Premiers retables

L’apparition d’un art sacré racontée au Louvre

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 19 mai 2009 - 1671 mots

Une exposition érudite au musée du Louvre fait le point sur l’origine de cet élément clé du décor liturgique. Bien avant la création des somptueux polyptyques peints italiens ou flamands que l’histoire de l’art nous a légués.

Qui pense retable pense inévitablement aux grands polyptyques peints de la Renaissance italienne ou aux grandes compositions flamandes à multiples transformations, mêlant sculpture et peinture, dont certaines villes, telles Anvers ou Bruxelles, ont fait une industrie à la fin du xve siècle. Pourtant, avant cet apogée, le retable avait déjà connu plusieurs siècles d’existence. Apparus en Occident aux alentours de l’an mil, les premiers exemplaires restent encore aujourd’hui mal connus et souvent mal étudiés.
De l’avis de Pierre-Yves Le Pogam, commissaire de cette exposition, ils étaient beaucoup plus nombreux que ne le laissent à penser les rares témoignages encore existants. De nombreuses pertes, du fait de leur destruction ou de leurs transformations postérieures à cause, notamment, des changements de mode ou de leurs déplacements, ont en effet nui à leur connaissance. Cette exposition du musée du Louvre, qui réunit principalement des œuvres françaises issues des propres collections du musée – qui en conserve des témoignages majeurs –, mais aussi de celles du musée de Cluny, entend écrire cette page de l’histoire des retables restée longtemps vierge.
Une cinquantaine d’exemples – le catalogue est l’occasion d’en publier le corpus français complet connu à ce jour – racontent ainsi l’histoire de l’apparition de cet élément clé du rite liturgique, voué au succès, et de ses évolutions, du XIIe siècle au début du xve siècle. Ils illustrent aussi l’impossibilité d’établir une réelle typologie tant la diversité est grande.

Magnifier le lieu central du culte
Dans cette protohistoire du retable, l’origine de leur apparition reste indécise et plusieurs théories s’affrontent. Les conséquences du quatrième concile de Latran (1215) sur l’organisation de la liturgie n’y sont certainement pas étrangères. C’est à partir de cette époque que le prêtre se met en effet à célébrer l’office devant l’autel – lieu central du culte – et non plus derrière, dissimulant ainsi à la vue des fidèles les décors qui y étaient jusqu’alors liés : devant d’autel, mais aussi reliquaires ou Vierges à l’Enfant en ronde-bosse, comme le rappelle la Vierge en bois provenant d’une église d’Auvergne présentée dans l’exposition (milieu du xiie siècle, bois, musée du Louvre). Le rite de l’élévation de l’hostie, qui se développe également, a pu aussi jouer un rôle, le retable devenant alors l’écran de cette liturgie.
Cette apparition du retable pose aussi la question de la fonction de ce type d’objet. « Il s’agit de magnifier le lieu central du culte », explique Pierre-Yves Le Pogam, le retable étant toujours le support de multiples images. En témoigne ainsi le précieux exemplaire provenant de Carrières-sur-Seine (Île-de-France, milieu du xiie siècle, pierre calcaire, musée du Louvre), une église dépendant de la puissante abbaye de Saint-Denis. Alliant une image solennelle de Vierge en majesté à un cycle narratif plus complexe, ce retable est considéré comme le plus ancien conservé dans l’Hexagone. Sa composition combine la forme rectangulaire allongée des devants d’autels, qui permet le développement de la narration, et une partie centrale qui met en valeur la figure mariale, rappelant les rondes-bosses romanes en bois. Ce témoignage illustre aussi à quel point le retable a longtemps été, avant tout, un art de sculpteur.
Certaines pièces viennent toutefois illustrer l’existence de quelques éléments d’orfèvrerie. Le célèbre retable de Stavelot (région de la Meuse, vers 1160-1170, cuivre et émail champlevé, Paris, musée de Cluny, voir p. 47) en est l’un des exemples les plus remarquables. Presque contemporain du retable de Carrières-sur-Seine, il a pourtant été longtemps considéré comme un chef-d’œuvre de l’art roman alors que le premier était considéré comme illustrant les prémices de l’art gothique avec ses draperies finement sculptées. « Ce qui montre la relativité des classements stylistiques », souligne Pierre-Yves Le Pogam.
Exécuté en cuivre doré repoussé et gravé, le retable de Stavelot est en effet très proche de l’art des enlumineurs mosans dont le hiératisme rappelle l’art roman. Les figures présentent cependant une force expressive nouvelle. Deux plaques en émail champlevé provenant du retable de Grandmont (Limoges, vers 1189, émail champlevé, Paris, musée de Cluny) – les seules à avoir été conservées – illustrent, quant à elles, la multiplicité des techniques utilisées.

Vers un plus grand raffinement
Si le retable, comme tout mobilier de culte, a été très sensible aux changements liturgiques, il a aussi été fortement marqué par les évolutions stylistiques qui touchent les autres arts. Au xiiie siècle apparaissent ainsi des techniques nouvelles, alors que des spécificités régionales se font jour, l’Allemagne et l’Italie préférant la peinture sur bois tandis qu’au nord de la France, la pierre demeure le support de prédilection. Les retables adoptent également des tailles variables en fonction de leur emplacement dans l’église.
Parmi ces productions du nord de la France, de nombreux exemples semblent très étroitement liés à l’évolution de la sculpture des grandes cathédrales ou abbatiales gothiques, qui constituent de brillants foyers artistiques (Chartres, Saint-Denis, Bourges…). Plusieurs pièces provenant de Saint-Denis, en Île-de-France, montrent cette évolution, les retables gagnant en préciosité. Alors qu’auparavant les scènes étaient isolées, l’unité de la narration, traitée en une frise continue, prime au détriment de la cohérence de leur lecture.
Le xive siècle marque une nouvelle étape dans cette histoire. La polychromie, qui était une constante même si elle se révèle aujourd’hui peu perceptible, tend à disparaître, pour le moins dans les commandes les plus luxueuses. Les sculpteurs préfèrent alors jouer sur le contraste des matériaux de qualité (marbre, albâtre), opposant sculptures blanches et fonds de pierre noire. Un contraste de noir et blanc qui semble faire écho au goût pour la grisaille qui se développe alors dans les peintures de manuscrits, les fresques, mais aussi le vitrail.
Là encore, nombreuses sont les œuvres à avoir été altérées. Le retable de la Sainte-Chapelle de Paris (Scènes de la Passion, deuxième quart du xive siècle, musée du Louvre) est ainsi l’un des rares à avoir conservé cette dalle sombre, même si celle-ci a vraisemblablement été remaniée.
Le raffinement de ces œuvres issues d’ateliers parisiens et créées, pour les plus précieuses, pour de prestigieux commanditaires est à son comble. Les compositions, plus austères, sont aussi davantage structurées qu’au siècle précédent, rétablissant ainsi une cohérence dans la narration. Mais le changement le plus radical concerne la sculpture en elle-même, qui accuse désormais un plus faible relief. Il s’agit d’un « art destiné à une élite et pensé par des artistes hors pair », précise Pierre-Yves Le Pogam. Le retable de Maubuisson (Île-de-France, deuxième quart du xive siècle, Paris, musée du Louvre), patiemment reconstitué, est attribué à Évrard d’Orléans, connu pour avoir été peintre au service de la cour royale de 1292 à 1357.
Vers 1400, la multiplication des échanges aboutit à l’apparition de nouvelles typologies. Si des retables en pierre sont toujours sculptés, les albâtres anglais de Nottingham, tout comme les grands retables flamands en bois à statuettes sculptées, se diffusent en France. D’une manière générale, le retable gagne alors en complexité et en taille, malgré la multiplication de petits exemplaires liée à des pratiques de dévotion privée.
Ces nouvelles influences sont alors perceptibles sur le chantier de la chartreuse de Champmol, près de Dijon, la nécropole des ducs de Bourgogne, où Philippe le Hardi exerce un actif mécénat. Un retable est ainsi commandé au célèbre atelier italien des Embriachi, qui exercent alors à Venise et Florence, d’où ils exportent des ensembles constitués de plaquettes sculptées en os, insérées dans un cadre en bois orné de marqueteries.
C’est aussi pour Champmol qu’a vraisemblablement été exécuté l’un des premiers retables français à peinture, La Crucifixion trinitaire entre la dernière communion et le martyre de saint Denis, par Henri Bellechose (vers 1415-1416, Louvre). Le peintre était originaire du Brabant, ce qui indique dans quelle direction s’orientera désormais l’art du retable.

Des retables meurtris par le vandalisme

Dès le Moyen Âge, les œuvres d’art conservées dans les églises ont été exposées au vol et au vandalisme. Aujourd’hui encore, le phénomène est loin d’avoir disparu, comme en témoignent tristement certaines pièces présentées dans l’exposition du Louvre. Ainsi du retable dédié à la Vierge provenant d’Angoustrine, une petite commune des Pyrénées-Orientales (ci-dessous). Cet ensemble, considéré par les historiens d’art comme étant l’un des tout premiers exemples de retables français à la fois peints et sculptés, a en effet été privé, suite à un vol commis en 1976, de l’un de ses éléments majeurs, une Vierge à l’Enfant en ronde-bosse qui était située au centre de la composition, sous un dais.
Le retable de la Passion et de la Résurrection provenant de l’église de Mareuil-en-Brie (Marne) a également subi un triste sort. Jusqu’en 1974, il était le seul exemple en bois sculpté polychrome antérieur au xve siècle à avoir été conservé dans son intégralité. Las ! En février 1974, le retable était vandalisé et volé en grande partie, seul un panneau, constituant l’extrémité gauche de l’ensemble, ayant subsisté, le reste ayant été probablement dépecé pour être vendu par morceaux, au mépris de la cohérence de l’ensemble. Espérons que cette exposition sera aussi l’occasion de rappeler que ces fragments d’œuvres majeures sont encore susceptibles de circuler sur le marché de l’art.


Repères

An mil
Apparition des premiers retables.

XIIe siècle
Le retable prend un essor décisif dans toutes les églises de la chrétienté.

1160-1170
Retable de Stavelot.

Autour de 1189
Retable de Grandmont.

XIIIe siècle
L’engouement pour les retables engendre une multiplication des formats, des formes et des styles.

XIVe siècle
Si les retables en pierre sont privilégiés en France afin de lutter contre le vandalisme, les retables de cour se parent quant à eux de matériaux précieux.

Autour de 1325
Retable de la Sainte-Chapelle.

Fin du XIVe siècle
La circulation des artistes contribue à unifier la création à travers l’Europe. Essor des retables peints sur panneaux.

XVe siècle
Plus grands et plus complexes, les retables gothiques tardifs en Allemagne, aux Pays-Bas et en Espagne utilisent des volets doubles et des dispositifs de plus en plus sophistiqués.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Les premiers retables, XIIe-début du XVe siècle. Une mise en scène du sacré » jusqu’au 6 juillet 2009. Musée du Louvre, Paris. Tous les jours sauf le mardi de 9 h à 18 h, 22 h les mercredis et vendredis. Tarifs : 9 et 6 s. www.louvre.fr

39 reliques de saints découverts dans un retable. En mars 2009, un conservateur du British Museum de Londres (ci-contre) a fait une découverte étonnante dans un retable portatif allemand. Quelques dizaines de petits paquets d’étoffe soigneusement étiquetées contenaient les os de 39 présumés saints. Déplacés de nombreuses fois au fil des siècles, les retables ont souvent perdu leurs reliques. Cette découverte est donc rare. Les reliques seront conservées à Bloomsbury tandis que le retable viendra compléter la nouvelle galerie médiévale du musée londonien (plus d’infos sur artclair.com).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°614 du 1 juin 2009, avec le titre suivant : Premiers retables

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