Mont Athos - Vertige d’or et de lumière

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 20 avril 2009 - 1855 mots

La « Sainte Montagne », le « Jardin de la Vierge »… telles sont quelques-unes des appellations qui contribuent à entretenir le mystère du mont Athos. Le Petit Palais entrouvre les portes de ce conservatoire de l’art byzantin, à l’accès si difficile…

Peu de lieux pîquent autant la curiosité et l’imaginaire que le mont Athos. Sans doute est-ce dû à son caractère mystique et atemporel, microcosme coupé des agitations de ce monde, protégé des regards sacrilèges et impies… Jouissant d’un statut particulier accordé par les empereurs byzantins et toujours reconnu par la République hellénique, ce petit bout de terre long de 60 km et 10 de large vit ainsi selon la règle de l’abaton : les femmes n’y ont pas accès, et seuls les hommes munis d’une autorisation spéciale peuvent fouler son sol.
C’est tout le mérite de l’exposition parisienne que de permettre à un large public d’admirer l’extraordinaire patrimoine accumulé au fil des siècles sur la péninsule. Même si, comme le rappelle avec force Mandy Koliou, le commissaire grec de l’exposition, il convient de ne jamais oublier la dimension éminemment sacrée de ces œuvres, supports vivants de la foi et du rituel orthodoxes...

La crise iconoclaste serait à l’origine de la venue des moines
D’après la légende mythologique, ce lieu d’une extrême beauté serait né d’une bataille, ou plutôt d’un défi. La montagne ne serait autre que celle que le géant Athos aurait lancée contre le dieu Poséidon. À moins que ce ne soit Poséidon en personne qui ait enfoui le géant thrace sous cet amas rocheux, selon une autre version… Quelle que soit la portée de ce mythe, une certitude s’impose, corroborée par de récentes découvertes archéologiques : bien avant l’arrivée des premiers moines sur cette terre, le mont Athos était habité dès l’Antiquité. On pense même que sa population s’élevait à dix mille âmes à l’époque des guerres médiques ! L’exposition montre ainsi un magnifique portrait d’époque romaine du iie siècle de notre ère, aux côtés d’un bas-relief funéraire représentant un cavalier. Les auteurs anciens, quant à eux, mentionnent l’existence de cinq villes…
L’époque paléochrétienne s’avérera une parenthèse plus rude pour la péninsule. Enregistrant le même déclin que le reste de la Chalcidique, le mont Athos subit les assauts intempestifs des Slaves et des Bulgares, quand ce n’est pas de simples raids de pirates. Avec la fuite de ses habitants, le lieu s’abîme alors dans la solitude et le silence pendant quatre longs siècles.
Il faut donc attendre l’aube du ixe siècle pour que la présence de moines anachorètes (ayant choisi de se retirer du monde pour vivre dans le recueillement et la prière) soit signalée sur le mont Athos. La tradition rapporte ainsi que saint Pierre l’Athonite passa cinquante années de sa vie dans une même grotte de l’actuel lieu-dit de Kavsokalyvia.
L’arrivée de ces ermites s’explique sans doute par les événements contemporains qui accompagnent la crise dite « iconoclaste » (bannissant le culte des images) sévissant entre 813 et 842. Persécutés en tant qu’iconodoules (c’est-à-dire défenseurs du culte des images), ces moines originaires pour la plupart de Macédoine trouvent ainsi refuge au mont Athos. Leur présence et leur statut sont suffisamment reconnus pour que la grande impératrice byzantine Théodora les convie à Constantinople pour participer aux célébrations officielles marquant la restauration des images saintes et le rétablissement de l’orthodoxie.
Grâce aux « vies » des saints, nous appréhendons cependant ce à quoi ressemblait l’existence de ces premières communautés monastiques ayant délibérément choisi de s’isoler dans les endroits les plus inaccessibles et les plus sauvages de la péninsule afin de mettre à l’épreuve leurs forces spirituelles. S’ils ne partageaient pas les excès ascétiques des ermites d’autrefois se retirant dans les déserts d’Orient, ces moines vivaient cependant seuls ou en petits groupes dans des habitats sommaires et assuraient leur maigre survie grâce aux produits de la forêt. Dès l’origine, ils élevèrent la Sainte Vierge au rang de protectrice, de guide et de propriétaire de la péninsule athonite…

Les grands chantiers de saint Athanase aboutissent au typikon
Mais l’érémitisme ne sera pas la seule expression de la vie monastique proposée par l’Église. Dès le ive siècle, se dessine un autre idéal prônant la vie communautaire (coenobium) dite « cénobitique ». C’est précisément ce second modèle accordant une grande place à l’étude et à l’enseignement que saint Athanase entendra importer au mont Athos lorsqu’il fondera la Grande Lavra en 963. Cet aristocrate cultivé, grand ami de l’empereur Nicéphore II Phocas, n’aura alors de cesse de transformer la « Sainte Montagne » en un centre politique et spirituel.
Rompant avec leur isolement, les communautés adoptent un modèle de fonctionnement interne centralisé, soumis à des règles sévères et à une politique économique drastique. Le fondateur de chaque monastère est l’empereur en personne, qui, en échange, met à la disposition des moines d’importants moyens financiers. Loin de s’abîmer dans la seule contemplation, ces derniers se doivent d’être innovateurs. On les voit bientôt se lancer dans l’exploitation des domaines laissés à l’abandon, défricher les terres infertiles et sauvages du mont Athos, développer de nouvelles techniques agricoles, atteler des paires de bœufs pour le labourage, aménager des systèmes d’irrigation. Mieux ! Certains monastères vont jusqu’à construire ou acheter des bateaux, faire tourner des moulins à eau pour la fabrication du pain, édifier des bâtiments pour stocker les marchandises ou héberger les marins. On est bien loin, semble-t-il, de la seule piété religieuse !
Certains points de friction se font alors jour. Ermites et moines anachorètes accusent saint Athanase de malmener les anciennes institutions, de troubler la quiétude et le caractère sacré du lieu. Bref, de séculariser ni plus ni moins le mont Athos ! C’est à l’empereur Jean Ier Tzimiskès – le successeur de Nicéphore II Phocas – qu’il incombera de régler ce conflit en faisant rédiger, en 972, la première charte constitutive du mont Athos, ou typikon : sans doute le document le plus précieux conservé sur la « Sainte Montagne ».
Dès lors, le rythme de construction des monastères s’accélère, si bien que l’on en dénombre une quarantaine aux alentours de l’an 1000. Parallèlement, des moines et des pèlerins affluent de tout l’univers orthodoxe : des Grecs, bien sûr, mais aussi des Géorgiens, des Slaves du Sud, des Russes dès le xie siècle, des Italiens originaires de la ville d’Amalfi, des Roumains à partir du xive siècle.
Vingt monastères quasi souverains se partagent alors la péninsule et jouissent de la faveur impériale. Des privilèges, des exemptions d’impôts et des donations de souverains, d’aristocrates ou de simples fidèles assurent leur prospérité économique. Parallèlement, leur prestige spirituel et leur sphère d’influence ne cessent de s’accroître, non seulement auprès des habitants de l’empire mais aussi des autres peuples orthodoxes d’influence byzantine. Loin de décliner avec la chute de l’empire, le mont Athos conservera même son statut de centre de rayonnement spirituel et de pôle d’attraction pour les moines non grécophones. Moyennant tribut, la Montagne sainte réussit encore à sauvegarder son autonomie sous la domination turque !
Placé sous le protectorat de la Grèce depuis 1912, le mont Athos incarne, de nos jours, un extraordinaire conservatoire de la foi orthodoxe. Ayant miraculeusement échappé aux destructions et aux pillages, ses collections d’œuvres d’art en font aussi un musée d’art byzantin de tout premier plan.

Icônes, manuscrits et autres objets précieux…
Davantage qu’un lieu de création, le mont Athos fut, grâce aux donations dont bénéficiaient ses monastères, un fabuleux dépôt d’œuvres d’art. L’exposition du Petit Palais présente ainsi des pièces exceptionnelles sorties pour la première fois de leur contexte et qui brossent, par leur virtuosité technique et leur splendeur, un vaste panorama de l’art byzantin, depuis les débuts de la dynastie macédonienne (dont saint Athanase est contemporain) jusqu’à la chute de l’empire, en 1453.
Mais au-delà de leur séduction plastique, n’oublions jamais la dimension spirituelle de ces icônes portatives, de ces ivoires finement ciselés, de ces manuscrits enluminés, ou de ces mosaïques. Loin d’être des œuvres d’art autonomes offertes à la délectation, ces pièces demeurent indissociables de l’espace de l’Église et constituent un élément fondamental et indissoluble du culte divin et de la vie liturgique. Certes, l’on ne saurait s’interdire toute analyse stylistique. Ainsi, la collection d’icônes du mont Athos (que l’on estime à environ 20 000 pièces !) offre un foisonnant répertoire de motifs iconographiques, en même temps qu’elle reflète l’intensité des échanges entre les différentes écoles du monde byzantin.
Certaines œuvres transcendent ainsi leur dimension rituelle, telles ces somptueuses effigies de saint Démétrios et saint Georges attribuées à Manuel Pansélinos, l’un des plus grands peintres de Byzance originaire de Thessalonique. Plus mélancolique et gracieux apparaît cet archange Gabriel magnifié par le pinceau délicat de l’artiste Georges Kalliergis…
Si les bibliothèques du mont Athos renferment, elles aussi, des merveilles insoupçonnées (manuscrits à sujets religieux mais aussi profanes, comme cette Géographie de Ptolémée dans une version datée du xiiie ou xive siècle), les arts somptuaires ne sont pas en reste et se déclinent en calices, camées, bijoux, broderies et autres reliquaires. Un vertige d’or et de lumière apte à séduire même les âmes les plus hermétiques au divin…

Au rez-de-chaussée du Petit Palais, l’extraordinaire legs de Roger Cabal

Dieu que les collections d’art byzantin sont rares en France ! Le legs effectué par Roger Cabal de quelque quatre-vingts icônes grecques et russes au musée du Petit Palais a réparé, en 1998, cette immense lacune en offrant aux visiteurs un ensemble d’une qualité et d’une cohérence exceptionnelles.
Présenté au niveau des salles du rez-de-chaussée, ce florilège offre ainsi une magnifique initiation aux thèmes iconographiques propres à l’art extrêmement codifié de Byzance (les cartels explicitent de façon très pédagogique les thèmes du Christ Pantocrator, de la Vierge Hodegetria…), tout en brossant un panorama stylistique de haute volée. L’œil exercé discerne ainsi les subtiles variations qui distinguent une icône russe d’une icône bulgare, une icône grecque d’une icône crétoise. Mais la sensibilité du collectionneur se devine aussi dans le choix de ces œuvres, dont la force expressive et la sobriété rejoignent les compositions les plus minimalistes des artistes du xxe siècle. Face à ces aplats monochromes, à ces silhouettes bidimensionnelles aux allures de cartes à jouer, on songe immanquablement à Malevitch, et parfois même à Mondrian. Hiératiques et stylisées à l’extrême, les deux effigies de saint Nicolas et saint Blaise peintes sur cette somptueuse icône russe du xvie siècle subjuguent ainsi par leur présence hypnotique, que renforce le graphisme de leurs manteaux en forme de losanges et de damiers. Un art religieux certes… mais aussi un art pictural d’une audace formelle et d’une richesse chromatique inouïes !

Repères

Du Ve au XIe siècle
Présent dans la mythologie grecque, le lieu est déserté à la suite des invasions slaves et bulgares.

963
Saint Athanase fonde le monastère de la Grande Lavra. Il obtient des empereurs byzantins un statut d’indépendance pour tout le territoire du mont Athos.

XIe siècle
Arrivée des premiers moines orthodoxes.

XIIIe siècle
Les monastères sont occupés par les croisés.

1356-1371
Le mont Athos résiste à l’occupation serbe.

1383-1393
Prise de l’Athos par les Turcs.

1912
Le mont Athos devient un État autonome sous protectorat de la Grèce.

1988
Inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Le mont Athos et l’Empire byzantin, Trésors de la Sainte Montagne » jusqu’au 5 juillet 2009. Petit Palais, Paris. Tous les jours sauf le lundi de 10h à 18h, le jeudi jusqu’à 20h. 9 et 7 e. www.petitpalais.paris.fr

Le trésor des icônes bulgares à Vincennes. Jusqu’au 30 août, la Sainte Chapelle du château de Vincennes, fraîchement rouverte après sa restauration, accueille l’exposition « Le Trésor des icônes bulgares ». 80 icônes, 7 manuscrits et 4 sculptures issus des musées nationaux bulgares illustrent l’histoire de quinze siècles d’art orthodoxe balkanique. Cet accrochage chronologique rassemble à travers une scénographie originale de nombreuses œuvres prêtées pour la première fois à un établissement étranger. www.vincennes.monuments-nationaux.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°613 du 1 mai 2009, avec le titre suivant : Mont Athos - Vertige d’or et de lumière

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque