Exposition

Valadon Utrillo

Peintres de mère en fils

Par Colin Cyvoct · L'ŒIL

Le 20 avril 2009 - 1327 mots

Suzanne et Maurice, les mal-aimés de la société. Elle, la mère, modèle pour survivre, et lui, le fils, jeune homme instable interné à l’âge de 18 ans, ont arpenté au tournant des deux siècles le même chemin de la résurrection : la peinture.

Peu d’artistes ont laissé une image aussi caricaturale et réductrice que Suzanne Valadon (1865-1938) et son fils, Maurice Utrillo (1883-1955). Il est vrai que leur vie fut totalement romanesque, parfois tragique. Magdelaine Valadon accouche à Bessines-sur-Gartempe (Limousin) de Marie-Clémentine, future Suzanne Valadon, de père inconnu. Son mari, condamné aux travaux forcés pour avoir fabriqué et écoulé de fausses pièces d’or, est mort six ans auparavant au bagne, en Guyane. Macabre ironie, le lieu du décès se nomme « la Montagne d’argent » ! Les préjugés pèsent lourd à cette époque dans ces campagnes reculées. Magdelaine décide donc de gagner Paris et s’installe à Montmartre avec son nourrisson.

Faubourg encore peu développé de la capitale, le quartier attire une population laborieuse aux revenus modestes. Magdelaine tente sans grand succès de reprendre son métier de blanchisseuse, puis finit par accepter ce qui se présente, principalement des ménages. L’enfant, confiée à la garde de qui veut bien s’en occuper, voisines ou concierges, est finalement placée dans une école religieuse.
À l’âge de 12 ans, heureuse d’échapper à cet univers contraignant, Suzanne entre en apprentissage : valet d’écurie, couturière ou marchande de légumes. Mais elle rêve de bien autre chose. Fascinée par les acrobates, clowns et autres jongleurs du cirque Fernando, qui a planté son chapiteau quartier Rochechouart, elle s’entraîne avec passion au trapèze. Peut-être y a-t-elle croisé Toulouse-Lautrec, Degas ou Forain qui viennent y choisir des modèles  ? Une mauvaise chute met fin à ses ambitions de saltimbanque.

« Vous êtes des nôtres »
Suzanne, dépitée mais courageuse, est devenue une fort jolie jeune femme. Les quatorze mille peintres et sculpteurs parisiens sont à l’époque de gros consommateurs de modèles, et une belle liberté morale et sexuelle règne sans contraintes à Montmartre. À 15 ans, Suzanne décide de tenter sa chance et choisit de poser nue dans les ateliers, travail mieux payé et moins pénible que de faire des ménages comme sa mère.

Est-ce Puvis de Chavannes qui le premier fut séduit par cette gamine fraîche au corps déjà formé  ? Toujours est-il que la rencontre avec le maître riche et célèbre s’avère décisive. De quarante et un ans son aîné, il lui apporte la sécurité financière, beaucoup d’amour et une protection sans faille pendant sept ans. L’artiste paye généreusement et n’hésite pas à recommander à ses confrères ce modèle attrayant et patient. Elle pose bientôt pour de nombreux artistes, entre autres Renoir, Toulouse-Lautrec, Steinlen, Forain, Henner, le sculpteur Albert Bartholomé ou la princesse Mathilde, cousine germaine de Napoléon III.

À 18 ans, Suzanne met au monde un garçon de père inconnu. Cette même année 1883, elle peint un autoportrait au pastel, sa première œuvre connue. La fréquentation des ateliers lui permet d’observer, d’écouter, parfois d’aimer et de se sentir aimée. Erik Satie lui écrit des lettres drôles et délicieuses, de violentes disputes accompagnent une relation passionnelle avec Toulouse-Lautrec, mais Suzanne voit plus loin. Elle dessine de plus en plus, d’abord sans oser montrer ses ébauches, puis avec assurance et fierté, encouragée par Degas qui lui déclare, grandiloquent : « Vous êtes des nôtres » et lui achète de nombreux dessins. En 1892, Suzanne Valadon a 27 ans. Modèle professionnel, elle ose enfin passer de l’autre côté du chevalet et réaliser ses premières peintures à l’huile.

Utrillo, le forcené de la peinture
En 1896, le mariage avec son amant fortuné, Paul Mousis, lui permet d’abandonner le métier de modèle. L’année précédente, Miquel Utrillo, un journaliste espagnol, avait reconnu la paternité de Maurice. Enfant fragile élevé par sa grand-mère, renfermé et instable, il commence à boire dès l’âge de 13 ans, quitte le collège en 1900, mais ne parvient pas à conserver les différents emplois obtenus grâce à l’entregent de son beau-père. L’alcoolisme et l’oisiveté occupent ses journées, entrecoupées d’accès de colères violentes et d’abattements profonds. Interné de force pour la première fois à Sainte-Anne en 1904 : « À la suite de réitérées et nombreuses ingurgitations d’alcool dues au noir marasme où m’avaient plongé les inconsidérations des humains, j’en étais arrivé à l’état d’alcoolique pur », il est libéré quatre mois plus tard.
Sa mère, inquiète, l’encourage à peindre. Sans se préoccuper de dessin, Utrillo dispose ses couleurs en épaisseur ou par petites touches à la mode impressionniste. C’est alors qu’il rencontre un artiste plus jeune et très séduisant : André Utter, qui devient l’amant de sa mère. Les années suivantes voient le fils travailler avec passion, influencé par Sisley dont il vient de visiter la rétrospective, et la mère, stimulée par le jeune Utter, se remettre à peindre avec une énergie renouvelée des nus féminins et masculins, sujets osés pour une femme.

L’histoire de l’art retient qu’Utrillo ne donne toute sa mesure qu’entre 1910 et 1916-1917, sa « période blanche ». L’exposition de la Pinacothèque, qui ne montre aucune toile du peintre postérieure à 1917, permet en effet de découvrir quelques tableaux étonnants : les immeubles de chaque côté de la rue sont éclairés par une lumière identique alors qu’ils se font face, les arbres ne projettent aucune ombre portée sur le sol. Du ciel presque monochrome semble sourdre une luminosité irradiant un paysage improbable, qui pourtant donne l’illusion d’un réalisme absolu. Surprenant Utrillo qui piège le regard avec une candeur apparente et un souci du détail poussé si loin que l’œil est persuadé de reconnaître un paysage bien réel.

Divorcée de Paul Mousis, Suzanne se remarie en 1914 avec son jeune amant Utter. Elle n’avait réalisé qu’une vingtaine de peintures avant 1909, elle en peindra plus de quatre cent cinquante entre 1909 et 1938. Son œuvre gagnera en puissance et en liberté alors que celle de son fils sombrera dans la mollasserie, la répétition et l’ennui.

Valadon, de l’autre côté du chevalet

En 1894, Suzanne Valadon expose pour la première fois cinq dessins au salon de la Société nationale des beaux-arts, fondée cinq ans plus tôt par Puvis de Chavannes. Première femme admise à ce salon, elle franchit à 30 ans une frontière symbolique lourde de sens : le modèle qui, de passades en liaisons amoureuses, a cherché réconfort et soutien chez beaucoup de peintres de la Butte ose enfin apparaître en tant qu’artiste.

Des nus à la peau verte, rose, jaune…

Dans ses dessins, seul importe le trait qui cerne avec précision et assurance chaque partie du corps. La carnation, la chair et les muscles n’apparaissent qu’en creux sur le blanc du papier, sans ombres ni dégradés. Le modèle professionnel qu’a été Suzanne depuis l’âge de 15 ans ne peut regarder un autre corps, celui de son fils, Maurice, encore enfant, ou de ces jeunes filles à peine pubères, dans leur pesanteur et leur présence charnelle.
Seul lui importe le contour qu’inscrit la silhouette dans l’espace. Mais quand Suzanne entreprend de réaliser des nus à la peinture à l’huile, tout bascule : la peau devient une surface fortement colorée, grise, verte, rose, jaune, émeraude et violette, chaque coup de brosse est visible dans sa matérialité, son épaisseur et son âpreté (Nu se coiffant, 1916). La sensualité y est rude, peu importe la grâce. À quoi pouvait bien penser Suzanne Valadon quand elle peignait en 1928 le Portrait de Maria Lani où un tissu blanc est violemment maculé de taches de peinture rouge évoquant évidemment bien autre chose que des roses ?

Biographie

1865
Naissance de Maria-Clémentine, dite Suzanne Valadon à Bessines-sur-Gartempe.

1883
Le 26 décembre, Suzanne Valadon accouche à Montmartre du petit Maurice.

1891
Le journaliste espagnol, Miguel Utrillo, reconnaît le fils de Suzanne.

1894
Valadon expose à la Société nationale des beaux-arts.

1900
Maurice Utrillo passe en conseil de discipline, il quitte le collège.

1904
Utrillo est interné de force.

1938
Suzanne Valadon décède à Paris.

1955
Mort de Maurice Utrillo, à Dax.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Au tournant du siècle, Valadon Utrillo, de l’Impressionnisme à l’École de Paris » jusqu’au 15 septembre 2009. Pinacothèque de Paris. Ouvert tous les jours de 10 h 30 à 18 h. Tarifs : 9 et 7 e. www.pinacotheque.com

Le musée Utrillo-Valadon, dans le Val d’Oise. Maurice Utrillo fit des séjours réguliers à Sannois de 1912 à 1914. Les rues et les paysages de cette petite ville proche de Paris ont été les sujets de plus de cent cinquante de ses toiles. Le musée de Sannois est le seul au monde consacré au peintre ainsi qu’à sa mère Suzanne Valadon, mariée au peintre André Utter. La reconstitution de l’atelier d’Utrillo et l’exposition d’une trentaine d’œuvres des trois artistes plongent le visiteur au cœur de leur univers pictural et familial. Plus d’informations au 01 39 98 21 13.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°613 du 1 mai 2009, avec le titre suivant : Valadon Utrillo

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