras liés, recouvert par endroits de tissus maculés de rouge. Deux chaussures jaunes en bas à gauche de la toile nous rappellent que ce corps est humain. Dans la même série, une femme effondrée dans une baignoire, les poignets sanguinolents, nous confronte à une stratégie infaillible pour fuir l’aliénation… (Suicide n° 3).
La série « Le Sac de Mme Tellikdjian » aborde un sujet tout aussi tragique  : les millions d’humains anonymes exilés, pourchassés, parqués et refoulés à travers le monde. Le peintre a choisi comme symbole de leurs souffrances le sac d’une femme arménienne, sac de voyage jaune pâle, misérable et éculé, mais néanmoins précieux  : il contient les maigres souvenirs que Mme Tellikdjian peut conserver dans son exil. Sobre toile douloureusement interrogative, L’Arrière-Cour montre le sac abandonné éclaboussé par l’eau s’échappant d’une gouttière [voir p. 64]. A-t-il été jeté là par l’homme qui s’en empare brutalement sur une toile précisément intitulée Le Voleur ?

Pour Rebeyrolle un seul  impératif : ouvrir les yeux
Une autre forme de violence tout autant d’actualité, celle exercée par le pouvoir de l’argent, est évoquée avec humour dans la série « Le Monétarisme ». Confronté aux contraintes économiques, Rebeyrolle a toujours voulu rester lucide et cohérent : « Je suis assez prétentieux sur ce point, mais c’est un fait. Pour intéresser du point de vue financier ceux qui s’occupent de la peinture, il faut être à la fois suffisamment bon et suffisamment mauvais. Suffisamment bon, parce que ce n’est pas possible de faire et de vendre n’importe quoi. Et suffisamment mauvais pour que ça puisse plaire et que la recherche de qualité n’empêche pas la quantité de production. Il faut que ce soit suffisamment mauvais et suffisamment abondant. » Soldes, peint en 1999, nous confronte à une réalité quotidienne ordinaire. Tout s’achète-t-il  ? Combien coûte le bonheur ou l’amitié  ?
L’alliance improbable de la carpe et du lapin clôture l’exposition. Pour Rebeyrolle, un seul impératif  : ouvrir grands les yeux, exister vivement face à la toile, et foncer. Sauvage, cinglante, sa peinture se nourrit de chiffons, de ferraille, de carton, de poils et d’ossements, de crin, de paille de fer, de foin et de branchages. Nul matiérisme gratuit ou décoratif. Triturés, distordus, imbriqués, les matériaux collés sur la toile permettent à l’artiste de concrétiser au plus près ce qu’il sent, ce qu’il voit  : « Il y a une sorte de naturalisme dans ce que je fais. »
Paul Rebeyrolle savait aussi rire et aimer, étreindre la nature. Son Sanglier gris ou Un arbre témoignent avec bonheur que son regard inquiet pouvait s’attendrir. Il a su hurler face à la cupidité et à la bêtise absolue de notre civilisation, mais jamais il ne se départit de l’amour des gens et de la vie, peut-être aussi grâce à Papou, sa femme, qui fut toujours présente à ses côtés, attentive, énergique et tendre.

À côté de Rebeyrolle

Découvrir Rebeyrolle à Valenciennes peut être l’occasion de s’émerveiller devant les œuvres des collections permanentes du musée des Beaux-Arts. L’anachorète entouré de créatures monstrueuses de la Tentation de saint Antoine, attribué à Jan Mandyn (xvie siècle), est invité à se fondre dans le merveilleux foisonnement de l’univers sans en exclure aucune jouissance, alors qu’un gigantesque incendie détruit le bourg voisin dominé par son église. Saint Jacques et le magicien Hermogène, de Jérôme Bosch, n’est guère plus serein : le malheureux saint est également entouré de créatures peu engageantes. L’artiste du xxe siècle qu’est Rebeyrolle rend compte de cette liberté si douloureuse à conquérir. Absolument pas religieux, il exprime cependant un effroi aussi intense face à nos compor­tements humains parfois monstrueux que Rubens peignant son Martyre de saint Étienne ou que Carpeaux sculptant son terrible Ugolin enchaîné attendant la mort entouré de ses enfants.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Paul Rebeyrolle, la peinture hors normes » jusqu’au 12 juillet 2009. Musée des Beaux-Arts, Valenciennes. Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h ; le jeudi jusqu’à 20h. Tarifs : 5 et 2,5 e. www.valenciennes.fr

L’espace Rebeyrolle à Eymoutiers. Depuis 1995, le village de Haute-Vienne dans lequel est né Rebeyrolle accueille, sur un ancien site industriel, un centre consacré à l’artiste. Une cinquantaine de ses œuvres sont présentées dans un espace d’exposition de plus de 1 000 m² et à l’extérieur du bâtiment. Des expositions temporaires y sont également programmées. Possédant nombre d’œuvres importantes des différentes périodes de Rebeyrolle, l’espace d’Eymoutiers a naturellement apporté son soutien à l’exposition du musée des Beaux-Arts de Valenciennes (www.espace-rebeyrolle.com).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°614 du 1 juin 2009, avec le titre suivant : Rebeyrolle - Un regard inquiet sur le monde

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