Silences, l’intermède artistique d’un cinéaste

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 19 mai 2009 - 1098 mots

Invité par le musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg à monter une exposition sous forme de « propos », le cinéaste Marin Karmitz a pris le pari d’une réunion sobre et forte pour défendre une certaine idée humaniste.

Née d’une rencontre entre un conservateur de musée – Fabrice Hergott, alors directeur des musées de Strasbourg, depuis nommé directeur du musée d’Art moderne de la Ville de Paris – et un homme du cinéma – Marin Karmitz, également président du nouveau Conseil pour la création artistique [lire L’œil n° 612] –, l’exposition « Silences » offre à voir la réunion singulière de quinze œuvres d’artistes d’horizons et de cultures divers. Au fil de leur conversation, qui porta notamment sur les rapports qu’ont entretenus, les philosophes et les écrivains avec l’art au cours des années 1950-1970, le premier se saisit de l’envie qu’avait le second de mettre en scène ses réflexions pour lui en donner l’occasion.
Si, finalement, c’est non à travers les écrits de ces intellectuels qu’il opéra, mais à partir des œuvres elles-mêmes, c’est que Marin Karmitz est un grand amateur d’art contemporain et qu’il entretient avec l’image un rapport privilégié. Il n’a pas cherché toutefois à se mettre dans la peau d’un commissaire d’exposition – il n’aime pas ce mot-là – mais s’est considéré comme « un passeur d’idées et d’émotions ».

Une proposition, quinze artistes et quinze œuvres « fortes »
En 1995-1996, la participation de Marin Karmitz à l’exposition « Passions privées. Collections particulières d’art moderne et contemporain en France », au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, avait déjà dévoilé ses préoccupations esthétiques. On y découvrait Boltanski, César, Degottex, Dubuffet, Dufour, Fautrier, Giacometti, Matta, Rainer, Richier et Tapiès dans une sorte de voisinage complice qui visait à défendre une certaine idée de l’homme. Et, pour tout dire, un certain humanisme.
Quoique très différente, tant dans le contenu que dans le propos, l’exposition « Silences », faite d’œuvres empruntées ici et là, peut passer pour en être le développement. « J’ai choisi des artistes que j’aime, qui suscitent en moi une émotion particulière [et qui] ont en commun, selon moi, de faire une proposition sur le monde dont la portée est universelle », prévient d’entrée de jeu Karmitz.
À la différence de tant d’expositions manifestes de ce genre, celui-ci a pris le parti d’une liste d’artistes délibérément peu nombreuse et, pour chacun d’eux, d’une œuvre et une seule qui soit plastiquement forte, voire spectaculaire au meilleur sens du mot, et qui soit chargée de sens. Des œuvres qui ne cherchent pas à imposer leur diktat, mais qui soient grandes ouvertes à l’imaginaire du regardeur.
« Silences » ne rassemble que quinze artistes, donc quinze œuvres, c’est tout, mais quinze œuvres fortes.  À une époque de consommation visuelle effrénée, elles sont rares les expositions qui osent donner à voir si peu. S’interrogeant lui-même sur le type d’histoire qu’il avait envie de raconter, Karmitz a souhaité organiser comme une véritable mise en scène des œuvres qu’il a choisies, un peu comme s’il s’agissait de diriger des acteurs.
Pour ce faire, il a proposé à l’architecte Patrick Bouchain d’entrer dans son jeu et lui a demandé de concevoir une scénographie qui soit en phase avec son « propos ». Le mot est important : « Silences, un propos de Marin Karmitz », dit très explicitement le titre de l’exposition. Plus une proposition qu’une simple et banale exposition, donc.

Au visiteur d’imaginer  son propre parcours
Architecturalement, « Silences » se présente comme un labyrinthe dans lequel le visiteur est invité à déambuler sans que rien ne l’oblige d’aller dans un sens plutôt que dans un autre. Outre par où il entre – accueilli par une pièce de peluches suspendues d’Annette Messager, dont les ombres se projettent sur le mur et composent le mot « ciineeemaa », et un de ces troublants personnages de Juan Muñoz, haut perché, assis sur une chaise et hurlant dans le silence – et outre par où il sort – emportant avec lui l’image morcelée de trois têtes avec escargot d’un tableau de Baselitz –, c’est au visiteur, de faire son propre parcours.
S’il choisit cependant de suivre pas à pas l’exposition dans son développement linéaire, il passera alors d’un îlot à l’autre, traversant tout d’abord l’installation bibliothèque de Joseph Kosuth, s’arrêtant pour assister à La classe morte de Tadeusz Kantor, tournant tout autour de La Forêt de Giacometti, levant le pied plus longuement pour suivre l’installation multimédia de Chris Marker. Il découvrira ensuite le Ciné-tableau qu’a composé Dieter Appelt en hommage à Ezra Pound, puis un Igloo avec arbre de Mario Merz ; il ne cherchera pas à pousser la porte ne donnant sur rien de Robert Gober, mais s’arrêtera dans un petit sas pour écouter entre deux haut-parleurs On Kawara égrener One Million Years.

Prendre le temps  de regarder les œuvres
Quand il en sortira, le visiteur se trouvera alors quasi nez à nez avec les figures fantômes de Boltanski lui susurrant chacun une parole et gagnant par là leur identité, puis, après s’être faufilé entre eux, il pénétrera dans le Labyrinthe d’Ilya et Emilia Kabakov. Au terme d’un interminable couloir où il cheminera entre tapisseries désuètes et fragments de la vie de l’artiste, le visiteur sera happé par la débauche colorée de Raysse Beach, somptueuse reconstitution d’une plage de la Côte d’Azur par Martial Raysse et tonitruant manifeste de son vocabulaire pictural. Enfin, avant de sortir, il achèvera par une troublante installation/projection de Bruce Nauman, évocation des procédés de torture mentale employés par les totalitarismes.
Mais encore une fois, pour Marin Karmitz, le visiteur se doit d’inventer son propre parcours, quitte à se perdre, à revenir sans cesse à la même case, voire à manquer une ou deux œuvres et reprendre alors tout depuis le début. L’intérêt de « Silences » réside d’ailleurs dans le fait que le peu d’œuvres entraîne celui-ci à prendre le temps du temps, à repasser ici et là, parce que tout y est fait non pour voir des œuvres mais pour les vivre.

Liste des artistes

Appelt, Dieter (né en 1935, Allemand).

Baselitz,Georg (né en 1938, Allemand).

Boltanski, Christian (né en 1944, Français).

Giacometti, Alberto (1901-1966, Suisse).

Gober, Robert (né en 1954, Américain).

Kabakov, Ilya (né en 1933, Russe) et Emilia (née en 1945, Ukrainienne).

Kantor, Tadeuz (1915-1990, Polonais).

Kawara, On (né en 1932, Japonais).

Kosuth, Joseph (né en 1945, Américain).

Marker, Chris (né en 1921, Français).

Merz, Mario (1921-2003, Italien).

Messager, Annette (née en 1943, Française).

Muñoz, Juan (1953-2001, Espagnol).

Nauman, Bruce (né en 1941, Américain).

Raysse, Martial (né en 1936, Français).
 

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°614 du 1 juin 2009, avec le titre suivant : Silences, l’intermède artistique d’un cinéaste

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